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jeudi 20 janvier 2022

LA SITUATION DES HOMMES TOUJOURS INQUIÉTANTE

JULIEN GRAVELLE m’a un peu surpris 

en publiant un essai intitulé Nos renoncements, une réflexion sur la masculinité et la violence qui ne cesse de faire les manchettes et d’évoquer des drames qui se répètent avec une régularité effrayante. Les hommes ont du mal avec leur rôle et l’idéal que l’on voudrait qu’ils jouent dans la société. Surtout avec leur compagne et l’aventure de la vie en couple. Encore tout récemment, la télévision et la radio nous ont tenus en haleine pendant des jours avec un individu qui s’est fait exploser dans sa maison, entraînant ses deux jeunes enfants dans la mort. Un acte d’une terrible barbarie. Une épidémie de plus en plus visible maintenant parce qu’on parle de ces drames qui étaient souvent camouflés il n’y a pas si longtemps. Des gestes désespérés qui visent toujours les femmes. Une violence omniprésente au cinéma et dans les téléromans où il ne semble y en avoir que pour les policiers et les tueurs. Il faut croire que ces émissions ont la cote. Radio-Canada va jusqu’à annoncer dans son téléjournal qu’une série comme District 31 va prendre fin. On a même vu, à Tout le monde en parle, des invités et un comédien pleurer presque sur la mort d’un personnage de fiction.

 

Julien Gravelle est un romancier et un bon. J’ai eu beaucoup de plaisir à lire ses ouvrages. Installé au nord du Lac-Saint-Jean où il a été guide de plein air pendant une douzaine d’années, menant des hommes et des femmes dans des expéditions sur la rivière Mistassini et Mistassibi ou lors de périples en traîneaux à chiens. Il a publié Musher en 2014 et un remarquable Nitassinan en 2012. 

Depuis quelques années, il œuvre comme intervenant dans un centre où l’on accueille des individus qui ont cédé à la violence et éprouvent des problèmes au travail, avec leur conjointe et leurs enfants. Oui, j’ai été étonné et ravi, parce qu’ils sont rares les gars qui abordent cet univers encore un peu tabou. 

Surtout, Julien Gravelle m’a rappelé la publication de mon essai : Le réflexe d’Adam, une réflexion venue de la tuerie de Polytechnique en 1989. Le geste de Marc Lépine m’avait terrassé. Qu’est-ce qui incitait un homme à s’en prendre à des femmes et à vouloir les éliminer? Est-ce que comme mâle élevé dans un milieu traditionnel, je pouvais, dans un moment d’égarement, passer à l’acte? Y avait-il en moi une forme de violence latente qui pouvait surgir et devenir incontrôlable? Est-ce que j’étais formaté à cette démence? Voilà des sujets que Julien Gravelle pose dans ce livre riche d’enseignements.

 

Je suis aujourd’hui intervenant dans un centre de ressources pour hommes. C’est un travail passionnant qui me donne un point de vue privilégié sur les questions de genres et de relations égalitaires. Et c’est aussi la raison qui me fait dire que, peut-être, je peux contribuer à ma manière à la discussion sur les relations hommes-femmes et les identités de genre. (p.22)

 

Débattre, réfléchir, chercher à comprendre les agissements de cet individu que l’on voudrait sans peur et sans faiblesse. La grande question qui m’avait poussé vers l’essai en 1996 demeure d’actualité. Pourquoi les hommes, beaucoup plus que les femmes, tuent pour tenter de régler une rupture de couple ou encore la fin d’une aventure amoureuse? Pourquoi pulvériser sa maison et ses enfants avec des explosifs comme notre désespéré de Jonquière?

Je n’avais pas eu recours aux statistiques ni aux études sur la masculinité pour écrire Le réflexe d’Adam. Je m’étais contenté de réfléchir à mon éducation et surtout de scruter le rôle que l’on voulait que je joue dans mon milieu. Le héros insensible, capable d’affronter tous les dangers sans sourciller, m’inquiétait et me faisait peur. 

Ce monde traditionnel, celui des fermiers et des forestiers qui utilisaient leur force physique et leurs habiletés manuelles, était très typé. L’homme restait maître de l’espace et la femme régnait dans la maison. Mon père, mes frères et mes oncles étaient mes modèles. Des travailleurs capables de raser des montagnes sans se plaindre, mieux, qui savaient rire de leurs douleurs et de leurs misères.

