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jeudi 27 janvier 2022

CE PAYS QUE NOUS NE CESSONS DE SACCAGER

MARIE-HÉLÈNE VOYER nous administre un véritable électrochoc avec L’habitude des ruines. J’ai eu l’impression de me retrouver le nez collé à la fenêtre, de voir enfin ce que nous faisons de notre environnement et de notre patrimoine. Voilà une réflexion percutante sur notre propension à se défaire des bâtiments anciens, à détruire des quartiers pour faire neuf, allant même jusqu’à raser des villages. Que dire de la laideur de nos centres commerciaux qui pullulent partout? Tout cela au nom du progrès, de la modernité, des affaires et de l’économie. J’ai vu disparaître les plus beaux édifices de Chicoutimi. Je signale l’église de Fatima, à Jonquière, un bijou des architectes Léonce Desgagné et Paul-Marie Côté qu’un entrepreneur a laissé se détériorer avant de la démolir. Un véritable crime. Il a fallu l’intervention d’Harold Bouchard pour sauver les magnifiques vitraux conçus par Jean-Guy Barbeau. Ces phénomènes se multiplient et Marie-Hélène Voyer met le doigt sur ce fléau dans son essai. Le Québec perd ses monuments historiques, se défigure et s’appauvrit. Que dire de cette soif du clinquant et du béton


 

Les médias nous alertent régulièrement. Jean-François Nadeau du Devoir en a fait une spécialité. Il sonne les cloches pour nous informer qu’un autre joyau du patrimoine va passer sous le pic des démolisseurs. Souvent, les entrepreneurs ou les responsables du saccage, tentent de dorer la pilule en jurant que la façade sera protégée et intégrée à la nouvelle construction. 

L’écrivaine embrasse large et c’est tout l’environnement du Québec qu’elle scrute. L’espace agricole que l’on tue en traçant des boulevards ou en ouvrant des quartiers où l’on érige de faux châteaux pour étaler sa richesse clinquante. Des ruisseaux que l’on fait disparaître, des rivières et des marais que l’on assèche pour faire place au béton. Que dire des arbres que l’on rase partout dans nos villes? Des rues splendides comme celle que j’ai longtemps habitée à Jonquière. Mous avions acheté une maison blanche à cause des érables qui bordaient la rue Sainte-Gertrude jusqu’au pied du mont Jacob. Peu à peu, les nouveaux venus ont coupé ces majestueux centenaires et transformé notre quartier en désert. Un voisin immédiat a abattu son érable magnifique sous prétexte qu’il faisait trop de feuilles à l’automne. Il faudrait avoir le droit d’amener ces gens en justice pour crime contre la nature. 

 

En matière de paysage et de patrimoine bâti, on confond souvent cette banalité apparente avec un manque d’importance ou de transcendance. La vie ordinaire se campe pourtant le plus souvent dans des lieux de rien, loin de toute monumentalité. Nos maisons banales sont plus riches qu’elles n’y paraissent, car elles témoignent de l’assemblage complexe de nos unions et de nos ruptures, de nos espoirs et de nos déceptions. C’est toute la syntaxe de nos vies, tantôt noueuse, tantôt hachurée, qui s’y dessine. (p.28)

 

Marie-Hélène Voyer remet en question notre rapport avec le pays, le fleuve, les cours d’eau, la forêt, l’histoire et notre passé que l’on biffe peu à peu. Les autoroutes balafrent le paysage quand elles ne viennent pas défigurer des villes comme Québec et Montréal. La vie des gens de tout un quartier devient un enfer. Je pense au secteur que l’on a détruit à Montréal pour faire place à la tour de Radio-Canada que l’on a abandonnée récemment.

 

DÉSASTRE

 

Tellement de lieux que l’on souille, ravage et abandonne avant de recommencer ailleurs. 

