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jeudi 13 mars 2025

UN CARNET TOUT À FAIT REMARQUABLE

JE NE SAVAIS rien de Dionne Brand, une écrivaine canadienne née à Guayaguayare, à Trinité-et-Tobago, une île située dans la mer des Caraïbes, tout près des côtes du Venezuela. Elle vient au Canada dans les années 1970 et fait ses études universitaires à Toronto. Une auteure qui s’intéresse à la condition des esclaves, à leur perception de l’identité, à leur concept de l’histoire, du temps et du territoire qui se réduit souvent à l’espace de leur corps. Elle raconte sa propre aventure, puisqu’elle est de cette population qui a migré de force pour servir de main-d’œuvre dans les grandes plantations du Sud des États-Unis et ailleurs en Amérique. En franchissant La Porte du non-retour, en montant dans un bateau négrier, tous perdaient leur qualité d’humain. Ils ne seraient plus jamais des hommes et des femmes, mais des travailleurs et du bétail. L’Afrique s’estompe rapidement et devient un pays mythique et rêvé, flou et transformé. La mémoire des lieux d’origine s’efface, du peuple dont ils sont issus aussi. Ils sont alors d’une propriété ou d’une exploitation agricole, d’un enclos, presque après avoir été d’un continent. Une fois en Amérique, ils ne seront plus que des corps, que des gestes et une tâche. Dionne Brand nous plonge dans une réflexion singulière. 

 

J’adore les carnets d’écrivains et c’est ce qui a attiré mon attention. Avec le titre bien sûr : Cartographie de la Porte du non-retour avec comme ajout, «carnets d’appartenance». Et je ne fus pas déçu. Quel livre saisissant, intelligent, perturbant qui nous entraîne dans des dérives de l’histoire de l’Amérique et du monde, les pages les plus horribles de l’humanité! Et le présent n’est pas là pour nous rassurer. 

Nous venons de plonger dans l’ère de l’égoïsme et de la déraison. Le grand rêve de fraternité, d’égalité et de partage a pris toute une débarque avec les dernières élections aux États-Unis.

Dionne Brand s’attarde à cette fameuse porte que des populations capturées en Afrique franchissaient pour monter dans les bateaux qui les transportaient en Amérique.

Un pas terrible pour ces hommes et ces femmes que l’on privait du titre d’humain alors pour devenir l’objet d’un commerce à peine imaginable. On les forçait à partir, enchaînés. Tous comprenaient qu’il n’y aurait jamais de retour, que l’histoire ne fait jamais marche arrière. 

 

SITUATION

 

Bien plus, ce passage faisait en sorte qu’ils quittaient l’état d’humain pour devenir une marchandise que l’on pouvait vendre, échanger, éliminer quand ils n’étaient plus «bons à rien» sur les grandes plantations du sud des États-Unis et dans tous les pays que l’on a appelés le Nouveau Monde. C’était une terrible régression pour ces femmes et ces hommes qui perdaient leur qualité humaine, leur histoire, leurs rêves et l’idée même d’un avenir. Ils étaient enchaînés dans le présent et des tâches abrutissantes qui les laissaient épuisés jour après jour. C’est à peine imaginable toute la désespérance qui a dû habiter ces populations menées au fouet.

Nous avons beau lire sur le sujet, tenter d’ouvrir nos esprits de toutes les manières possibles, ça reste difficile à concevoir, à réaliser concrètement ce que cela signifiait pour ces gens entassés dans les cales des navires. Comment penser une telle horreur avec nos yeux de contemporains, leur désarroi et leur douleur?

 

«La catastrophe du capitalisme façonne notre époque. Ma tâche dans Cartographie de la Porte du non-retour était de tricoter le discontinu, de recouvrer l’histoire et le temps vécu; de les arracher à la catastrophe qui codifie la vie comme accessoire de la catastrophe, qui fait de nous des automates de l’économie de la catastrophe. Écrire est une reconstruction du temps, par laquelle des événements disparus/occultés par l’inertie du temps capitaliste arrivent.» (p.10)

 

Nous avons la direction et surtout l’intention de l’auteure. Voir, tenter de comprendre, dire la catastrophe, les effets à long terme sur des humains réduits à l’état de bétail et de travailleurs sans droits ni recours. L’esclavagisme a eu pour conséquence de couper ces gens de leur histoire et de les priver de futur, de les enchaîner à un désespoir quotidien, répétitif, où ils n’étaient que des gestes, un travail épuisant, pour lequel ils ne retiraient aucun avantage, aucune expectative d’améliorer leur sort et d’avoir une vie qui leur est propre. Comme si les propriétaires de ces grands domaines les enfermaient dans le présent, un lieu où il n’y avait plus de passé et encore moins d’avenir.

