JE RÊVE SOUVENT de n’être qu’un regard sur le jour, de
m’installer à une terrasse, comme quand je suis en flagrant délit de voyage, et
regarder les gens aller et venir, surprendre un mot, voler un bout de phrase et
imaginer des rencontres et des vies différentes. Devenir le témoin de ces gens qui
s’agitent dans leur quotidien et les autres, ceux qui flânent dans une
voyagerie, cherchent peut-être le secret de la vie dans un regard. J’aime être
celui qui perd son temps devant un café ou un verre de vin. Ne rien faire… Juste
être celui qui aime les choses inutiles
comme le chantait Sylvain Lelièvre et en faire un art de vivre.
Ce que j’ai aimé m’aventurer
dans Chroniques de riens de Jean
Pierre Girard où l’écrivain débusque ce qui semble futile, une perte de temps, ces
moments qui passent comme un petit nuage devant le soleil. C’est un sourire,
une phrase qui vous immobilise dans votre lecture, le geste d’un ami ou encore une
remarque entendue à la radio. Il y a le battement des paupières de la femme
aimée ou un appel d’un ami qui pense à vous à l’autre bout du monde. Ces moments
qui n’intéressent jamais les médias, mais qui tissent la trame de notre
existence.
Certains ont fait
de cet art de véritables chef-d’œuvre. Je songe à Marcel Proust qui a su, dans La recherche du temps perdu, ciseler ces
petits riens comme des fleurs fragiles.
Le geste de verser le thé, de tremper une Madeleine dans le liquide chaud, la
lumière d’une fin de journée ou une petite musique qui vous envahit et tourne, et
tourne…
Je ne sais pas
exactement par quel sentier monter jusqu’à ton épaule, où passer, quels ponts
traverser, et puis tu vas sentir de petites bestioles dans ton cou en lisant
ceci, mais ça se veut franc, juste une déclaration, pas de lézard, c’est plein
d’amour, c’est comme une évidence qui transiterait par ta clavicule, et j’ai
même un peu peur que le bruit des touches sur le clavier ne t’éveille, à des
milliers de kilomètres, je commence à croire à des choses bizarres. (p. 33)
Pourtant, l’époque
ne pense qu’en terme de vitesse. Le désir doit être comblé dès qu’il surgit. La
pulsion ne tolère aucune attente. Les commerces bourdonnent jour et nuit et les
informations en continu forment une
sauce indigeste à force d’être ressassées. Elles finissent par perdre leur substantifique
moelle comme le répète Victor-Lévy Beaulieu.
LA VIE
Jean Pierre Girard
s’attaque à cette redoutable tâche d’aller à contre-courant. Il veut effleurer
ce qui fait que les jours passent, que l’on partage son espace avec un être
aimé, que l’on cherche à prendre un café ou un verre avec des amis, lire ou
encore circuler sur son vélo électrique, rêver devant une phrase d’un écrivain
dans une vitrine de Joliette. Tout ce futile qui ne trouve jamais sa place devient
le terreau de chroniques particulièrement sensibles et pertinentes. L’écrivain
réfléchit, prend des notes au cas où il lui viendrait l’idée de s’attarder.
Les mots sont là
pour nous mettre en contact avec ce que nous sommes, et pour nous faire jouir
de la vie, littéralement, et je ne blague pas, j’ai bien écrit : jouir.
Goûter, savourer, rire, ressentir. Pas seulement (voire bêtement) pour
communiquer. Toutes les autres langues sont là pour communiquer, du reste. (p.
38)
J’aime ce fureteur
qui débusque ce que nous ne voyons plus ou encore le geste stupide d’un homme
qui lui balance ses cochonneries par
la tête quand il le dépasse en camion. J’ai vécu un moment semblable à
bicyclette. Un mastodonte énorme et inutile roulait en sens inverse et il a
foncé sur moi, me forçant à dévier sur l’accotement et à frôler la catastrophe.
J’en fus perturbé pendant des jours. La bêtise vous gâche toujours l’existence.
LUMIÈRE
Heureusement, Jean
Pierre Girard ne s’attarde pas au côté sombre des jours. Il tourne autour de la
femme désirée, des mots que l’on dit sans trop y penser, de ses parents, des
leçons de vie, de certaines lectures, d’un voyage dans l’envers du monde en
Haïti, de ses vies antérieures aussi, celles d’avant où il travaillait la terre
ou s’occupait des vieux. Avant d’être l’âme des donneurs de Joliette où des écrivains rencontrent des visiteurs, rédigent
une lettre pour eux. Un geste fabuleux que celui de prêter ses mots pour dire
je t’aime, que la vie de l’autre se situe au centre de son existence.
Être seul,
soi-même, près du corps d’un être qu’on aime, à proximité de lui, est une des
expériences les plus douloureuses et en même temps les plus élevées, les plus
nourrissantes qu’il se puisse exister. Et cela, pour les deux personnes
impliquées : elles doivent enfin baisser les bras, abandonner la paroi si
solide des corps et des opinions tranchées, abandonner certains souvenirs
aussi, peut-être moduler les conversations, dire clairement certaines choses et
en laisser flotter certaines autres. C’est « l’art d’agréer », de Blaise
Pascal, poussé à son point le plus humain : celui qui côtoie la fin. (p.