 

LE PÈRE

 

Mon père était un doux. Jamais il n’a levé la voix ou utilisé sa force pour faire taire ma mère qui avait l’art de provoquer des conflits avec nos voisins. Rarement, je l’ai vu en colère ou encore s’en prendre à quelqu’un. 

J’ai été confronté à la violence familiale très tôt pourtant. Plusieurs de mes oncles étaient des brutes, frappant femmes et enfants. Certains sont allés jusqu’à violer leur fille sans répondre de leurs gestes. Tous dans la paroisse fermaient les yeux, même le curé. Plusieurs de mes cousins et cousines ont vécu une brutalité extrême. 

Je me suis toujours senti mal dans ce monde où il fallait serrer les poings et cogner sans réfléchir, encaisser les pires coups sans broncher.

Julien Gravelle décrit cette normalité fort discutable en puisant dans les statistiques, des essais pour montrer la détresse des hommes et les ravages que ces rôles sexués font dans la société. L’éducation des garçons est encore déficiente même si la situation a tendance à évoluer avec le partage des tâches à la maison et les soins à donner aux enfants. Il y a une nette amélioration, mais il y a toujours de la brutalité partout et les stéréotypes refont surface rapidement, surtout quand on se retrouve au bord de la rivière et qu’il faut veiller à nos besoins élémentaires.

 

Les relations inégalitaires sont avant tout des relations de violence : violence entre conjoints, violence des rapports sociaux ordinaires entre hommes et femmes, violence symbolique aussi de se voir rappeler sans cesse à l’ordre parce que les femmes doivent être comme ci et les hommes comme ça. (p.53)

 

Vingt-cinq ans après la parution de mon essai, Gravelle effleure des problématiques que je touchais alors instinctivement. Il va plus loin cependant avec des exemples et des statistiques qui donnent un portrait inquiétant. Il mentionne les bienfaits du féminisme pour les hommes. J’osais écrire, il y a un quart de siècle : «Je l’avoue : le féminisme a fait de moi un homme de paroles, celui que, peut-être, les femmes ont si souvent interpellé. Il a fait de moi un homme plus humain et plus conscient.» (Le réflexe d’Adam, page 55)

Peut-être que j’étais audacieux et un peu inconscient. Personne ne voulait aborder ce sujet en 1996. Il y a même une animatrice à la radio de Radio-Canada qui avait dit alors qu’elle en avait assez des hommes roses.

 

NÉCESSITÉ

 

La réflexion de Julien Gravelle reste nécessaire et obligatoire. Elle est même une entreprise de survie. Ces rôles tranchés au couteau nous ont poussés vers la catastrophe. C’est cette culture qui nous a fait saccager la nature, exploiter les ressources au point de tuer les océans et de mettre la Terre en danger. C’est cette violence qui provoque les guerres malgré leur inutilité et leur stupidité. Ce modèle, il faut l’enrayer à la source pour sauver la planète qui déraille et se réchauffe dangereusement.

En puisant dans ses expériences, ses rencontres et les événements qu’il a vécus au bord de la rivière ou derrière son bureau, Julien Gravelle nous pousse tout doucement vers les vraies questions, pose des faits, secoue des certitudes qui n’en sont plus. 

Et vingt-cinq ans plus tard, je me sens moins seul. J’ai peut-être trouvé un frère, quelqu’un avec qui bousculer ce rôle de matamore qui ne me convenait guère comme il brise encore de jeunes garçons qui cherchent autre chose. Oui, nous devons en parler, en discuter et Julien Gravelle fait un pas important dans cette démarche civilisatrice, je dirais. Il faut saluer son courage et sa pertinence. Un livre précieux, senti, franc, ouvert et troublant. 

 

GRAVELLE JULIENNos renoncementsRéflexion sur la masculinité et la violence, LEMÉAC ÉDITEUR, Montréal, 216 pages, 17,95 $.


http://www.lemeac.com/catalogue/1902-nos-renoncements.html


mercredi 12 mai 2021

ROZIE COMMENCE À S’ESSOUFFLER

J’AIME L’UNIVERS DE JULIEN Gravelle, un Français qui s’est installé dans la région du Lac-Saint-Jean et qui n’a pas mis de temps à s’y intégrer en travaillant comme guide touristique, en l’explorant la forêt boréale avec ses mots et ses histoires. Je l’ai découvert avec Debout sur la carlingue publié en 2015, un livre que j’aurais voulu écrire, je l’ai déjà dit. Et après, l’ouvrage important qu’est Nitassinan. L’auteur nous redonne le passé du vaste territoire du Lac-Saint-Jean, de ses habitants et surtout de ceux qui ont tout perdu avec l’arrivée des Blancs, l’exploitation forestière, la colonisation et la pratique de l’agriculture. Cette fois, j’avoue qu’il me déstabilise un peu avec sa plongée dans le monde interlope, de ceux qui font le commerce de la drogue sans se soucier des conséquences. Une occupation lucrative pour ces hommes et ces femmes sans foi ni loi et un esclavage pour les consommateurs qui risquent leur vie en absorbant ces substances. Les cowboys sont fatigués étonne et montre un volet de notre société que les écrivains de notre coin de pays n’ont pas souvent exploré.

