vendredi 23 octobre 2020

PEUT-ON OUBLIER SES ORIGINES

C’EST LA FAUTE DE Serge Bouchard et Jean-Philippe Pleau qui animent l’émission C’est fou à la radio de Radio-Canada, le dimanche soir. Ils avaient invité, il y a quelques semaines, Mélanie Michaud, l’auteure du roman Burgundy. Elle était là pour parler de ses racines, de son enfance dans la Petite-Bourgogne, un quartier de Montréal. Burgundy fait plus chic, semble-t-il, et c’est le vocable que certains résidents utilisent pour masquer leur misère peut-être. L’entrevue et le questionnement m’ont fait me tourner vers le premier ouvrage de cette écrivaine. J’avais glissé mon exemplaire dans la pile des «nouveautés à lire» et l’avais un peu oublié avec les titres qui s’accumulent malgré la pandémie.


Un récit d’enfance qui m’a entraîné dans un univers singulier, un langage et une verve qui tient de l’oralité et s’avère la «couleur» de ce milieu particulier de Montréal. J’ai pris un grand respire et me suis laissé aller en me disant qu’au pire je risquais de me perdre ou de nager dans un territoire qui impose des règles et des manières de secouer la réalité.

 

Je voudrais effacer la laideur de mon existence, mais c’est là, au centre de tout, comme un gros nez au milieu d’une face. Je voudrais rayer Burgundy de la mappe. Burgundy, coincé entre Saint-Henri et Pointe-Saint-Charles; étouffé entre sa vanité et sa pauvreté. Un quartier qui sent la marde et où la marde est toujours pognée. Un lieu où l’on ne grandit pas vraiment, où l’on reste petit, comme dans le nom. Little Burgundy. (p.9)

 

En tentant de rayer «la laideur de son enfance», en jonglant avec les mots, c’est tout le contraire qui se produit, on le sait. «J’écris ici la vie que je veux effacer.» Ça m’a fait sourire un peu. Je l’ai souvent répété : tout part des premières années. Je pense à Victor-Lévy Beaulieu, Michel Tremblay, Francine Noël, Gabrielle Roy, Louise Desjardins et la liste pourrait s'allonger indéfiniment. 

Me voici donc dans ce quartier de Montréal que je ne connais guère, où les gens flirtent avec l’indigence. Un milieu de francophones qui surnagent en traînant une misère physique et mentale qui semble héréditaire. Le père de Mélanie ne travaille à peu près jamais, s’accroche à l’assistance sociale, trempe dans des affaires louches, trouve une certaine aisance financière en s’acoquinant avec les motards. Il ne peut dire une phrase sans blasphémer. Il jure contre sa fille et l’univers entier, peut-être aussi contre lui-même et sa propre grossièreté. Mélanie doit faire sa place dans ce quartier qui ne fait pas de faveurs. La vie est un combat, dit-on. Il semble que ce soit plus vrai pour certains que pour d’autres. Un lieu où tous traînent leur misère sur les trottoirs, déménagent d’un taudis à l’autre, souvent dans une rue voisine. Ce n’est pas sans me faire penser à Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy qui se situe dans le quartier jouxtant celui qu’évoque Mélanie Michaud.

 

Je n’ai jamais vraiment su ce qu’il faisait dans la vie, mon père. Jamais de façons précise en tout cas. Quelquefois, il peinturait le dessous des tables en noir ou quelque chose de même, je ne savais pas trop. Il a souvent travaillé de nuite. Ou juste pas travaillé pantoute. Il répétait constamment «Le BS, c’est la meilleure misère qu’ils ont inventée pour du monde comme nous autres!» (p.17)

 

L’alcool circule, la drogue dans les bars pour le père qui joue au portier pendant un certain temps, passe ses nuits à cogner les récalcitrants et à encaisser des coups. J’ai glissé dans Burgundy comme dans un bain plus ou moins chaud. Je me suis retrouvé dans les vapeurs de la misère et de la survie avec des embellies ici et là. Mélanie vit de beaux moments avec sa grand-mère, une femme d’une douceur remarquable et qui fait des galettes inoubliables. Mais la dure réalité s’impose. Chaque matin est un défi et la petite fille fonce pour faire sa place. Elle doit se faire craindre pour respirer. Les études vont plus ou moins bien et Mélanie est une hyperactive. Elle ne cesse de jongler avec des questions, d’argumenter avec ses professeurs. Jamais elle ne se contente des formules toutes faites ou des explications neutres de ses manuels scolaires. Le genre que l’on aime assommer avec des médicaments pour avoir la paix. Heureusement, ça ne semblait pas généralisé à l’époque de Mélanie Michaud. On ne voulait peut-être pas encore formater tous les récalcitrants, ceux qui perturbent les parents qui n’ont plus le temps de s’occuper de leurs enfants.