 

«Mon grand-père disait qu’il savait de quel peuple nous venions. J’ai énuméré tous les noms que je connaissais. Yoruba? Igbo? Ashanti? Malinké? Il disait non à chacun, ajoutant qu’il reconnaîtrait le nom s’il l’entendait. J’avais treize ans. J’avais très hâte qu’il se le rappelle.» (p.15)

 

La petite fille curieuse n’aura jamais de réponse de son grand-père. Il ne se souvenait pas. Tout comme il avait du mal à imaginer qui il était dans son île à la frontière de l’Amérique, dans cet avant-poste qui montait le guet face à la mer océane et qui se berçait dans les rumeurs du continent lointain. 

C’est terrible de ne pas savoir d’où l’on vient et qui nous sommes. J’ai beau ne pas être curieux de mes ancêtres français, je sais quand même qu’ils étaient d’une certaine région et que je n’ai qu’à faire un effort pour retracer le parcours de ceux qui étaient là avant moi. Ce n’est pas le cas pour ces descendants d’esclaves. Il n’y a aucun souvenir, aucunes archives, aucun nom à qui s’accrocher. Ils sont réduits à la dimension de leur mémoire individuelle, repoussés dans leur corps, leur seul pays.

 

IDENTITÉ

 

Voilà une réflexion importante sur ce qu’est l’identité et le territoire. Tous les descendants d’esclaves en Amérique sont privés de passé, de celui qu’ils ont abandonné en franchissant cette fameuse porte à l’île de Gorée ou ailleurs. Comme ils ne peuvent se référer à ce territoire où ils ont été transplantés et qui ne sera jamais le leur, ce lieu de leur malheur, de leurs conditions de bête au service d’un maître jamais bienveillant. Tous dépossédés de leurs enfants à la naissance la plupart du temps. 


«Notre héritage à nous, membres de la diaspora, est de vivre dans cet espace inexplicable. Cet espace est la mesure de la foulée de nos ancêtres depuis la porte jusqu’au navire. On est coincés dans les quelques mètres qui séparent les deux. Le cadre de la porte est l’unique espace d’existence véritable.» (p.31)

 

Pourtant, le Noir s’imposera dans l’imaginaire de notre société et deviendra une sorte de fantasme. Nous n’avons qu’à songer à la place prépondérante qu’ils occupent dans les sports. Le football américain, entre autres, où ils sont dominants, ou encore en athlétisme aux Olympiques, où les grands champions coureurs, sprinteurs, sauteurs sont souvent des Noirs ou des métis. 

 

«Le corps noir est culturellement codifié en tant que prouesse physique, fantasme sexuel, transgression morale, violence, talent musical magique. Ces attributions sont à portée de main et peuvent être utilisées quotidiennement. De la même façon qu’on utilise un outil ou un instrument pour exécuter une tâche liée à un besoin ou à un désir.» (p.46)

 

Voilà un carnet précieux qui nous entraîne dans un pendant peu reluisant de notre histoire récente, qui nous plonge dans une société que nous avons encore peine à cerner et que les Noirs ne savent trop comment regarder. L’utopie africaine demeure, mais elle est toujours insaisissable et ne correspond à rien de réel. Le désir du retour pour certains s’est très mal vécu parce que l’Afrique ne collait pas à l’image et au rêve qu’ils en avaient dans le Nouveau Monde.

Une réflexion saisissante, des pages d’une beauté époustouflante et d’une remarquable intelligence qu’il faut lire et relire parce qu’elle nous concerne, qu’elle fait partie de notre passé. Elle est aussi là dans notre imaginaire, qu’on le veuille ou non, avec la présence autochtone que l’on a trop longtemps occultée. 

 

«Je voulais être libre. Je voulais avoir l’impression que l’histoire n’est pas le destin. Je voulais être soulagée des barrières de la Porte du non-retour. C’est tout. Mais non, j’avais été frappée en pleine poitrine et mon corps avait été vidé de tout air. Tout ce que je pouvais faire pour m’accrocher à ma raison, c’était me fier à l’écoulement ordonné des minutes et à l’idée que le soleil se lève quand le jour paraît et qu’il se couche quand vient la nuit.» (p.189)

 

Un livre remarquable en tout point, nécessaire, troublant, magique en quelque sorte. De quoi ébranler toutes nos certitudes et nous ouvrir l’esprit sur une réalité historique encore bien présente dans nos sociétés.