 

La ville devient cette femme un peu hagarde qui erre, comme une dinde, à la recherche de sa dignité et de sa mémoire perdue. Paysage de façades : scénographie de la feintise et de l’inauthentique qui dissimule une ville à la syntaxe rendue illisible, étouffée par la densification, la rentabilisation, le consumérisme et la démesure. Une ville dont les apparences ploient et s’effritent, plombées par les tours toujours plus hautes de condos toujours plus chers. (p.88)

 

Il y a aussi des zones, il faut s’en souvenir, où l’on a déporté la population (Forillon restera un œil au beurre noir de notre histoire) pour accueillir les touristes ou des villages que l’on a rasés parce qu’ils n’étaient plus lucratifs. Nous basculons dans la science-fiction. Il y a même certains «visionnaires» qui ont proposé de fermer des régions, il n’y a pas si longtemps. Pas rentable la Gaspésie, les îles de la Madeleine ou le Lac-Saint-Jean.

J’adore quand madame Voyer fait appel aux écrivains qui se sont préoccupés de certains lieux, de leurs paysages et des cours d’eau. Jacques Ferron vient souvent témoigner, Pierre Nepveu, Arthur Buies. Elle aurait pu ajouter Yves Beauchemin qui a milité pour sauver le patrimoine bâti de Longueuil et de bien d’autres comme Victor-Lévy Beaulieu, Louise Desjardins et Jacques Poulin. 

 

MODERNISME

 

Nous sacrifions tout au toc, au faux modernisme, à l’appétit des nantis qui souhaitent des bulles au centre-ville et abandonnons tout à des entrepreneurs spécialisés dans la laideur. C’est notre identité que nous immolons peu à peu. 

Même nos bibliothèques personnelles, avec les livres que nous accumulons depuis l’enfance, n’intéressent personne. Il faut les démanteler et les expédier souvent dans des pays lointains qui veulent développer la lecture avec de vraies livres. Ça me bouleverse. Que faire des œuvres qui ont fait ma vie? Je devrai faire comme mes parents qui ont vendu leurs vieux meubles à des brocanteurs. On connaît l’histoire des Américains qui ont raflé une grande partie de nos antiquités pour une bouchée de pain. C’est peut-être pourquoi nous adorons tant aller, quand arrivent janvier et la belle neige, nous installer dans un camping d’une laideur recherchée, au bord d’une plage de Floride. 

Voilà un regard lucide, intelligent que L’amour des ruines de Marie-Hélène Voyer qui en révèle beaucoup sur notre rapport au pays, au paysage, à nos villes et villages, à notre façon de respirer et d’agir dans une province qui se modernise, dit-on, en devenant amnésique et numérique. J’ai eu des frissons en lisant cet essai que l’on devrait imposer dans les écoles. C’est notre histoire, notre identité que l’on saccage avec ces nouvelles constructions sans âme qui poussent partout et finissent par faire des enclaves aseptisées. Bien plus, c’est l’amour du beau, de la vie, l’avenir que l’on piétine en laissant tout aller. Et nous regardons, les bras croisés, ce désastre organisé et planifié.

L’essai de Marie-Hélène Voyer pourrait devenir une longue énumération qui aurait de quoi décourager le plus optimiste des Pangloss de notre époque, mais c'est tout le contraire. Véritable coup de poing, que cette réflexion de madame Voyer. Ça peut expliquer pourquoi nous sommes incapables de construire un pays. Parce que pour arriver à cet aboutissement, il faut de l’amour, un respect du paysage et des villages, des maisons et des édifices. 

 

VOYER MARIE-HÉLÈNEL’habitude des ruines, LUX ÉDITEUR, Montréal, 214 pages, 24,95 $.


https://luxediteur.com/catalogue/lhabitude-des-ruines/

mardi 6 février 2018

L’HISTOIRE IGNORÉE DES INNUS

MARIE-CHRISTINE LÉVESQUE ET SERGE BOUCHARD nous offrent, avec Le peuple rieur, un autre regard sur le territoire du Québec et son passé. Certes, nous savons que le pays était habité par différentes nations autochtones, et ce depuis fort longtemps. Pourtant, les manuels d’histoire laissaient souvent entendre que tout a commencé pour de « vrai » au Canada avec l’arrivée des Français et de Jacques Cartier. Pourtant, l’Amérique a été fréquentée bien avant la venue des Français. Des pêcheurs basques et des Vikings rencontrèrent les Innus qui se déplaçaient sur leur immense territoire, le Nitassinan, qui couvrait une grande partie de la province de Québec. Un peuple nomade qui s’enfonçait dans les terres en hiver et qui se retrouvait près du fleuve et de la mer pendant la belle saison pour fraterniser, pêcher, chasser la baleine et commercer.

