LA VIE EST UNE aventure où des choix sont à faire, des
directions à prendre qui nous entraînent parfois dans des lieux et des villes envoûtantes.
Nous sommes tous les possibles et des gestes, selon les événements et les
circonstances, font que certains individus ne s’éloignent guère des lieux qui
ont marqué leur enfance quand d’autres s’exilent à jamais. Qu’aurait été ma vie
si, au lieu de m’éloigner à Montréal pour des études, j’étais demeuré dans mon
village pour vivre avec la fille qui me coupait le souffle à seize ans ? J’aurais
dû travailler à la scierie ou suivre mes frères dans la forêt comme je l’ai souvent
fait pendant l’été. Je viens d’une famille de forestiers et de nomades qui se sont
aventurés jusqu’au plus loin du Nord. J’ai souvent pensé à un roman où j’inventais
les vies qui auraient pu être les miennes. Catherine Leroux répond à cette
question en prouvant que la vie se moque du temps et de l’espace.
Un squelette est découvert
dans un boisé près de l’hôpital Victoria à Montréal. Il est là depuis un
certain temps étant donné son état. Qui est cette femme ? Comment elle est
morte? Les policiers tournent en rond. Celle que l’on nomme Madame Victoria restera
une énigme et sa mort un cas jamais résolu. Impossible de connaître sa
véritable identité et ses origines. Pas possible non plus de remonter le fil de
la vie de cette femme qui semble être morte de « sa belle mort ».
Germain, bien
qu’on l’interroge quatre fois par jour, n’a pas plus de pistes que les autres.
Mais il est hanté par le souvenir du crâne, se maudissant de l’avoir signalé si
vite à la police, comme une mère qui aurait laissé son enfant partir sans
prendre le temps de le serrer dans ses bras, de lui insuffler ce qu’il faut d’amour
pour affronter le monde. Celle qu’on surnomme désormais Madame Victoria s’est
éteinte seule, sans les mains compatissantes d’un Germain pour l’accompagner
jusqu’au dernier seuil, sans personne pour la pleurer. C’était ça, cette
tristesse incommensurable qu’il avait sentie devant le crâne. C’était le poids
de cette solitude absolue (p. 11)
Qu’est-ce qui a
amené Madame Victoria dans ce boisé, au coeur de la ville, pour mourir loin de
tous comme un animal quand ses derniers moments sont venus ? Comment faire pour
ne pas laisser de traces ? La mort n’emporte pas le passé, son histoire, ceux
qui peuvent se souvenir. Nous laissons toujours des empreintes et des enfants, des
amis, des connaissances qui, un soir de nostalgie, se souviennent et rappellent
que vous avez été. Je répète souvent que nous survivons dans la mémoire de deux
générations, parfois trois. Après, le silence prend tout l’espace. Une nouvelle
neige biffe toutes les empreintes et recommence à neuf. Comment effacer son
vécu et avancer incognito dans la mort, brouiller les pistes pour ne laisser
que des questions sans réponses.
Les enquêteurs
sont bien embêtés par ce squelette venu peut-être du bout du monde pour mourir
dans la plus belle des discrétions. Je pense à ces histoires de mon coin de
pays qui racontent que des Polonais sont tombés dans les barrages lors de la
construction des grands ouvrages sur les cours d’eau du Saguenay. Chutes,
accidents et ces hommes anonymes sont restés dans leur tombeau de ciment. Des migrants
disparus sans rien laisser derrière eux. Des histoires dignes de Samuel
Archibald.
J’ai souvent rêvé aussi
devant les photos de Lucy, cette ancêtre qui a vécu en Éthiopie il y a trois
millions d’années et qui nous en apprend un peu sur nos origines. Que sait-on
de son vécu dans les savanes africaines ? Et sa fille Salem… Le corps témoigne,
mais garde ses mystères. Elle était de la race des cueilleurs et se déplaçait à
la verticale. Autant dire qu’elle respirait.
VISAGE
Madame Victoria ne
restera pas cette morte anonyme. Catherine Leroux imagine plusieurs femmes avec
des vies particulières. Une seule contrainte : toutes doivent mourir dans
ce boisé et ne rien laisser qui permet de les identifier. Nous basculons dans les
plus belles fictions. Rapidement, nous oublions Montréal, l’enquête et les
policiers. Toutes ont vécu l’amour, la peur, la douleur, l’abandon et la
maternité pour certaines. L’écrivaine ne se restreint pas à une époque et
présente des tableaux fascinants.