184)
Il suffit de
s’asseoir devant une tasse de café pour que ces riens qui changent tout approchent
sur la pointe des pieds. C’est possiblement l’essentiel, ce qui fait la
civilisation.
J’écris cette
chronique et il neige. Une neige fine qui effleure le rebord de la fenêtre et pousse
le pays dans hiver. Je pense à certains jours de mon enfance, au grand bonheur de
skier avec les arbres qui respirent tout autour. Comme hier, quand je suis allé
courir dans la forêt et que je me suis arrêté devant les traces d’un orignal. J’aurais
tellement aimé voir cette grande bête qui tient tête au froid avec une
discrétion remarquable. Un rien, mais un moment de bonheur intense, de magie.
IMAGES
Jean Pierre Girard
aime les mots, les phrases, les images. Normal, direz-vous, pour un enseignant
qui a donné des cours de création littéraire même s’il ne croit pas beaucoup
que cet art s’enseigne. On peut aider cependant, comme quand un enfant commence
à aller à bicyclette.
Il ose répondre
aux prophètes de la radio qui ne lancent pas une phrase sans agiter le mot
liberté. Ces médias putrescents qui permettent à la bêtise de s’enraciner, particulièrement
aux États-Unis où ils font en sorte qu’un Donald Trump peut devenir le candidat
des républicains. Une belle manière de pervertir la démocratie par la bêtise,
le sophisme et l’obscurantisme. Ces prédicateurs de l’ego expliquent pourquoi
la région de Québec ressemble au triangle des Bermudes. On n’absorbe pas un
poison à petites doses le matin dans son jus d’orange sans conséquence.
Ce n’est pas ce
qui domine dans Chroniques des riens,
bien sûr, je me suis laissé emporter. Girard nous entraîne dans ses souvenirs,
des amours présentes et en allées, évoque des gestes qui marquent la vie. Je
pense à cette scène où il masse les pieds de son père qui attend à l’hôpital,
au bout de son souffle, dans le dernier méandre de sa vie.
J’ai vingt-deux
ans, je fais le voyage trois fois par semaine au CHUS (Sherbrooke), en passant
par les terres, je montre à mon père les caricatures récentes du Nouvelliste — le quotidien de
Trois-Rivières. La plupart du temps, après qu’il s’est vaguement informé des
vaches et de la ferme, on ne parle plus, je lui masse les pieds. Jamais avant
cet été-là, je n’avais touché les pieds de mon père, et je lui serai toujours
reconnaissant de m’avoir montré qu’il était possible d’être un homme en même
temps que de rester fragile. Et que c’était même un très beau projet. (p.184-185)
Jean Pierre Girard
propose plus que des chroniques.
Il faut parler d’une rencontre avec un humaniste (ils ne sont pas si nombreux
dans le monde des écritures), un cueilleur de sens dans un « merci » ou un « je
t’aime », un « à demain ». Tout ce qui dit et montre que l’autre est nécessaire
et que s’il disparaissait brusquement, la vie mettrait un genou au sol. Pas qu’elle
ne peut continuer, mais elle claudiquerait pendant des jours. Je pense à mon
amie Nicole Houde qui se retrouve à l’hôpital. Je lui dis de s’accrocher parce
que nous avons besoin d’elle, de ses mots, de ses images et de ses histoires.
C’est par le
langage, par le lexique, par le vocabulaire, qu’on va vous apprendre des
choses, et c’est aussi par le langage qu’on va vous séduire, vous approcher,
vous convaincre, vous flatter. Le langage est une passerelle sans égale vers
l’individu et ses désirs, ses idées, ses espoirs, ses craintes. L’outil le plus
nuancé, le plus rapide et le plus juste, afin de rejoindre quelqu’un. (p.256)
Quel bonheur de
lire un homme qui prend le temps de s’attarder près de ceux qu’il aime, qui connaît
la joie de lire un poème ou partage une réflexion sur le langage et ces
proverbes qui ont perdu leur sens dans le monde de Facebook. Comme si la langue
ne cessait de s’appauvrir depuis l’avènement des communications numériques et
des téléphones intelligents. Quand un mot disparaît d’une langue, c’est une
partie de l’âme humaine qui s’effrite.
Et je me suis
surpris à surveiller la mésange qui me dit qu’elle est là le matin à l’arrivée
du jour. Elle s’accroche au bord de la fenêtre et me demande comment vont mes
phrases.
Oui, les
chroniques de Jean Pierre Girard sont contagieuses et risquent de changer votre
regard. Voilà une belle générosité, de l’empathie, ce qui est rare à notre
époque. Il faudrait placer des exemplaires de ces chroniques dans les salles
d’attente du Québec pour oublier nos petites angoisses, vivre le présent, le
maintenant qui emporte tout.
PROCHAINE CHRONIQUE : ROUGE DE DENYSE DELCOURT PUBLIÉ CHEZ
LÉVESQUE ÉDITEUR.
Chroniques de riens de
JEAN PIERRE GIRARD est paru aux ÉDITIONS DRUIDE, 288 pages, 22,95 $.