Je pense au petit garçon que j’étais en 1952 quand j’ai fait mon entrée à l’École numéro neuf, un matin de septembre. Une école de rang comme il en existait partout dans les villages et les paroisses. Elle se dressait à plus d’un kilomètre de la maison familiale, autant dire à l’autre bout du monde. Ce fut ma première grande sortie, mon premier contact avec les filles et les garçons du voisinage. Je garde en mémoire le plaisir que j’avais ressenti en recevant mes manuels scolaires. De véritables trésors. Ma première tâche a été de recouvrir mes livres avec un papier brun pour les protéger. Heureusement, ma sœur était plutôt habile dans ce travail et elle m’avait grandement aidé.
Et il y avait le manuel d’histoire d’un vert un peu délavé. J’avais du mal avec les couleurs parce que je suis un peu daltonien. Je l’ignorais à l’époque. Histoire du Canada de Farley et Lamarche. J’en garde précieusement un exemplaire. Il est un peu usé, mais en bon état. Un récit rédigé en 1935 et qui a connu plusieurs impressions et versions au cours des années. Mon exemplaire a été remanié en 1945, un an avant ma naissance. Peut-être le livre qui m’a fait le plus rêver. Toutes ces illustrations que je tentais de reproduire sur de grandes feuilles. Je me passionnais pour le dessin alors et avais toujours un crayon à la main. C’était une véritable obsession dans ma famille. Mes frères dessinaient comme des magiciens et je voulais tellement faire comme eux. Jacques Cartier, Champlain, Radisson et Des Groseilliers, le père Marquette et Joliette, Brébeuf et Lalemant, des noms qui ont rapidement fait partie de ma famille pour ainsi dire.

DÉCOUVERTE

La première partie consacrée aux Autochtones dans mon Histoire du Canada était rapidement expédiée. Huit pages dans un manuel de plus de 500 pages. Les auteurs en faisaient un portrait plutôt négatif. Ils sous-estimaient d’abord leur nombre. On sait qu’ils étaient plusieurs millions à peupler l’Amérique du Nord. Ils parlaient d’à peine 600 000 dans leur manuel. Dans leur esprit, les Indiens du Sud étaient les plus civilisés, particulièrement en Amérique centrale. Mais, plus on allait vers le Nord, plus les Blancs rencontraient des barbares. On ne parle jamais des Innus et on affirme que les premiers habitants étaient des sédentaires… Ils décrivent un individu têtu, orgueilleux, peu fiable, particulièrement cruel à la guerre et aux mœurs étranges. Les historiens passaient rapidement à la vraie histoire, celle de l’arrivée des Blancs et de la civilisation.
Je m’attarde souvent à l’illustration de la page 26 qui évoque Jacques Cartier à Gaspé. On voit qu’il vient de planter une croix immense, peut-être d’une dizaine de mètres de haut en plein cœur d’un village micmac. Une véritable gifle pour ces Indiens. Que feriez-vous si quelqu’un venait planter une croix devant votre maison ? Je n’étais pas conscient alors des propos racistes de mon manuel, des faits et des événements que l’on déformait pour justifier une guerre d’occupation et toutes les manœuvres d’usurpation.
Pourtant, les Indiens ont continué de me faire rêver avec l’arrivée de la télévision et des séries comme Le Dernier des Mohicans ou encore Aigle noir. Tous mes jeux tournaient autour des chasses et des entreprises des Autochtones. Je devins très habile dans la fabrication des arcs et des flèches, portais une plume de dindon sur la tête avec fierté, me prenais pour un grand chef et un redoutable chasseur. Les abords de la rivière aux Dorés devinrent mon territoire de découvertes et d’aventures. J’y écrivais déjà des romans dans ma tête.

VIDE

Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard comblent un vide terrible avec Le peuple rieur, soit l’histoire unique des Innus qui étaient là avant l’arrivée des Européens et qui sont toujours là. J’ai grandi à quelques kilomètres de Pointe Bleue, qui est devenue Mashteuiatsh en 1985, sans rien savoir de ces Innus, de leur vie, de leurs territoires qui comprenaient la rivière Ashuapmushuan près de laquelle je passais mes étés. Nous vivions dans l’indifférence l’un de l’autre, sans véritables contacts. Une anomalie quand j’y pense maintenant, le résultat de siècles d’incompréhension et de méfiance.