 

BRAND DIONNE : Cartographie de la Porte du non-retour, Éditions Lux, Montréal, 232 pages.

https://luxediteur.com/catalogue/cartographie-de-la-porte-du-non-retour/

vendredi 8 novembre 2024

COMMENT SAUVER NOTRE BELLE PLANÈTE

NOUS LE SAVONSla planète va mal. Nous n’avons qu’à lire les journaux ou encore à écouter les informations pour en prendre conscience. Ouragans, inondations, sécheresses, feux de forêt partout, vents fous qui ravagent la Floride et les états de l’Est américain, pluies diluviennes en Espagne et au Portugal et des orages jamais vus à Montréal. Le niveau des océans ne cesse de monter avec la fonte des glaciers et le pergélisol libère des gaz toxiques. Et que dire des démences des autocrates avec leurs desseins sur l’Ukraine, la bande de Gaza, le Liban et ailleurs? Des nations entières sont forcées de migrer, créant des perturbations dans les pays d’accueil que nous avons du mal à évaluer. Il serait 150 millions d’hommes, de femmes et d’enfants de par le monde à rechercher un refuge où vivre normalement. Et comment oublier les dérives et les bêtises d’un illuminé qui a réussi à redevenir président des États-Unis? La plus grande catastrophe peut-être des temps présents.

 

Alain Deneault, philosophe reconnu pour ses prises de paroles senties et ses idées arrêtées, récidive. Il sonne l’alarme devant les changements climatiques tout en gardant espoir dans ce récent ouvrage. Dans la première partie de Faire que, l’engagement politique à l’ère de l’inouï, il effectue un survol de notre planète, ébranle certains mythes et leurres, toujours en ayant l’impression de prêcher dans le désert, j’imagine. Les sourds et les aveugles des réseaux sociaux ne le liront jamais et ils s’abreuvent des propos des nouveaux prophètes, les «influenceurs» qui se font un devoir d’ignorer ces avertissements. Ces gourous colportent la colère et la rage en secouant des faussetés et des contre-vérités. Les bobards et les mensonges sont malheureusement plus faciles à répéter que les informations scientifiques et les données inquiétantes. Donald Trump est l’un de ces augures maudits qui s’impose par la tromperie, la diffamation et la vulgarité. Et que dire d’un réseau comme Fox News, aux États-Unis, qui se spécialise dans les nouvelles fallacieuses et qui laisse toute la place aux farfelus? Les Américains vivent les conséquences de cette désinformation qui les détourne de la réalité et des gestes responsables.

 

ANGOISSE

 

Les populations des pays occidentaux, particulièrement, ne savent où donner de la tête devant des phénomènes climatiques de plus en plus violents et destructeurs. Du jamais vu, et une fréquence qui ne cesse de s’accélérer. Tous, nous en sommes conscients, même si plusieurs s’acharnent toujours à le nier, que les travaux humains doivent être pointés du doigt. 

 

«Ce sont 80 pour cent des espèces terrestres qui sont menacées par l’activité industrielle. Un million d’entre elles sont concernées : des grands mammifères, des insectes, des pollinisateurs, des plantes, etc. Parmi elles, une forte proportion d’individus est déjà disparue — plus de la moitié des oiseaux champêtres d’Amérique, 40 pour cent des colonies d’abeilles en Europe… Et ça progresse. C’est littéralement incroyable, une telle extinction de masse. On n’a rien vu de tel depuis la disparition de dinosaures il y a 65 millions d’années.» (p.17)

 

Pourtant, une grande partie de la population ferme les yeux et se comporte comme si tout cela n’était pas réel. Je pense à l’attitude du gouvernement du Québec devant le caribou forestier. Laisser disparaître une espèce animale sans tenter de la protéger, c’est mettre l’humanité en danger. Qu’on se le dise et qu’on le répète!

Pendant ce temps, la Terre perd les pédales et plus un lieu n’est épargné. Tous à la merci de tornades, de pluies diluviennes et de feux qui rasent des territoires immenses. 

Nous le savons et nous avons le pouvoir d’agir en diminuant la production de CO2, en faisant face au problème des véhicules qui utilisent des moteurs à combustion et qui accélèrent ces mutations de concert avec les industries polluantes. Pourtant, malgré les propos et les promesses de nos dirigeants politiques et économiques, peu de gestes significatifs sont posés pour contrer ces phénomènes et apporter des solutions. 

 

BATTERIES

 

Le gouvernement Legault a fait beaucoup de bruit autour de la production de batteries au Québec avec le projet de Northvolt. Les milliards ont plu à gauche et à droite, mais après la griserie des conférences de presse et les palabres sur la prospérité et le virage vert, nous apprenons maintenant que tout cela était peut-être un dirigeable qui se dégonfle de plus en plus rapidement. Surtout quand le sorcier en chef, Pierre Fitzgibbon, qui nous a vendu cette idée unique et historique, vient de s’éclipser pour regagner ses terres. Le plus grand projet jamais entrepris au Québec, chantaient les choristes Fitzgibbon et François-Philippe Champagne dans une harmonie rarement vue entre Québec et Ottawa. 