 

Des marginaux carburent aux décibels de la moto et se spécialisent dans le commerce de la drogue. Ils écoulent des amphétamines que les gens avalent pour combattre l’épuisement et travailler des heures sans prendre de répit. Les camionneurs semblent friands de ces petites pilules qui leur permettent de rouler pendant des heures et des heures sans succomber au sommeil. Un milieu impitoyable, des femmes et des hommes qui sont prêts à tout pour garder le contrôle de leur territoire malgré la présence des groupes criminalisés qui font la loi partout au Québec. 

Rozie, un Français d’origine, a migré au Québec pour échapper à la justice de son pays et a dû changer de nom. Il vit seul au Bout-du-Lac, quelque part à une dizaine de kilomètres au nord de Girardville, dans une agglomération qui n’a jamais pu devenir une paroisse et un vrai village. L’endroit parfait pour faire son travail de chimiste, dans le laboratoire clandestin installé dans un conteneur enfoui dans le sol. Il cultive aussi de la marijuana sans être importuné par personne. Il doit être vigilant cependant, se méfier parce que tous veulent mettre la main sur le pactole. Personne n’est vraiment rassurant, fiable et il y a toujours quelqu’un prêt à prendre la place du chef. Ça joue du coude dans le Haut-du-Lac.

 

Steve ne m’avait sans doute pas remarqué ce jour-là. J’avais déposé Jos et j’étais parti. Je l’ai déjà dit, ces gars-là, moins je les vois, mieux je me porte. Dans ce milieu comme dans d’autres, l’information, c’est le pouvoir. T’auras toujours une longueur d’avance si tu sais qui est qui mais que personne ne te connaît. Les gars qui tombent sur un os ou qui se font arrêter, la plupart du temps le doivent à leur renommée. Personnellement, j’aime mieux être le genre d’artiste qui s’efface derrière son œuvre. (p.34)

 

Rozie, un peu revenu de tout, accepte bien sa vie avec ses chiens et ne demande rien à personne. Une femme, qu’il visite de temps en temps, reste son seul contact avec Dolbeau-Mistassini. Le corps a des exigences tout de même. 

 

MEURTRE

 

Tout bascule quand Bernard, le chef de réseau, est abattu lors d’une visite sur les lieux de la pourvoirie qu’il prévoit construire. Une manière de blanchir l’argent des stupéfiants et de faire sa place dans la bonne société avec un projet touristique qui fait saliver les gens d’affaires. On accuse Sherryl, une Indienne. Elle a disparu dans la forêt après l’attentat et la police la recherche. Le passage des hélicoptères de la Sûreté du Québec ne fait guère le bonheur de Rozie. Cette femme est la mère de celui dont il a emprunté l’identité. Les enquêteurs viennent le voir et il doit montrer patte blanche. 

Les trafiquants sont sur les dents et les rumeurs circulent. Bien sûr, comme dans tous les romans du genre, celle que l’on pointe du doigt ne peut être la coupable. Le récit y perdrait de son mordant. Il faut des rebondissements et des intrigues qui se croisent et nous entraînent dans des culs-de-sac pour relancer l’intérêt. Julien Gravelle se montre particulièrement habile à tendre des pièges et nous faire courir dans de fausses directions. 

 

Rien n’indiquait que Sherryl puisse être autre chose qu’une pauvre femme poquée pas mal, que la vie avait ramenée à ce petit appartement de Côte-des-Neiges où elle sniffait de la coke sur son chèque de BS. D’après Michel, même sa famille la croyait à tout jamais perdue. Ils ont dû faire le saut, eux autres, en voyant sa face aux nouvelles! (p.91)

 

Au-delà des rebondissements et des règlements de compte, la présence de la nature dans ce roman m’a plu énormément. Le regard de l’écrivain sur la forêt et les rivières, les chiens qui jubilent quand tombe la neige et qu’ils peuvent courir jusqu'à épuisement. Julien Gravelle y démontre son amour du pays et sa sensibilité exceptionnelle. Une connaissance du milieu aussi et de la langue du Québec avec ses images, ses expressions particulières, ses raccourcis et ses trouvailles. Un portrait d’un lieu menacé par les grands feux qui frappent chaque année et les saignées effectuées par des machines de plus en plus efficaces qui rasent une pinière en quelques jours.