De l’arrivée précise de tel ou tel explorateur, nul récit ne fait mention. Les Amérindiens étant des peuples sans écriture — mais non pas sans mémoire —, les nouveaux venus s’accordèrent le soin et le privilège de rédiger « leur » histoire. Tout au moins, d’inclure les indigènes dans cette épopée du Nouveau Monde, dont ils faisaient évidemment partie intégrante. Entre les lignes de l’histoire écrite, il nous faut donc imaginer… (p.78)

Les Innus ont dû développer des trésors d’imagination pour survivre dans un territoire étonnant. Nomades, chasseurs et pêcheurs, ils ont survécu en se déplaçant selon les saisons, se regroupant à des endroits précis en bordure de mer pour pêcher et chasser la baleine en été, fraterniser, célébrer des unions et faire du commerce avec d'autres peuplades. L’hiver, ils remontaient les grandes rivières pour retourner dans leurs territoires de chasse, dans le domaine du caribou et de l’orignal, du castor et de la loutre, loin à l’intérieur du continent. Une vie rude, particulière que Serge Bouchard a très bien décrite dans Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu. Une vie fascinante qui a inspiré grandement Gérard Bouchard pour la partie autochtone de son roman Mistouk.
Les premiers contacts avec les Européens, l’arrivée des Français, de Jacques Cartier et de Samuel de Champlain, les affinités plus grandes des arrivants avec les Hurons-Wendats, des sédentaires, donc plus civilisés dans l’esprit des conquérants que ces insaisissables chasseurs qui se déplaçaient sur le territoire selon une logique que les Français ne comprenaient pas.

HISTOIRE

Les auteurs racontent les premiers contacts souvent difficiles, les propos étonnants des missionnaires qui furent les premiers à décrire les agissements des Innus et leurs mœurs. Un regard toujours assez négatif, il faut le dire. Ils ne comprenaient pas leur pensée et surtout ces missionnaires avaient la vérité de Dieu dans leurs bagages. Tous ont cherché dès les premiers moments à sédentariser ces hommes et ces femmes, à en faire des Blancs et des paysans. Une bien triste histoire qui s’est répétée partout en Amérique. Thomas King en a long à dire sur le sujet et il raconte très bien les manœuvres des envahisseurs pour contrôler les Indiens, leur voler leurs terres dans l’Ouest du Canada et particulièrement en Colombie-Britannique.

Entre 1862 et 1879, ce sont les oblats Charles Arnaud et Louis Babel qui agirent en tant que responsables des Indiens de la Côte-Nord au nom du gouvernement — le père Arnaud avait d’ailleurs résidé aux Escoumins de 1852 à 1862. Ces missionnaires influents étaient les interlocuteurs, les dispensateurs des fonds de secours, les experts en reconnaissance des problèmes. Toutes leurs interventions, est-ce une surprise, tournaient autour de l’idée de sédentarisation, d’agriculture et de civilisation. Même si leur règne dans les affaires civiles s’acheva officiellement en 1979 — le Canada, désormais fédéré, avait voté sa Loi sur les Indiens et nommé un « agent des Indiens » pour les remplacer —, ils conservèrent la main sur toutes les décisions importantes jusqu’en 1911, c’est-à-dire tant et aussi longtemps qu’ils résidèrent à Pessamit. (p.244)

Une obsession qui traverse les siècles. Toutes les décisions et les manœuvres des Français cherchent à christianiser les autochtones pour en faire des Européens. La saga des pensionnats est un volet particulièrement honteux de cette approche raciste et inhumaine.