Enfin, la planète pouvait respirer.

Pourtant, faut-il croire que changer la source d’énergie va régler la question de l’automobiletout en construisant de nouvelles unités électriques et en augmentant les véhicules dans les villes et sur les voies rapides? On va s’en sortir avec le solaire, affirment d’autres «développeurs», en créant des parcs d’éoliennes qui vont balafrer le paysage et modifier notre rapport à la nature.

 

«Les tours éoliennes sont largement constituées de néodyme, un minerai rare dont le processus d’extraction est très polluant; elles ont une durée de vie de quelques décennies seulement, sont composées d’alliages qui ne sont pas recyclables et doivent être éventuellement enfouies on ne sait où après leur vie utile.» (p.27)

 

De quoi calmer notre ardeur et faire réfléchir. Il en est de même avec les métaux qu’il faut pour les fameuses batteries. L’extraction du lithium, par exemple, demande beaucoup d’énergie sans compter les dégâts de ces sites d’exploitations. Je frémis juste à penser aux lieux où l’on va puiser ce métal précieux dans le nord du Québec, un élément nécessaire à la fabrication de ces «piles de l’avenir». 

 

SOLUTION

 

Dans un deuxième temps, Alain Deneault pose la question : que faire devant cette menace qui risque de mettre fin à l’aventure humaine? Comment contrer «cette fatalité» et surtout changer nos manières de faire et de penser la communauté et le vivre ensemble?

Son diagnostic est simple : les empires politiques n’arrivent plus à modifier les façons de faire, à utiliser les ressources sans tout piller et mettre la vie des espèces animales et humaines en danger. Quand le profit est la valeur dominante, l’écosystème est saccagé. Les grandes entreprises ont démontré leur manque de volonté à chercher des voies plus naturelles et écologiques. Les pays gigantesques que sont La Chine, les États-Unis ou encore le Canada sont incontrôlables et la machine administrative tourne à vide la plupart du temps. Il faut changer des manières de faire et agir dans de petits ensembles, répète l’essayiste. J’ai songé à Small is Beautiful d’Ernst Friedrich Schumacher, qui a fait beaucoup de bruit dans les années 1970. L’intellectuel affirmait déjà que les empires économiques et industriels ne pouvaient servir les gens et les nations. Il y parlait d’entreprises qui respectaient l’environnement et les populations. La solution était intéressante, claire et nette, il y a cinquante ans. Barbara Stiegler résume très bien la situation dans son essai Que faire? que cite Alain Deneault.

 

 «Pour faire quelque chose, il faut d’abord penser ce qu’on fait là où l’on est, là où l’on se trouve.» Elle insiste : «Là où on est. Là où de fait on vit. Là où on passe son temps. C’est là où il faut penser ce qu’on fait. Et au moment où on parle, c’est-à-dire maintenant.» Et derechef : «Très concrètement, qu’est-ce qu’on peut faire là où on est, ici et maintenant, dans un environnement aussi destructeur, aussi toxique?»  (p.145)

 

Nous devons oublier alors les agglomérats mondiaux, les fameuses multinationales, les GAFAM, revenir à une dimension que la géographie impose. Une vallée, une plaine, les abords d’une rivière ou encore un lac créent un espace où les habitants peuvent agir en toute conscience. Penser région, sans négliger les contacts avec les autres bien sûr, les éloignés comme les plus proches. Le concept de «bio-région» est repris par Alain Deneault, cet espace naturel où un groupe d’humains peut s’épanouir tout en maîtrisant les effets négatifs de leurs gestes sur le milieu. Ça semble une utopie quand on voit des potentats bombardés les pays voisins pour faire renaître des empires qui se sont écroulés en implosant. Quand allons-nous comprendre

J’ai du mal à demeurer optimiste.

Faire que! l’engagement politique à l’ère de l’inouï donne espoir pourtant en proposant des solutions simples et accessibles. Il suffirait de se prendre en main pour travailler dans de petits ensembles, être responsable de notre milieu et choisir toujours le mieux pour tous. Ce qui n’est pas le cas maintenant. Les décrets concernant la gestion de mon lac viennent d’Australie et les décideurs n’ont jamais visité le Lac-Saint-Jean, ne connaissent pas les métamorphoses que les gens subissent depuis des années avec l’érosion des berges et les rechargements des plages, une véritable catastrophe écologique. 

C’est là tout le problème. 

