lundi 27 février 2012

Serge Bouchard aide à mieux voir le monde

SERGE BOUCHARD est devenu le plus illustre des anthropologues du Québec en empruntant tous «les chemins de travers». Lire en rafales les chroniques qu’il a rédigées au cours de la dernière décennie donne un aperçu de la pensée de cet homme qui s’est toujours tenu un peu en marge pour mieux scruter la société.
Ce nomade n’hésite jamais à prendre le volant pour traverser le Québec, se rendre à Chibougamau pour une conférence et revenir à Montréal pendant la nuit. Pas étonnant qu’il ait décidé de faire une thèse de doctorat sur les camionneurs, ces hommes, parfois une femme comme Sandra Doyon, qui traversent le continent, vivant avec des repères qui échappent le plus souvent au commun des mortels.

Il s’attarde aux autobus de son enfance qui le transportaient de Pointe-aux-Trembles au cœur de Montréal à tous les jours. Il a fini par connaître ces véhicules mieux qui quiconque.
«J’étais adolescent, atteint d’une douce folie. L’autobus avait autant d’importance dans mon éducation que l’histoire de Rome ou la grammaire grecque. Je classais, retenais, observais, je huilais et nourrissais mon cerveau avec de la matière aussi impossible qu’improbable: trois heures par jour à organiser une sorte d’univers mental que je ne pouvais partager avec personne. Mais quel bonheur, que de paix, que de consolations!» (p.31)

Le temps

Serge Bouchard aime prendre son temps, ce qui manque le plus aux gens de maintenant qui ne savent que s’étourdir en se branchant à tous les gadgets comme à un respirateur.
«Je suis un grand-père du temps des mammouths laineux, je suis d’une race lourde et lente, éteinte depuis longtemps. Et c’est miracle que je puisse encore parler la même langue que vous, apercevoir vos beaux yeux écarquillés et vos minois surpris, votre étonnement devant pareilles révélations. Cela a existé, un temps passé où rien ne se passait.» (p.20)
Une méditation sur la nature que l’on cesse de regarder faute d’intérêt. Le monde est de plus en plus comprimé dans les ordinateurs, les IPad, les IPod et autres bidules dits intelligents.
Voir le temps passer, scruter le passé pour mieux comprendre ce que nous sommes, cette Amérique qui le fascine tant, ces peuples disparus ou presque que l’on a méprisés. Une bien triste histoire. Serge Bouchard n’est guère tendre avec Christophe Colomb.
«Christophe Colomb était un marin médiocre, grand mythomane, grand parleur, menteur, peut-être le plus perdu des hommes de son temps, égaré dans sa tête, écarté dans ses voyages.» (p.132)
Et un peu plus loin.
«L’Amérique n’a pas été découverte, elle a été tuée. Elle a été assassinée, torturée, violée.» (p.133)
De quoi avaler un peu de travers.

Intime

Le chroniqueur sait aussi devenir touchant quand il raconte la lutte de sa femme contre le cancer pendant des années. Sa mère aussi, une femme fière qu’il voit vieillir.
«Juste à respirer, ma mère pose le problème de la vieillesse dans sa totale absurdité. Elle n’est ni sénile, ni débile, dans le sens d’être retombée en enfance. Elle souffre plutôt de la malédiction provoquée par ce mal dont on dit trop vite que c’est un bien: elle a encore toute sa tête! Mais qui donc voudrait avoir toute sa tête, alors que l’échéance approche sans vraiment s’approcher, alors que toutes ses fonctions vitales, les unes après les autres, commencent à faire défaut? La conscience aiguisée ne s’avère pas toujours une bonne façon de voir. Celui qui ne meurt pas se condamne à vieillir, et dans les affaires humaines la longue durée n’a pas de valeur en soi.» (p.111)
Particulièrement juste et émouvant quand il rend hommage à son ami Bernard Arcand disparu trop rapidement.
Serge Bouchard est l’homme des voyages, des légendes et des mythologies amérindiennes, des longs périples sur les routes qui deviennent des méditations sur la vie, la mort, le temps qui s’ouvre devant soi et s’éloigne dans le rétroviseur.
Lire ces chroniques, c’est prendre la décision de penser à soi, redécouvrir l’Amérique et ses peuples, celle d’avant la Conquête et l’hégémonie anglophone. C’est s’attarder auprès d’hommes et de femmes qui ont connu des destins fabuleux. Peut-être aussi, et c’est le plus important, apprendre à voir et à regarder pour trouver un sens à la vie.

«C’était au temps des mammouths laineux» de Serge Bouchard est paru aux Éditions du Boréal.