FOURRURE

Tout débute avec le commerce des fourrures qui deviendra rapidement l’activité la plus importante et lucrative en Nouvelle-France. Un poste de traite où les chasseurs et les trappeurs viennent échanger leurs fourrures contre des produits de première nécessité. Une exploitation éhontée des Innus et des profits énormes pour les grandes compagnies qui se découpaient le territoire sans jamais demander de permission aux vrais propriétaires. Cette chasse intensive transformera peu à peu la vie des nomades. Les chasseurs par nécessité deviennent des « trappeurs industriels » pour ainsi dire. Ils mettent ainsi les ressources en danger, particulièrement le castor qui se fait de plus en plus rare. Le pire était à venir, on s’en doute.
L’exploitation forestière devait donner presque le coup de grâce à la vie traditionnelle des Innus. Ces espaces immenses, particulièrement le Saguenay et le Lac-Saint-Jean qu’ils avaient toujours réussi à protéger des Blancs, furent envahis par des bûcherons qui construisirent des barrages, défrichèrent et s’approprièrent toutes les bonnes terres. Ce fut une véritable catastrophe pour les différentes nations du NitassinanPlus récemment, la construction des grands barrages a transformé le pays de façon irréversible en noyant des rivières et des territoires ancestraux.
Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard racontent cette terrible tragédie avec une foule de détails et d’anecdotes. J’ai pris plaisir à suivre le jeune anthropologue qu’était Serge Bouchard quand il est arrivé sur la Côte-Nord au début des années 1970 pour rencontrer ses premiers Innus. Il s’y fera des amis pour la vie. Il y retournera régulièrement pour étudier leur manière de vivre et de rêver le monde. L’anthropologue et l’écrivaine donnent aux Innus une histoire, leur histoire, mais ils nous offrent aussi une grande partie d’un passé que nous avons tenté de nier par toutes sortes de manœuvres. Il faut lire encore Thomas King et L’Indien malcommode pour voir les Canadiens signer des traités et les oublier avant même que l’encre soit séchée. Une tragédie et un racisme qui fait frémir. Juste l’existence des réserves est une honte et un témoignage douloureux de cette dépossession.

Tout le monde est surpris quand je dis que je raconte  aux Autochtones leur propre histoire. Et pourtant, les Québécois, les Canadiens connaissent-ils cette histoire qui est aussi la leur ? Je raconte l’Amérique d’avant, et puis celle d’après. J’insiste sur la violence coloniale, certes, mais aussi sur la dignité et la grandeur des peuples agressés par les politiques d’assimilation. Je leur dis par quoi sont passés leurs ancêtres, de la souveraineté à la dépossession. Je parle aussi du présent. De la valeur d’une identité, d’une langue, d’une tradition. Partout, dans les salles de réunion, dans les gymnases, les écoles, sous les tentes, je vois des yeux grands ouverts, des yeux abattus, des yeux embués ; je sens l’intérêt, la curiosité, et toujours, vers la fin de mes causeries, une immense fierté. (p.289)

Ce que j’aurais aimé avoir un tel livre quand j’ai commencé à fréquenter l’École numéro neuf de La Doré. J’aurais rêvé encore plus, je le sais, serais peut-être devenu un Indien qui s’aventure dans la forêt et les montagnes, remonte la belle rivière Ashuapmushuan où j’ai vécu des moments de bonheur sur les plages de granite des chûtes à l’Ours et sur les bancs de sable, en haut des rapides, où nous avions une idée du paradis où seul l’orignal osait s’aventurer.
Le peuple rieur est un livre nécessaire que tous les étudiants devraient lire pour comprendre ce qui s’est véritablement passé au Québec et au Canada, ce que nous avons perdu aussi en niant ces populations qui avaient su s’adapter au climat et à une géographie particulière. Véritable tragédie, nous n’avons pas voulu voir ce Nouveau Monde, ces humains, les entendre et les écouter pour apprendre une autre manière de respirer et d’être. Notre histoire est une épopée, bien sûr, mais par toujours glorieuse.


LE PEUPLE RIEUR de MARIE-CHRISTINE LÉVESQUE ET SERGE BOUCHARD, une publication des ÉDITIONS LUX.


lundi 4 novembre 2013

Gabriel Nadeau-Dubois donne sa version


Printemps 2012. Des grèves étudiantes éclatent partout au Québec. On réclame la gratuité scolaire et un accès plus grand à l’université. Un conflit sans précédent par son ampleur et sa durée. Les médias s’enflamment. Violence policière, droit de manifester, de recevoir des cours en recourant aux injonctions, droits individuels qui semblent avoir préséance sur les droits collectifs, liberté d’expression et dissidence. Comme si pendant quelques semaines, il avait été possible d’imaginer une façon autre de voir et d’être au Québec.