Redonner au milieu, aux régions, la capacité d’agir et de choisir pour et par elles-mêmes. Mais cela, aucun élu ne le veut pour le moment au Québec et la décentralisation demeure une fiction. Ce ne sont que des fables que les dirigeants secouent pour attirer les citoyens. Et il faut savoir, je crois, que le véritable pouvoir de décider n’appartient plus aux politiciens ni aux gouvernements dans le monde de maintenant. Ou si peu.

 

DENEAULT ALAIN : Faire que! L’engagement politique à l’ère de l’inouï, Lux Éditeur, Montréal, 216 pages.

mercredi 29 mai 2024

LA DÉMARCHE DE JEAN-PHILIPPE PLEAU

JEAN-PHILIPPE Pleau signe Rue Duplessis, ma petite noirceur un témoignage fort intéressant. Le titre fait référence à la rue où il a grandi à Drummondville et le sous-titre évoque cette période qui a précédé la Révolution tranquille au Québec. Fils unique, Jean-Philippe Pleau deviendra ce que l’on nomme un «transfuge de classe», un concept inventé par Chantal Jacquet, historienne et philosophe. Ce terme désigne un individu né dans une famille d’ouvriers peu scolarisés qui coupe totalement avec son milieu d’origine en étudiant. Jean-Philippe Pleau fréquentera le cégep et l’université en sociologie avant de faire son chemin à la radio de Radio-Canada. Depuis quelques années, il anime et réalise l’émission Réfléchir à voix haute diffusée le dimanche soir à 19 h. Ce récit raconte son parcours, ses hésitations et son mal être vis-à-vis ses ascendances et son nouvel environnement social.

 

Les «transfuges de classe» sont nombreux au Québec, surtout pour ceux et celles de ma génération. Beaucoup d’entre nous ont eu des parents peu scolarisés et ont grandi dans des familles de travailleurs manuels souvent analphabètes ou presque. Mon père savait à peine lire et écrire son nom tandis que ma mère écrivait au son. Quasi tous mes frères ont quitté l’école très tôt pour s’enfoncer dans la forêt, suivant les traces de tous les hommes du clan. Tous peu politisés, ils travaillaient dur et se faisaient exploiter par les compagnies et les jobbeurs comme on disait. Je suis le premier de la fratrie (le neuvième d’une famille de dix) à me rendre à l’université. Non, les cégeps n’existaient pas à mon époque. C’est pourquoi je comprends particulièrement bien les propos de Jean-Philippe Pleau et surtout ce qu’il a ressenti en prolongeant des études et en s’éloignant des siens et de son milieu.

 

«Je suis ce qu’on appelle un transfuge de classe. Un gars qui a le cul assis entre deux chaises, qui n’est jamais tout à fait à l’aise dans le monde auquel il appartient désormais, tout en étant devenu étranger à celui d’où il vient.» (p.10) 

 

Il ne l’a pas eu facile. Il a connu ce que l’on nomme l’intimidation en étant plus souvent qu’à son tour sujet de harcèlement et de violence de la part des matamores de son âge. Des attaques physiques et surtout la cible de tous les sarcasmes avec son patronyme Pleau. Je vous épargne la grossièreté. Ça existait quand j’étais à la petite école et c’est encore et toujours le cas même si on tente par tous les moyens d’éliminer ce genre de comportement. 

 

PAREIL

 

Je me suis reconnu dans les propos de Jean-Philippe Pleau. J’ai souvent été la cible de sarcasmes dans les cours d’école avec mon strabisme. J’étais le coq-l’œil de la classe. Mais à cause de ma grande taille qui en imposait, je faisais ravaler les moqueries rapidement. 

Et il y avait pire que cet œil déviant. 

Dans ma famille de mâles (j’avais une sœur et huit frères), les tenues ne changeaient jamais. C’étaient nous les garçons qui se glissaient dans les vêtements que tous avaient portés. Rendu à moi, c’est certain que je n’étais pas atriqué à la mode du jour.

 

«Mon père comme ses frères se sont toujours enorgueillis d’avoir quitté l’école pour l’usine, sans réaliser que c’est le système qui les en avait exclus dès le départ en fonction de leur origine sociale. L’école, c’était pas pour nous autres, mais pour ceux qui pètent plus haut que le trou.» (p.32)

 

Il me semble entendre les propos de mon père et de mes frères qui se moquaient des «pousseux de crayon» qui ne savaient rien faire de leurs dix doigts. 

Jean-Philippe Pleau vient d’un milieu où les hommes étaient souvent alcooliques, violents et belliqueux. Les femmes impuissantes subissaient les humeurs de leur mari en se retenant pour ne pas hurler. Des cabochons qui acceptaient mal les directives, mais qui baissaient la tête au travail et serraient les poings pour apporter un salaire à la maison.