 

Il faut imaginer ces vastes étendues dénudées par les incendies, puis par les abatteuses qui sont venues récolter le bois encore debout. Ce sont des champs de souches renversées et de roches à perte de vue, du moins là où ça a brûlé. Les collines alentour ont été pour la plupart épargnées. Seule l’une d’elles porte la blessure d’un ancien feu qui s’est élancé au travers de la pente jusqu’au sommet. Les arbres ont perdu leurs branches les plus fines, leurs troncs sont devenus gris et secs, mais ils se tiennent encore debout, malgré la mort qui s’est posée partout autour d’eux. (p.128)

 

C’est bon, senti, intégré à la vie de l’ermite qui prend plaisir à circuler dans les chemins d’abattage pour respirer un grand coup, laisser des traces dans ce territoire qui résiste à toutes les exactions humaines. Il y a toujours une forme de désespérance dans les histoires de Gravelle, dans ce développement économique qui détruit des lieux de rêve et saccage les paradis.

 

MILIEU

 

L'écrivain démontre encore une fois, peu importe la direction qu’il prend, son amour pour les lieux isolés, la flore et la faune, la vie sans contraintes dans la forêt quand on peut se laisser aller au plaisir d’être et de respirer, de voir et de surprendre la beauté autour de soi. Une manière de faire ressentir le pays dans son corps, sa langue, son souffle, d’en faire une partie de soi et de décrire les gens marqués par ces espaces sauvages. C’est ce regard du romancier qui m’a retenu au-delà des rebondissements et des meurtres. Un thriller qui vous happe. Vous ne lâchez qu’à la toute fin, comme quand je plongeais et nageais le plus longtemps possible dans mon enfance. C’est encore une fois l’occasion de constater tout le talent de cet écrivain discret. 

Je reviens à sa langue vivante, belle, tortueuse qui nous décrit parfaitement une réalité que nous retrouvons très rarement dans notre littérature. Dans ce nouvel ouvrage, Julien Gravelle démontre son originalité et sa formidable perception du monde qu’il a adopté et qu’il aime. Un rythme, un souffle qui colle aux halètements des chiens qui tournent, font oublier les manigances sordides des tueurs et surtout le travail de Rozie. Les aventuriers sont au bout du rouleau, la nature est maganée, mais la vie est là, toujours coriace et capable de tous les rebondissements.

 

GRAVELLE JULIENLes cowboys sont fatigués, Éditions LEMÉAC, 184 pages, 22,95 $.

http://www.lemeac.com/catalogue/1877-les-cowboys-sont-fatigues.html

vendredi 18 décembre 2020

LA TRAGÉDIE DU NITASSINAN

NITASSINAN DE JULIEN GRAVELLE nous pousse hors des sentiers habituels. Appuyé sur une solide vision du passé, l’écrivain nous fait traverser plus de quatre cents ans d’histoire (de 1563 à 2012) et raconte le passage de la vie nomade à la sédentarisation. L’ouvrage nous plonge dans le quotidien des Ilnuat avant l’arrivée des Européens, permet de vivre la traite des fourrures qui a transformé le regard sur le pays, l’exploitation forestière qui marquait le début de la fin du nomadisme. La construction des barrages, sur la Péribonka, signait la disparition de traditions millénaires où des familles parcouraient le territoire pour le connaître, l’aimer, l’apprivoiser et se laisser porter par lui. Ce livre paru en 2012 se donne une seconde vie en format de poche chez Wildproject. Une belle aventure que de plonger dans ces pages, pour découvrir un monde que nous pensons bien connaître.


Voilà un roman (je devrais dire des histoires) qui raconte les terribles conséquences de l’apparition des Blancs dans le Nitassinan, c’est-à-dire le pays ancestral des Innus. On parle ici du bassin versant du Piékouagami, ce lac qui allait devenir le lac Saint-Jean quand les premiers Européens sont arrivés en débaptisant le pays (les explorateurs agissaient comme si ces terres étaient désertes), un territoire traversé par des rivières imposantes, couvert de pinières uniques, du moins à l’origine. Des lieux habités par l’original, l’ours, le renard et le lièvre, le caribou et même le loup.