Plus de dix ans
après le décès de Madame Victoria, ce sont cette fois ses cheveux qui
intéressent les scientifiques. Grâce à de nouvelles techniques, ils parviennent
à tirer des robustes filaments ayant échappé à la dégradation une foule de renseignements
inédits. Chacun des quarante-trois centimètres des brins analysés révèle un
mois des dernières années de la morte anonyme. On apprend alors que Madame
Victoria a déménagé sept fois en trois ans, partant du nord de la province pour
se déplacer vers le sud. On découvre aussi qu’elle souffrait d’une carence en
minéraux pouvait indiquer une grave maladie. (p.13)
L’une est esclave,
amoureuse du fils de son maître, une autre est incapable de tolérer la proximité
des humains. Une allergie sévère plutôt originale. Une Victoria a été l’objet de
certaines expériences médicales qui ont gâché sa vie. Une journaliste a fait
son chemin dans la plus terrible des solitudes, un modèle et une féministe
d’avant-garde. Une autre a trahi quand elle a lâché la main de son compagnon au
moment de sauter de la falaise. Toutes vivront des événements qui les poussent
hors de leur milieu, les font basculer dans la détresse et la solitude.
Les Victoria démontrent,
peut-être, que la vie est une aventure imprévisible qui peut prendre toutes les
directions.
PORTRAITS
Ces femmes doivent
surmonter des situations particulières, nous poussent souvent dans des
directions étonnantes et montrent tout le talent de cette jeune écrivaine qui a
surpris dans La marche en forêt et Le mur mitoyen. Comment faire sa vie
quand on est une Noire qui subit les caprices des maîtres ? Plusieurs romans
nous racontent les vies horribles des Noirs en Amérique, particulièrement Aminata de Lawrence Hill. L’histoire
imaginée par Catherine Leroux ajoute une page douloureuse à l’aventure
américaine.
La romancière nous fait oublier rapidement la contrainte de la fin et
on s’attache à ces femmes originales et aux personnalités touchantes.
Je m’appelle Victoria, mais ce n’est pas mon vrai nom. Car ceux
qu’on me donne sont tous inexacts. Je possède tous les noms du monde, les
paroles de tous ceux qui ont vécu avant moi. Je m’appelle mystère, douleur, ou
parfois verdict. Je suis une hache, une bombe chargée à bloc, une flèche
pointée sur les derniers mots de l’histoire. Je suis courage, je suis vestige,
je suis pont. Je suis lumière. Je me nomme victoire comme pour dire « la dernière ». L’ultime survivante. Je
m’appelle amour et guerre. Je m’appelle éon. Je suis une éternité, je suis
tout, puis plus rien. (p.196)
Le passé est peut-être la somme de toutes les histoires que l’on
n’arrive pas à démêler et qui nous poussent vers un avenir insaisissable. Parce
que toutes les aventures se ressemblent et montrent un milieu, une société à un
moment précis. Combien de vies reposent en nous et que faudrait-il faire pour
les découvrir ?
Un roman écrit dans une langue splendide où un mystère en dissimule
toujours un autre. Et ces moments uniques, magnifiques où l’écriture prend
toute la place.
Autour de mes chevilles, mes jupes ondoient comme si elles étaient
vivantes. Je ne sais pas comment, mais je me retrouve à quelques pouces
d’Hector. Dehors, le vent s’en prend au feuillage et les arbres s’ébrouent
lentement. À deux mains, je cueille son visage et l’approche du mien. Sa bouche
est une chapelle et toute mon âme s’y agenouille. Je ne vois plus rien, mes
oreilles sifflent. Quand nous nous détachons et qu’Hector s’en va, la cuisine
se vide complètement, il ne reste plus rien. Je me glisse dans ma chambre. Près
de mon lit, le mur du poêle est rouge comme les braises. (p.122)
C’est pour ça que j’aime la littérature et que je voudrais lire
tous les livres.
Madame Victoria de
Catherine Leroux est paru aux Éditions Alto, 208 pages, 22,95 $.