 


CHEMINEMENT

 

Le jeune homme de Drummondville fera son chemin à l’école avant de continuer au cégep et à l’université Laval en sociologie. Il se sentira mal et peu sûr de lui dans ce nouveau monde et tout croche quand il retournera à la maison familiale. 

 

«En changeant de milieu, je me suis mis à fréquenter ces espaces parce qu’ils en valent la peine, mais ces habitudes acquises m’ont constitué en adversaire de classe de mes parents. Nous sommes devenus au mieux des étrangers culturels, au pire des ennemis culturels. Je trouve que ça aussi c’est violent. Cette division me révolte.» (p.123)

 

Sans compter le sentiment d’avoir trahi. J’ai ressenti cela très profondément en m’appropriant un nouveau langage et en lisant les livres que tous dans la famille méprisaient ou en écoutant des musiques qu’ils ne connaissaient pas. J’entends encore les moqueries de mes frères et de ma mère quand je faisais jouer du Mozart sur mon pick-up. L’un de mes frères devenait enragé et menaçait de casser tous mes disques. Heureusement, j’avais la tête dure et je persistais.

 

«Écrire cela est violent, je trouve, même si c’est vrai. Bref, j’ai envie de vous dire que vous méritiez de sortir de votre petite noirceur de la rue Duplessis, et de vivre vous aussi votre révolution, ça aurait été à coup sûr tranquille.» (p.191)

 

Jamais certain d’être à la bonne place, toujours différent et étranger par ses propos, ses goûts, ses loisirs et son travail. Encore plus, c’était mon cas, quand vous écrivez et que vous vous efforcez de récupérer vos proches en les mettant au centre de vos histoires. C’est ce que j’ai fait dans mes romans Le violoneuxLa mort d’Alexandre et Les oiseaux de glace où j’ai puisé dans ma famille pour esquisser mes héros et les intrigues. Je n’ai jamais su si mes frères ont tenté de lire ces ouvrages. Tous là, avec leurs rires, leurs jurons et leurs extravagances pourtant. Ma mère avait réglé le cas en disant que «je n’écrivais que des maudites menteries». Jamais elle ne s’est reconnue dans le personnage d’Évelyne. C’était tout elle, n’ayant rien inventé. Tous les monologues d’Évelyne, dans La mort d’Alexandre, sont des propos que ma mère répétait inlassablement du matin au soir.

 

«Je suis un immigré de l’intérieur, un étranger dans mon propre pays. Les appels de Sylvain lors de mes anniversaires — et jadis ses invitations à dîner chez Subway — me font revenir d’exil, chaque fois. Mon philosophe préféré, Vladimir Jankélévitch, a écrit : “Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été.” Mais comment accepter ça sans se renier?» (p.259)

 

LA VRAIE VIE

 

Un témoignage touchant que celui de Jean-Philippe Pleau. Je l’ai suivi de la petite école à l’université en ayant l’impression de mettre mes pas dans les siens parce qu’au-delà du temps et des époques nos histoires se confondent et se répètent. 

Magnifique récit qui tente de tout dire avec les souffrances, les réticences d’un jeune garçon peu certain du monde. Pas étonnant que Rue Duplessis connaisse un tel succès parce que nombre de Québécois se reconnaissent dans la démarche de Jean-Philippe Pleau, ses hésitations, ses déchirements et ses tremblements. C’est la trajectoire d’à peu près tous les Québécois qui ont pris le chemin de la scolarisation et du savoir à partir des années 60 grâce à la Révolution tranquille. C’est notre histoire à toutes et à tous que Jean-Philippe Pleau raconte si bellement et avec une émotion rare. Il m’a fait revivre des moments que je pensais avoir enfouis dans les plis de ma mémoire. Pourtant, il suffit d’un mot et tout revient, tout est là, encore tout chaud et tout aussi douloureux. Personne ne peut oublier d’avoir franchi une certaine frontière et d’avoir abandonné un milieu de vie pour se glisser dans un autre monde où il se sent toujours un peu l’étranger. C’est peut-être pourquoi j’ai tant aimé le roman d’Albert Camus. Que dire de plus : un véritable bonheur de lecture.