Bien sûr, j’ai lu au cours de mes aventures livresques, des récits qui donnent une idée des premiers contacts avec les Européens, les voyages des missionnaires et des commerçants dans le Royaume. 

L’admirable travail de Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard rend un hommage bien senti aux Innus dans Le peuple rieur qui retrace les activités et les rituels de ces nomades discrets. Avec Julien Gravelle, nous avons droit à une immersion. L’écrivain nous pousse dans la vie des clans qui se déplacent en empruntant les grandes rivières, nous attache aux pas de certains chasseurs qui marquent l’histoire de ce pays qui est devenu le mien et le sien. 

Le véritable héros de ces sauts dans le temps reste le Nitassinan avec ses forêts immenses, ses cours d’eau tumultueux qui se donnent des allures de fleuves, les saisons trachées au couteau qui guident les occupations des familles et leurs migrations. Les Ilnuat naviguaient la Péribonka, la Mistassini et l’Ashuapmushuan et s’installaient dans des territoires familiers pendant l’hiver, vivaient parfois la famine, mais aussi des moments de réjouissance. Les chasseurs devaient composer avec les déplacements des caribous, souvent dans des conditions difficiles, trapper et débusquer l’orignal dans ses ravages.

Si le sujet vous fascine, il faut lire les Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu de Mathieu Mestokosho et Serge Bouchard pour avoir une idée juste de la vie de ces «inmourables» comme dit Gérard Bouchard qui s’est largement inspiré de ces récits pour son roman Mistouk.

 

GRAND LAC PLAT

 

L’été ramenait les clans sur les rives du «Grand Lac Plat» où ils fraternisaient, profitaient du soleil, de la douceur des plages de sable qui les accueillaient pendant ces mois où ils refaisaient leur force. 

L’arrivée des Blancs et le commerce des fourrures, celle du castor en particulier, ont tout bouleversé. Cette activité a modifié très subtilement d’abord des façons de faire millénaire et est devenue rapidement une menace pour la survie des populations nomades. 

 

S’ils partaient maintenant, ils s’en iraient sur un chemin inconnu, celui d’un printemps qui pourrait s’en retourner très vite et piéger les voyageurs au milieu de l’hiver. S’ils restaient, au contraire, c’était le risque de se retrouver pris en forêt par l’hiver envolé. Le bois en hiver était le territoire des hommes; en été, celui de l’ours noir. Le clan devait laisser sa place s’il ne voulait pas devenir la proie des insectes noirs et des incendies. Il devait retourner au campement d’été au bord du Grand Lac Plat. C’est ce que lui disait le vent : le temps était venu. (p.15)

 

La trappe traditionnelle mute en une activité commerciale qui menace rapidement plusieurs espèces. Le castor se fait de plus en plus rare et les hommes doivent aller plus loin, partout pour le piéger. On peut parler d’un véritable désastre écologique. Et l’installation des missionnaires transforme les croyances. Des années d’observation et de réflexions perdent leur pertinence. La traite des fourrures se mélange tout de suite à celle des âmes. 

 

PRUDENCE

 

Les autochtones restent méfiants d’abord parce qu’ils sentent bien que ces hommes en noir ne pensent pas comme eux. Ils ont un regard étrange sur la nature et tout ce bouge dans la forêt boréale. Ils obéissent à un Dieu qui décide de tout et s’approprie tout. Leur mythologie s’oppose à la dictature de ce Dieu unique.

 

Les richesses que les Wendat amenaient avec eux et qu’ils troquaient contre des peaux ou de la nourriture étaient objets de toutes les convoitises. On trouvait lames et chaudrons, parfois même de cette glace qui ne fond pas au soleil, jusque sur le marché de Métabetchouan et même chez les Eeyous. Les Blancs étaient devenus les principaux sujets de discussion lors des trocs et, même en ces circonstances, alors que la tente abritait deux blessés et un moribond, il n’était question que d’eux. (p.72)

 

Une convoitise qui pousse vers une terrible dépossession que raconte Julien Gravelle dans cette épopée qui plonge dans le temps et l’espace, s’attarde aux comportements d’un envahisseur avide qui provoque l’agonie d’un peuple qui voit son présent s’évanouir, son avenir piétiné par les activités commerciales. Peu à peu, les nomades perdent ce qui faisait leur richesse et assurait leur survie. Ils tournent le dos à leur imaginaire et se laissent apprivoiser par le Dieu des Blancs qui n’apporte guère de remèdes à la misère, la faim et la tuberculose. D’autant plus que le castor a disparu avec d’autres espèces animales. Les récits des ancêtres et des chasseurs qui connaissaient si bien le territoire et les grandes rivières ne tiennent plus. 

