J’en suis sorti un peu étourdi même s’il prévient le lecteur que le parcours ne sera pas facile, qualifiant son ouvrage «d’essai panoramique». «Les taupes frénétiques» de Jean-Jacques Pelletier vise large et ne néglige aucun aspect de la société contemporaine.
L’écrivain questionne la
mode, les sports, la télévision, les médias sociaux, la pensée politique, la
consommation, l’art contemporain et la littérature. Une brique où se dégagent des
forces qui soutiennent une pensée qui cherche à s’élever au-delà des engouements
et des clichés.
Aujourd’hui, partout, tout le
temps, il faut être performant. Pas de demi-mesure. Le sport illustre
parfaitement ce monde où il n’y en a que pour les gagnants. Un coureur se fait
battre par une poussière de seconde et il est un perdant. On fragmente le temps
pour déterminer le champion. La compétition pour les meilleurs postes et les
avantages pécuniaires au travail fait de vous un «winner». Cette pensée se cristallise
à la télévision où des vedettes, des athlètes et des humoristes qui varlopent
tout le monde, y compris eux-mêmes, sont invités à tour de rôle. Il faut du
neuf, du spectaculaire, de nouvelles figures qui accrochent les regards pendant
quelques secondes.
«Si la montée aux extrêmes se
manifeste dans tous les domaines de la vie individuelle et collective, elle est
particulièrement visible dans les domaines qui sont liés à une forme ou une
autre de mise en spectacle, qu’il s’agisse des spectacles eux-mêmes, des médias
ou des productions artistiques.» (p.16)
Les modes changent en un
battement de paupière. Un livre est désuet après quelques jours. En art visuel,
l’artiste devient l’objet et le sujet de son travail. Le soi s’impose en
littérature, au cinéma et au théâtre. «Tout le monde en parle» invite des
artistes, des comédiens, parfois un écrivain qui parlent de leurs plaisirs et de
leurs angoisses. Rarement il n’est question du contenu d’une pièce de théâtre
ou d’un livre.
Nouveau Narcisse
On ne gagne qu’en se concentrant
sur soi. Le vainqueur s’entraîne comme une machine et pousse son corps à la
limite. Un écrivain doit publier deux ou trois livres par année pour demeurer
dans l’actualité et les échelons du palmarès.
Ce nouveau Narcisse est
équipé de toute une quincaillerie pour enrober son moi sur Twitter ou Facebook.
«Narcisse est le nouveau
dieu. Mais il s’agit d’un Narcisse renouvelé, d’un Narcisse sur les stéroïdes,
pourrait-on dire. D’un Néo-Narcisse. Tout aussi centré sur son image que son
prédécesseur de la mythologie grecque. Néo-Narcisse s’en distingue par une
ambition démesurée: il voudrait ramener à l’intérieur de son image l’ensemble
de l’univers - de manière à pouvoir en jouir sans cesser de ne regarder que
lui-même. De ne penser qu’à lui. De là les comportements narcissiques qui
prolifèrent sur Internet: publication et mise à jour de son autobiographie en
continu (pensées, repas, vêtements achetés, photos, vidéo ou musique qu’on a
aimés…) sur Facebook ou Twitter, sur des blogues… Toute la vie privée y passe.»
(p.418)
Ce je traîte son corps comme une
machine. Une pièce est défectueuse? On la change. D’où le commerce des organes
et les histoires d’horreurs qui en découlent. La course à la jeunesse obsède et
les opérations qui effacent les traces de l’âge deviennent de plus en plus
fréquentes. Tout ce qui est vieux est dépassé et à jeter.
«L’ici maintenant» s’impose.
Le passé et le futur ne signifient plus rien. Cette pensée fait fi des
cultures, élimine ce qui ancre l’humain dans un pays et donne sens à la vie.
Pertes des langues, disparition des différences pour le nouveau, les modes
interchangeables, les parasites qui se vampirisent.
Jean-Jacques Pelletier pose
des questions dérangeantes. Gageons qu’on ne l’invitera pas aux grandes
émissions télévisuelles où le moi triomphe.
Une réflexion nécessaire même
si certains postulats sont discutables, l’auteur en convient. Je crois qu’il y
a une forme de résurgence du collectif dans des mouvements comme la
contestation étudiante et les indignés. Le je est partout mais il y a encore
des nous ici et là qui résistent. Il faut l’espérer en croisant les doigts.
«Les taupes frénétiques» de Jean-Jacques Pelletier
est paru chez Hurtubise.