 

PLEAU JEAN-PHILIPPE : Rue Duplessis, ma petite noirceur, Éditions Lux, Montréal, 328 pages

https://luxediteur.com/catalogue/rue-duplessis/

jeudi 2 mai 2024

LA FOLLE AVENTURE DE CATHERINE DORION

J’AI SUIVI l’aventure de Catherine Dorion en politique un peu comme tout le monde, j’imagine. Tout de suite après son élection dans la circonscription de Taschereau en 2018 pour Québec solidaire, la nouvelle députée a fait les manchettes pour des raisons inusitées. Sa tenue vestimentaire à l’Assemblée nationale a provoqué un véritable tsunami. Chacune de ses «apparitions» a été scrutée à la loupe par les médias. Ce n’est pas la première fois que l’on s’attarde aux vêtements d’une femme à l’Assemblée nationale. Pauline Marois a soulevé bien des commentaires avec ses «ensembles chics». Il y a aussi l’affaire des souliers de la ministre France-Élaine Duranceau tout récemment. Il semble que l’uniforme du politicien (il faut dire politicienne ici) est plus important que ses déclarations. J’ai suivi «les frasques» de madame Dorion, le sourire aux lèvres, parce que j’aime les rebelles qui refusent d’entrer dans le rang et qui rejettent les formules toutes faites.

 

Madame Dorion, dans Les têtes brûlées, carnets d’espoir punk, revient sur cette période qui a été éprouvante pour elle. Un passage dans un parti politique que l’on situe à gauche et qui devrait normalement être un refuge pour ceux et celles qui se démarquent par leur originalité. Pourtant, l’histoire nous prouve le contraire. Les formations de gauche sont terriblement conformistes et ne tolèrent guère la dissension et la parole libre. 

Le récit de madame Dorion nous permet de suivre la députée dans son aventure. Elle ne s’est pas représentée en 2022, en avait assez de ses démêlés avec les journalistes qui ont pris un malin plaisir à la traquer, à faire des manchettes avec sa tuque, un coton ouaté ou une salopette. Peu d’échos pourtant sur sa magnifique intervention concernant le poète Patrice Desbiens à l’Assemblée nationale. La meute des chroniqueurs (ils ont des idées sur tout et savent tout ce qu’un politicien doit faire et dire) s’est déchaînée. Le moindre geste, la petite déclaration, une vidéo, tout était scruté à la loupe. Ce qu’il y a de curieux, d’étrange même, c’est l’unanimité des médias envers Catherine Dorion et sa manière d’agir. Sa popularité a eu des conséquences dans sa vie privée, bien sûr. Nous en sommes là maintenant.

 

«Chaque explosion médiatique était suivie d’un second tir d’artillerie sur les réseaux sociaux. Des tsunamis s’abattaient sur chacune de mes boîtes de réception : Tu devrais disparaître, tu es une honte envers le peuple québécois / La conasse de Dorion / Complètement imbécile cette Dorion / Retourne te coucher / De toute façon tu auras ta leçon après les Fêtes et ça sera un dossier réglé / Suicidez-vous / Toi, mange de la câlisse de marde, charogne de vache à deux pattes de dopée.» (p.70)

 

L’Assemblée nationale possède des rites, ses protocoles et des usages qui viennent de loin et d’une autre époque. On a prêté serment à la Royauté britannique pendant des siècles jusqu’à ce que Paul Saint-Pierre Plamondon et les rescapés du Parti québécois refusent de le faire en 2022. La crise s’est réglée en douce. Les députés péquistes ont pu siéger sans ce simulacre et cette fausse comédie. 

Un protocole touche la tenue vestimentaire tout comme le vocabulaire. Jean-François Lysée signalait dans l’une de ses chroniques du journal Le Devoir que c’est au Québec où il y a le plus de mots qui sont interdits lors des débats. 

 

ATTENTION

 


Catherine Dorion fera l’actualité plus souvent qu’à son tour pendant la première année de son mandat, pas nécessairement à cause de son opposition au troisième lien du gouvernement caquiste. On papotera de sa tenue vestimentaire, de son vocabulaire, des images qui étonnaient dans ses vidéos. Le monde médiatique exultait et en redemandait. Denise Bombardier ira même jusqu’à comparer la députée solidaire à Donald Trump. La pire insulte qu’elle pouvait recevoir. 

 

«J’ignore encore que ce n’est qu’un petit avant-goût des critiques intenses qui me seront faites dans les médias au sujet de ma manière d’être, de ma façon de me vêtir, de parler, d’utiliser les réseaux sociaux, de mes façons tout court. Chaque fois que j’essaie de rédiger ici, pour le lecteur, le récit de ce chapelet de critiques, de raconter ce qui les a déclenchées et comment on les a égrenées dans le champ médiatique, chaque fois, une écoeurite aigüe s’empare de mon être et m’intime aussitôt de laisser là ce texte et d’aller me préparer un gin tonic. Par un étrange réflexe de ma psychologie, la platitude et la banalité de ces histoires d’école primaire me vident de ma force vitale dès que je les laisse remonter à ma mémoire.» (p.53)

 

Cette effervescence causera un malaise à l’intérieur de son parti. Elle prend trop de place et attire trop l’attention, laissant dans l’ombre les porte-parole de Québec solidaire. Surtout Gabriel Nadeau-Dubois qui n’aime pas se retrouver derrière sa députée.