 

Au-dessus de leurs têtes, un gros corbeau croassait. Il attendait son dû, la dîme payée à la forêt. Accroupi dans les bois sales, Léopold voyait le soleil au-dessus de la frondaison, mais ne pouvait le sentir sur sa peau. En ce lieu, il se dit qu’il était aveugle au regard de Dieu. C’est pour cela que les croyants défrichaient la terre, pour s’exposer à la vue du Père. Lui préférait l’ombre. (p.300)

 

Ils assistent aux pillages des pinières, à la destruction du monde et l’appropriation des terres par les colons et les bûcherons. La charrue ouvre le sol après avoir rasé des forêts entières, repousse les clans qui perdent leurs lieux de rassemblements sacrés. On finira par les sédentariser dans la réserve de Pointe Bleue en 1856, aujourd’hui Mashteuiatsh.

Véritable tragédie que raconte Julien Gravelle en s’attardant auprès de certains nomades, suivant des métis qui ne savent de quel côté se tourner parce qu’ils ne sont de nulle part. Mal accepté par les Blancs et toujours des étrangers dans les familles innues. 

 

AMÉRIQUE

 

Ce que vivent les hommes et les femmes du Nitassinan, tous les peuples indiens l’ont subi en Amérique, dans l’Ouest canadien et américain où la chasse frénétique du bison a rendu la vie de ces gens impossibles. L’histoire récente de l’Amérique est une tragédie, l’imposition d’une pensée mercantile, de la vérité du commerce par la force des armes qui ne tient jamais compte des populations premières. Le nomade doit céder la place aux colons et aux laboureurs. Une catastrophe environnementale aussi, peut-être la plus grave.

 

Les Blancs étaient arrivés et avec eux, un monde de Blancs. Avec des richesses de Blancs. Avec des problèmes de Blancs. Assise dans la tente carrée, Uapeleo se dit que, peut-être, le Tshé Manitu des Blancs parviendrait à protéger les Ilnuat, après tout. Elle n’aimait toujours pas les pères blancs, mais elle était prête à accepter un Manitu de plus et autorisa les premiers baptêmes. Uapeleo ne savait pas encore que les pères blancs n’étaient pas venus pour donner, mais pour prendre. Ils exigeaient moins l’adoption d’un nouveau Manitu que l’abandon de tous les précédents, de tous ceux qui jusqu’alors avaient ordonné la vie et la mort sur Nitassinan. (p.137)

 

Julien Gravelle démontre une empathie certaine envers les nomades et un sens du territoire tout à fait remarquable. Il m’a étonné et surpris encore une fois. Debout sur la carlingue m’avait subjugué à sa parution, fasciné.

Maintenant, la planète entière a du mal à respirer et n’en peut plus de la frénésie des consommateurs que nous sommes devenus. Ce n’est pas d’hier que le saccage de la Terre a commencé et la tragédie du Nitassinan est celle de l’Amérique et une étape de cette terrible folie. Une grande histoire d’aveuglements, de convoitises, de fanatisme, de racisme qui permet aux guerres de perdurer et d’éliminer les différences au nom d’un Dieu despote et impitoyable. 

Un livre fascinant que tous devraient lire avec dévotion, les gens du Lac-Saint-Jean en particulier, pour comprendre qu’il y a eu un monde avant l’arrivée de Jean De Quen et des Blancs, un territoire avec ses rituels, ses façons de protéger la vie dans une nature rugueuse, mais généreuse. Un magnifique cadeau à s’offrir en ce temps des fêtes où il faut s’isoler et attendre qu’un certain virus parte à la conquête d’un autre Nitassinan. Une belle manière d’abattre des cloisons et de jeter un coup d’œil sur ce qu’il y avait avant l’autoroute Alma-La Baie, les usines polluantes, les barrages, une agriculture industrielle et les déserts planifiés par les entreprises dans la forêt boréale. 

Un livre que j’aurais dévoré quand j’avais quinze ans, lorsque je rêvais en lisant les aventures du Dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper et d’écrivains qui me faisaient traverser une Amérique qui n’existe plus. Chingachgook me fascinait dans la série télévisée et j’imaginais qu’il était encore possible de suivre ses traces pour devenir un grand chasseur qui sillonnait des territoires sans fin ni commencement. Le Nouveau Monde a bien mal tourné, reproduisant tout ce que ces migrants avaient voulu mettre derrière eux en montant dans les navires pour l’aventure et une autre vie.