Gabriel Nadeau-Dubois a été l’un des porte-parole de cette grève étudiante, de ce printemps érable qui a accaparé à peu près tous les bulletins de nouvelles pendant des mois. Avec Martine Desjardins et Léo Bureau-Blouin, ces jeunes ont étonné par leur calme, leur sagesse et la justesse de leurs propos. Nadeau-Dubois a vite été perçu comme le «mouton noir», se faisant souvent reprocher d’être le pur et l’intransigeant qui refusait toutes négociations.

Retour

Gabriel Nadeau-Dubois revient sur cette période particulière de l’histoire du Québec où des centaines de jeunes sont descendus dans les rues et, après des mois de contestations, ont su rallier une bonne partie de la population à leur cause.
Tenir tête nous fait vivre ces événements de l’intérieur. L’étudiant en philosophie raconte la mobilisation étudiante, les réunions interminables de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE) qui avait choisi de débattre toutes leurs décisions en assemblée générale, limitant ainsi singulièrement le rôle des représentants qui devaient s’en tenir à des mandats précis. Un phénomène que les médias n’ont jamais comprit ou voulut comprendre.
«La plupart de ceux qui ont fait le procès des assemblées générales de grève n’ont d’ailleurs jamais assisté à une seule d’entre elles et ignorent qu’on y encourageait de manière constante — et presque naïve diront certains — le discours politique. Une priorité qui s’est avérée lourde et rebutante par moments, qui a mis à l’épreuve la patience de plusieurs, mais qui a aussi donné lieu à des échanges politiques d’une richesse inouïe.» (p.55)
De quoi dérouter les journalistes qui apprécient les réactions spontanées, aiment quand une question reçoit une réponse. Les médias veulent du direct, de l’émotion et souvent du sensationnel.

Problème

La gratuité scolaire et le rôle des universités, les conséquences de la décision du gouvernement Charest de hausser les frais de scolarité retiennent l’attention de Nadeau-Dubois. Des mesures similaires ont eu des effets néfastes dans d’autres pays. Baisse de la fréquentation des universités de façon significative en Angleterre et aux États-Unis, endettement des diplômés qui n’arrivent plus à s’en sortir dans le climat économique présent. Un questionnement fort pertinent sur le rôle des universités qui, peu à peu, deviennent des «laboratoires» pour les entreprises privées. Le rôle traditionnel de ces institutions qui formaient des citoyens capables d’analyser, de questionner, de critiquer et de juger semble bien loin des préoccupations des recteurs. Il faut que ce soit efficace, rapide et comptabilisable.
Médias

Nadeau-Dubois insiste aussi sur les réactions de la plupart des chroniqueurs et des commentateurs, pendant cette période. Tous ont tapé joyeusement sur les étudiants, demandant au gouvernement de les ramener dans les salles de cours, les privant ainsi de leur liberté d’expression et du droit de manifester. Une unanimité particulièrement suspecte, des embardées spectaculaires dans certains cas.
«Denise Bombardier s’alarmait le plus sérieusement du monde de l’effondrement de l’État de droit dans les pages du Devoir. Avec le recul, ses propos paraissent d’un ridicule consommé: «La rue a gagné sur l’État de droit. Les lois votées à l’Assemblée nationale et celles imposées par les tribunaux pourront désormais être invalidées dans les faits par des groupes divers qui ont fait leurs classes ce printemps en bloquant Montréal la rouge, en noyautant les réseaux sociaux, en intimidant leurs adversaires et en usant de violence.» S’en était fait de la démocratie, le Québec sombrait dans le chaos.» (p.169)
Gabriel Nadeau-Dubois s’interroge aussi sur la judiciarisation du conflit, l’interprétation des juges qui ont accordé des injonctions, niant ainsi les droits d’une majorité en privilégiant les désirs individuels.
Un essai vivant, percutant, vivifiant qui ramène des questions qui n’ont pas encore trouvé de réponses. Notre société est à la dérive, peut-être, mais pas pour les raisons que l’on ne cesse de remâcher. Heureusement, il y a une jeunesse intelligente et articulée qui questionne et refuse d’avaler les couleuvres des dirigeants. Il faut tenir tête, c’est la seule manière de progresser, de changer des choses. Un éclairage nécessaire qui peut servir de leçon, du moins je l’espère.

Tenir tête de Gabriel Nadeau-Dubois est paru chez Lux Éditeur.