mercredi 14 mai 2014

Aurélien Boivin fait œuvre de mémoire

Aurélien Boivin récidive et présente le tome 2 de Contes, légendes et récits de l’île de Montréal. Le premier volet est paru en mars 2013. Une œuvre fascinante, imposante par son ampleur, l’imaginaire et le réel d’une ville qui donne le pas au Québec depuis fort longtemps.

Le premier jalon, une brigue tout aussi impressionnante de près de 900 pages, présentait les récits fondateurs, les mythes et les textes historiques qui touchaient directement le territoire de l’île de Montréal. Si certains constats pouvaient étonner à la lecture, comme l’impossibilité de trouver des légendes qui s’enracinaient dans le lieu même de Montréal, le second tome nous réserve autant de belles surprises et soulève aussi des questions.
La ville donc, la réelle, la physique, celle où des hommes et des femmes vivent, des enfants qui hantent les trottoirs et les ruelles, tentent de s’y épanouir et de s’approprier un univers particulier.

Ce deuxième tome est essentiellement consacré aux récits dits réalistes, c’est-à-dire qui, s’ils se déroulent comme les textes du premier tome dans la ville ou dans l’île de Montréal, ne laissent aucune emprise ni au surnaturel, ni au merveilleux, ni au fantastique, ni à la science-fiction ou à l’anticipation. Les récits réalistes se rapportent à un monde du quotidien dans lequel tout événement s’explique par les lois de la raison. (p.XVI)

J’ai eu la chance de lire des nouvelles policières, réalistes et des extraits de romans. Le tout se déploie dans un foisonnement de textes. Quatre-vingt-douze extraits par quatre-vingts écrivains différents. Il resterait même assez de matière pour constituer un troisième volet. C’est dire la richesse de ce corpus littéraire unique et singulier. Les deux publications cumulent plus de 1800 pages.

Centre

Montréal occupe une place essentielle dans la vie économique, sociale et politique du Québec en plus de regrouper la moitié de sa population si on englobe les villes environnantes. Voilà qui peut expliquer l’abondance des textes. La littérature suit toujours le politique et la démographie même si dans les romans et les récits, il n’y a pas si longtemps au Québec, les écrivains tournaient le dos à la ville, ce lieu où le diable avait ses aises. Montréal a su reprendre sa revanche envers et contre tous, particulièrement sur l’Église.
Aurélien Boivin a, encore une fois, su dégager des particularités.

Il est toutefois un constat certes étonnant, du moins pour moi, peu importe la catégorie des récits sélectionnés dans l’un ou l’autre tome : rares sont les écrivains qui se sont attardés à décrire Montréal, un quartier ou une rue, avec ses caractéristiques ou ses habitants. (p.XXXVI)

Pas de descriptions des rues, des maisons et peu de présence des communautés ethniques. C’est assez étonnant cette « absence ». Si on ne s’étonne guère de voir des groupes culturels occuper des lieux délimités, du peu de contacts véritables entre ces communautés, on peut se demander pourquoi les écrivains ne décrivent pas la ville, ses maisons, ses escaliers, ses parcs et ses belles artères ?

Exceptions

Yves Beauchemin et Gabrielle Roy échappent à ce constat heureusement. Les extraits de Bonheur d’occasion collent à la géographie de Montréal de façon organique, je dirais. La montagne, où vivent les riches et les possédants, fait contre poids à Saint-Henri où  les démunis et les travailleurs s’entassent. La mouvance de la ville avec ses classes sociales est particulièrement présente dans les extraits choisis par monsieur Boivin.
Yves Beauchemin démontre une belle conscience environnementale et architecturale dans son texte. Un point de vue unique dans ce florilège. Comme si les écrivains étaient plus préoccupés par leurs émotions ou leurs questionnements que par les lieux qu’ils habitent. Cela me laisse perplexe. Les gens de la ville sont-ils dépossédés de leur environnement au point de ne pas s’y attarder ?