 

Dans mon école, des enfants pauvres, il y en avait beaucoup. Les rejets étaient ceux qui avaient du beau linge pis des lunchs. Mais le Gouvernement des Écoles nous aimait. Chaque matin, il nous donnait un berlingot de lait et des petites biscottes. Pour certains enfants, c’était le seul repas de la journée. Des fois, quand je m’étais acheté (ou volé) des nouilles ramen, je donnais ma biscotte aux affamés pis je grignotais mes nouilles sèches. Je donnais mon berlingot aussi, parce que j’ai toujours trouvé que le lait, ça pue et ça goute dégueu, à part si y a du Quick dedans. (p.25)

 

Mélanie déménage en banlieue où elle se heurte à d’autres manières de faire et de dire. Le père semble avoir gagné le gros lot en trempant comme d’habitude dans des histoires louches. Les règles d’avant ne tiennent plus et ce qui était la norme dans Burgundy devient une forme de délinquance dans Sainte-Catherine. Une mutation pour la petite fille habituée à jouer du coude. Heureusement, dans cette nouvelle phase comme dans l’ancienne, elle peut se fier aux livres et à la lecture, une passion qui va l’entraîner dans d’autres univers. Elle séjournera même dans un genre d’institut où elle risque d’y laisser sa peau. Une épreuve, une entreprise de survie. Heureusement, elle peut compter sur l’appui indéfectible de sa mère. 

 

Faque j’ai pu retourner à ma vie normale à Burgundy. J’ai pu recommencer à être hyperactive et à tirer des balles de neige sur les voisins. J’étais contente que ma mère ne m’abandonne pas à l’Institut. J’aurais mal viré, si je me fie aux regards tristes et vides de ceux qui vont y crever. Les ruelles de Burgundy étaient mieux adaptées à l’enfant que j’étais, avec le potentiel que j’avais. (p.166)

 

Effacer la laideur de sa vie demande bien des efforts et du temps. Mélanie Michaud décrit un milieu humain, dur, mais où existe une certaine solidarité et peut-être un esprit communautaire. Écrire n’est pas biffer, mais lier et réconcilier. Partout une forme de beauté s’impose et permettra à la jeune femme de satisfaire sa passion pour les mots. Un monde qui restera vissé en elle, tout comme l’enfance montréalaise colle à Michel Tremblay. Elle admire cet écrivain qui lui montrera la direction à prendre. La lecture fait ça. Ce fut Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais qui m’a ouvert les yeux sur une réalité que j’ai appris à voir autrement. 

Difficile d’échapper à la langue de Mélanie Michaud. Son vocabulaire colle à la peau et bouscule. Je l’ai suivie en imaginant qu’au bout, il y aurait la réconciliation avec son enfance et ses proches. Une grande résilience comme on dit qui donne au roman une couleur singulière. Tout passe par cette langue un peu tordue, mais combien vivante et stimulante qui la révèle et la pousse vers une autre façon d’être! Reste à savoir ce qu’elle fera dans ses prochains ouvrages, parce que Mélanie Michaud ne cessera pas d’écrire, j’en suis convaincu. Elle est là pour durer.

 

Au fond, il n’y a même pas de fin à mon histoire, il n’y a même pas de morale. Rien. C’est juste la mienne, that’s it. J’ai toujours eu de la misère avec les fins. J’haïs ça quand quelque chose doit se terminer; dans les histoires, dans les relations. Et comme dans les livres, souvent j’interromps ma lecture à peu près ici, là où vous êtes rendus dans celui-ci. Je range le livre pas terminé et j’imagine alors plein de suites. Comme si l’histoire ne s’arrêtait jamais. (p.183)

 

Il n’y a pas de fin, c’est plutôt un commencement que ce récit. J’ai embarqué dans cette histoire où des centaines d’anecdotes s’accumulent et finissent par constituer une vie, comme les morceaux d’un puzzle s’assemblent pour faire un tout. Il me semble que la plupart des écrivains du Québec ont une Petite-Bourgogne en eux et qu’ils doivent l’apprivoiser en jonglant avec les mots, en transformant la réalité dans leurs fictions. Encore une fois, le miracle se produit avec Burgundy de Mélanie Michaud. Une bouffée de vie, un bouquet de résilience.

 

MICHAUD MÉLANIEBurgundyÉDITIONS LA MÈCHE, 198 pages, 22,95 $.

 

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