 

«Personne ne s’intéresse aux discours à l’Assemblée nationale, je peux y raconter ce que je veux, ça n’a pas d’impact. Gabriel m’exprime très clairement le nœud du problème cet automne-là : “Tu as plus d’attention média que les porte-parole, ce n’est pas normal.” Comme on dit au théâtre : j’upstage. Ça ne se fait pas. Il faut que j’aie moins d’impact.» (p.133)

 

La situation ne pourra que s’envenimer avec le «vrai leader» de Québec solidaire. À bout de force, elle choisit de se faire discrète pour ne pas dire absente. Elle terminera son mandat sans soulever de vagues en s’occupant des gens de sa circonscription et en prenant un congé de maternité. Tout ça avant de revenir à sa vie d’antan, à son métier d’écrivaine et de comédienne. 

 

TÉMOIGNAGE

 

Voilà un témoignage extrêmement intéressant qui nous plonge dans les usages et les comportements d’une institution qui donne l’impression souvent de tourner à vide. Une machine où les attachés de presse prévoient la déclaration du jour qui retiendra l’attention des journalistes ou encore les médias qui imposent un sujet en s’accrochant à un mot ou un événement sans importance, mais que l’on répétera pendant vingt-quatre heures. La bête de l’information continue est insatiable. 

Les commissions parlementaires où les députés de l’Opposition ne sont guère écoutés et où tout se décide par le parti au pouvoir. Un appareil huilé qui ne tient pas compte des individus et où les élus ne répondent jamais pendant la période des questions. François Legault est un virtuose dans l’art d’éviter les sujets. Ça donne l’impression d’assister à une mauvaise pièce de théâtre que les comédiens répètent sans vraiment se soucier du public. 

Catherine Dorion entendait brasser la cage, travailler pour les citoyens, devenir celle qui parlait en leur nom et portait leurs revendications afin de créer une société plus juste et meilleure. Il semble qu’un député est muselé quand il se retrouve sur les banquettes à Québec et il doit suivre les lignes dictées par les spécialistes de la communication.

 

«Faire de la politique, au sens le plus noble, c’est mettre ses tripes et sa sensibilité sur la table à l’endroit précis où frappe le pouvoir, pour entrer enfin dans la bataille. La vraie. Ce sont les exemples de bravoure et de droiture — bien plus que l’image beigifiée d’un parti qui évite tout et son contraire pour ne pas perdre des votes — qui pourront générer chez les gens du désir pour leur peuple et pour les luttes à mener en son nom.» (p.136)

 

Catherine Dorion quittera la politique amochée malgré son enthousiasme, son audace, son optimisme et sa volonté de bousculer les choses. Personne ne peut résister à un ouragan médiatique. Tous les journalistes se sont jetés sur elle pour la curée, de la radio poubelle aux journaux plus traditionnels. 

Catherine Dorion quittera la politique amochée malgré son enthousiasme, son audace, son optimisme et sa volonté de bousculer les choses. Personne ne peut résister à un ouragan médiatique. Tous les journalistes se sont jetés sur elle pour la curée, de la radio poubelle aux journaux plus traditionnels. 

Un témoignage passionnant et percutant qui a encore plus de sens avec l’abandon d’Émilise Lessard-Therrien comme co-porte-parole de Québec solidaire. Elle répète dans sa lettre de démission les propos de Catherine Dorion quant au fonctionnement de son parti, du peu d’écoute qu’elle a reçu et des choix de la garde rapprochée de Gabriel Nadeau-Dubois. Un porte-parole qui décide tout malgré la structure bicéphale de cette formation politique qui se veut différente. 

J’ai parcouru le récit de Catherine Dorion comme un roman et j’ai tourné la dernière page en me retrouvant déprimé pour ne pas dire découragé. Dans le monde politique, les plus doués, les plus originaux, les plus audacieux sont broyés. Un témoignage que tous les électeurs devraient lire avant de voter pour celui ou celle qui promet de réinventer les choses et de sortir des sentiers battus. Catherine Dorion démontre que ce souhait relève de l’utopie. On peut répéter qu’il faut faire autrement, du bout des lèvres à l’Assemblée nationale, mais rien ne changera et toute une armée se déploie dans les corridors de cette vénérable institution pour faire en sorte que la machine tourne à vide. De quoi décourager bien des citoyens qui croient en la démocratie et à la parole qui s’exprime et se développe dans la plus joyeuse des libertés. De quoi rendre obsolète le très beau mot espoir.

 

DORION CATHERINE : Les têtes brûlées, carnets d’espoir punk. Éditions Lux, Montréal, 372 pages.

 https://luxediteur.com/catalogue/les-tetes-brulees/