C’est Montréal qui m’a fait découvrir que je suis Québécois, pour le meilleur et pour le pire. C’est ici que j’ai appris ma condition, devant les affiches unilingues anglaises, dans les manifestations et les assemblées politiques, ou tout simplement en écoutant les passants, mes voisins de métro, les serveuses, le dépanneur du coin, les chauffeurs de taxi de bonne humeur ou pas, les enfants avec leurs fusils de cow-boy, leurs bicycles, leurs cordes à danser, leurs mots salés, leurs sourires à couper le souffle. (pp.134-135)

Le lecteur voyage ainsi du début des années 1800 jusqu’à l’époque contemporaine. Ce qui permet de voir l’évolution des moyens de transport, certaines transformations de la ville qui rejoint peu à peu la modernité des grandes agglomérations d’Amérique. Un aspect qui demeure toujours en arrière plan.

Corpus

Il en ressort, peu importe les genres ou les auteurs, que les hommes et les femmes qui retiennent l’attention à Montréal ont souvent du mal à transcender leur quotidien. La présence des riches est évoquée sans qu’ils deviennent des personnages importants, sauf dans une nouvelle de Harry Bernard. Le professeur d’italien met en scène un faux aristocrate qui manipule une société bourgeoise qui aimerait se donner des lettres de noblesse et qui se laisse filouter en craignant d’avoir l’air de provinciaux.
Les guerres, la maladie, le travail répétitif et peu valorisant, les épreuves quotidiennes retiennent l’attention des écrivains. On louange rarement la réussite matérielle et les prosateurs ne s’aventurent jamais dans le monde des affaires ou de la politique. Certainement une conséquence de la pensée sociale et religieuse de l’Église si dominante avant les années 70. Les originaux payaient cher leurs incartades alors. Pensons à Rodolphe Girard.

Cette œuvre toutefois, malgré le talent qu’elle décelait, n’eut pas l’heur de plaire à l’archevêque Bruchési qui, non seulement la condamna et en interdit la lecture, mais fit perdre au jeune écrivain l’emploi de reporter qu’il occupait à La Presse. Tout désemparé, Rodolphe Girard, marié et père d’un enfant, alla frapper à la porte du Canada dont Godefroi Langlois était rédacteur en chef.  (p.235)

Aurélien Boivin a fait un travail colossal avec son équipe pour cerner ce lieu dans ses différentes époques. Des textes qui témoignent du glissement lent et certain de Montréal vers la ville colorée et multiethnique que nous connaissons et que nous aimons.
« Un ouvrage indispensable » que j’écrivais pour les premiers pas de cette aventure. C’est toujours le cas. Aurélien Boivin donne une mémoire aux Québécois. Il faut savoir lui dire merci.

Contes, légendes et récits de l’île de Montréal 2. Montréal : une ville imaginée, d’Aurélien Boivin est paru aux Éditions Trois-Pistoles, 74,95 $.

Ce qu’ils ont écrit :

Lorsque nous arrivâmes dans le Grand Morial, il mouillait à boire de n’importe quelle façon, aussi bien assis que debout. Nous allions habiter dans une pauvre et laide maison froide qui avait été construite en plein champ glaiseux, à côté de Boscoville, un centre de réhabilitation pour la jeunesse délinquante, et qui faisait face à la Rivière-des-Prairies. (p.139)
— Victor-Lévy Beaulieu

Les hommes, pour moi, sont des vaniteux qui marchent trop droit. Je n’aime pas qu’ils bombent la poitrine en présence d’une compagne. Ceux-là sont bossus du devant. Je préfère pour époux celui qui s’est familiarisé avec l’humilité, celui qui marche courbé, tel que vous sans doute, sous le poids d’une grande affliction, un malheur de naissance. À ceux-là, la Providence réserve la récompense d’une âme habituée à la souffrance et d’un cœur qui se conserve pur. (p.558)
Jean-Aubert Loranger

Depuis une grande heure, Rose-Ana marchait en direction de la montagne. Elle avançait à pas lents et tenaces, le visage baigné de sueur, et enfin arrivée à l’avenue des Cèdres, elle n’osa de suite l’attaquer. Taillée à même le roc, la voie montait en pente rapide. Au-dessus brillait le soleil d’avril. Et, de-ci de-là, entre les fentes humides de la pierre, jaillissaient des touffes d’herbe déjà verdissantes. Rose-Anna, s’étant arrêtée pour souffler un peu, laissa filer son regard autour d’elle. (p.740)


— Gabrielle Roy