 

GRAVELLE JULIENNitassinanWILDPROJECT, 376 pages, 22,95 $.

https://www.wildproject.org/nitassinan-poche.php

vendredi 28 août 2015

Julien Gravelle me redonne un pan de ma vie

Debout sur la carlingue de Julien Gravelle est venu à moi grâce au mouvement du 12 août. Vous savez, cette journée où l’on achète un livre d’un auteur québécois. Remarquez que c’est souvent le 12 du mois d’août dans mon cas. Et je les lis ces romans attendus ou recherchés. Il semble que près de la moitié des gens achètent un livre sans jamais l’ouvrir. Il faudrait une Journée nationale de la lecture au Québec dans tous les villes et villages du pays. Des rencontres dans les parcs, les églises, les places commerciales, les pistes cyclables, à la plage, dans les embarcations, les lieux de travail et les autobus pour découvrir nos auteurs. Faire comme les cigariers de jadis qui exigeaient qu’un lecteur fasse la lecture pendant leurs heures de travail. Leur livre favori, semble-t-il, était Le comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas. Quel roman aimeriez-vous qu’on vous lise à votre travail ? Quel écrivain choisiriez-vous ?

Je savais qu’un écrivain s’était installé à Girardville, au Lac-Saint-Jean, et que ce n’était pas Guy Lalancette. Pour gagner sa vie, il agit comme guide de plein air. Quand j’ai écrit sur Facebook que ce serait mon livre du 12 août, Julie Larouche de Radio-Canada m’a signalé une entrevue réalisée lors de la parution du roman. Il l’a guidé dans un froid qui impose le silence partout avec ses chiens de traîneaux. J’ai visionné ce moment particulier. J’avoue que ça donne envie de partir dans la forêt, de s’abandonner à ces bêtes magnifiques. Je l’ai fait une fois avec une Française comme guide à L’Anse-Saint-Jean. Gravelle est aussi d’origine française. Il faut souvent le regard d’un autre pour nous montrer notre pays dans ses saisons, la forêt avec la respiration des bêtes qui marquent le rythme.
J’ai été happé par un monde que je connais bien et que Gravelle me redonnait avec une justesse inouïe. Je m’en suis voulu d’avoir manqué de curiosité pour cet écrivain, un vrai, qui vit tout près de mon village.
Un oncle habitait Girardville. Je connais bien. Une trâlée de cousins et cousines débarquait souvent à La Doré. Je me souviens d’un dimanche de juin. Ils étaient arrivés dans un petit camion. Toute la famille était debout dans la boîte arrière et chantait et riait. Ils devaient être une douzaine. Une visite surprise pour oublier les heures de la semaine, les travaux qui se multiplient.

HAPPÉ

Le monde de Julien Gravelle a été le mien jusqu’à ce que je parte pour des études. Je ne pouvais m’empêcher d’y revenir cependant avec les outardes du printemps et de prendre la direction de Chibougamau avec mes frères. Gravelle est quelqu’un de ma famille en quelque sorte qui raconte des histoires de travailleurs forestiers, de conducteurs de fardiers qui se débattent avec l’hiver et l’été. Il m’a replongé dans l’univers de La mort d’Alexandre et de mes Oiseaux de glace.
Pas tout à fait pour dire vrai, mes histoires se situent avant la période visitée par Gravelle. La mécanisation n’était pas encore là dans toute sa force. Nous en étions aux débusqueuses. Les machines qui rasent une forêt en une nuit n’étaient pas encore inventées. Julien Gravelle est un frère plus jeune en quelque sorte.
Des conducteurs de camions comme il y en a tant dans mon village qui savent se faufiler dans les montagnes et en rapporter des pans de forêt. Un univers exigeant qui demande à ces aventuriers de garder leur sang-froid pour rester vivant. Ils partent pendant des jours et la vie de couple n’est guère facile.
Basile est l’un de ceux-là. Sa femme est enceinte et rien ne dit qu’il sera père. La rupture plane sur leurs têtes et il fait de son mieux pour retenir Mélanie qui travaille auprès des autochtones à Obijiwan. Ça le touche particulièrement parce qu’il est métis. Son père blanc l’a élevé et il ne connaît rien de sa mère et de sa famille. Un homme qui tente de voir dans son histoire et son héritage.

Basile déclina la proposition. Il repensait à l’ours. Il en avait écrasé un une fois. Beaucoup plus gros que celui-là. Il avait repensé à ses ancêtres, les anciens Ilnuatsh. Ces derniers s’étaient inventé toutes sortes de cérémonies pour témoigner de leur respect envers la bête. Jamais ils ne tuaient sans égard pour elle, comme lui l’avait fait. Il était descendu de son camion. L’animal agonisait. Il l’avait entendu râler. Basile n’avait pas osé le toucher, de peur qu’en un dernier sursaut de vie, il essaie de lui mettre un coup de patte. Il était retourné chercher un bout de corde dans son camion et l’avait attaché à une patte arrière de l’animal grâce à un nœud coulant. Puis il avait tiré la bête suffisamment près du bord de la route pour qu’elle ne soit plus une menace pour les autres véhicules. Après quoi il l’avait laissée agoniser là. (p.26)

Il affronte le danger en longeant la rivière Mistassini qui a avalé François Paradis. Un accident évité de justesse, un blessé et aussi un cadavre dans un campement indien abandonné. Un mort qui le hante. Que s’est-il passé dans la forêt ? Le premier texte se termine sans savoir le pourquoi du comment. L’écrivain nous présente un autre personnage. Question d’identité toujours, de cette vie qui nous est donnée et qu’il faut utiliser le mieux possible. On s’égare un peu, mais cet hurluberlu qui lance sa boule de quilles et la suit vous subjugue. Il aimerait bien se rendre en Californie, mais la boule va bien où elle veut. On apprend à respirer, à faire confiance aux hasards, à ce qui arrive sans chercher à tout contrôler. Il faut suivre ses pulsions et vivre le moment présent.
Yvon, un irascible, un sauvage a quitté sa femme et il est là, seul, buvant son café, travaillant la nuit même si c’est de plus en plus difficile. Il est à l’âge où l’on retourne à la maison pour des jours longs et ennuyants. Il est parti depuis si longtemps.

— Fait trop longtemps qu’elle vit sans moi, Ghislaine, reprit Yvon. Elle a sa vie. Sa job. Ses petits-enfants qui la visitent la fin de semaine. J’ai plus ma place là-dedans, elle est heureuse, sans moi. Indépendante. Son gendre tond la pelouse, son fils rentre le bois. Et moi, je serai quoi, là-dedans ? Une gêne. Le gros épais qui a passé trop de temps au bois et qu’elle aura honte de présenter à ses amis. (p.146)

Il doit faire face au vieillissement. Tout se noue alors, tous les aspects du puzzle tombent en place.

HUMANITÉ

Des personnages à la dérive, des exilés qui cherchent des points d’ancrage. Ils ont connu la douleur, des séparations, la disparition d’un enfant, la vie dans ce qu’elle offre de plus terrible.
Gravelle possède du rythme et l’image qui place un décor, un personnage qu’il pousse dans ses derniers retranchements. Il a surtout une empathie extraordinaire pour les gens qui se retrouvent rarement dans les romans. Il nous fait le coup de Louis Hémon encore une fois en nous entraînant dans la cabine surchauffée d’un camion, dans une forêt où tout change avec la pluie et la neige. Ces hommes se perdent dans leur vie, leurs souvenirs, n’ayant que le travail pour donner une direction à leurs jours. Ils sont frustes, brusques, un peu fous souvent, mais combien attachants. Ils sont surtout humains dans leurs hésitations, leurs colères, leurs peines qu’ils ont du mal à dire.
Une formidable surprise en cette journée du 12 août. Me voilà maintenant un lecteur inconditionnel de Julien Gravelle, un écrivain qui n’a pas peur des chemins peu fréquentés.
Un talent magnifique qui m’a ramené à l’époque où je fréquentais ces hommes qui savaient si bien rire malgré leurs misères. Des travailleurs courageux qui ne reculent jamais même s’ils sont tout mélangés dans leur tête et leur vie. Un livre à lire pour découvrir un Québec dont on ne parle jamais ou si peu. Émile Parent, mon héros de La mort d’Alexandre, a maintenant des frères du côté de Girardville. C’est peu dire. Ils se sont certainement croisés à un moment ou un autre, dans ces chantiers du bout du monde, quand le printemps s’amuse avec l’hiver.


Debout sur la carlingue de Julien Gravelle est paru aux Éditions Leméac, 168 pages, 21,95 $.
http://www.lemeac.com/catalogue/1501-debout-sur-la-carlingue.html?page=1