dimanche 1 mars 2009

Nos sociétés ont-elles perdu leur imaginaire?

Bertrand Gervais donne une suite à «L’Île des Pas perdus», un roman fort original paru en 2007. «Le maître du Château rouge» permet au lecteur de retrouver Caroline Pas de Pouces, la jeune héroïne que nous avons appréciée.
Tout rétrécit sur l’Île des Pas perdus. Les œuvres uniques et irremplaçables de Saul Adde s’effritent. Sculptures, palais, jardins luxuriants, maisons et villages tombent en poussière. Bien sûr, une explication logique est possible, même quand l’imaginaire galope à en perdre le souffle.
«Tout être vivant est composé de deux sortes d’éléments, des particules réelles et des particules imaginaires. Les réelles sont inertes, comme de la pierre ; elles servent de socle sur lequel se déploient le corps et la vie. Les imaginaires assurent à l’être sa vie et son dynamisme.» (p.39)
Le professeur Aarvi identifie le phénomène, mais il faut trouver la cause de cette implosion.
«Si l’île se résorbe, si ses particules imaginaires se compriment jusqu’à affecter sa géographie, c’est qu’un grave problème a surgi.» (p.39)
Les particules imaginaires se raréfient, entraînant une suite de catastrophes qui laisse deviner la destruction totale du pays.
«C’est la composition même de l’île qui est en train de se modifier, s’impatiente le professeur. La FSA a perdu de vue sa nature essentielle. À l’imagination, elle a substitué la préservation. C’est une erreur flagrante. Vous avez voulu fixer les particules imaginaires dans du réel et vous avez changé l’équilibre des forces. Il y a maintenant trop de particules réelles, comprenez-vous? Ça vous rassure peut-être, mais vous transformez l’île en cadavre!» (p.68)

Allégorie

L’allégorie n’est pas sans évoquer nos sociétés qui viennent de basculer dans une crise sans précédent. L’économie déglingue, les bulletins d’informations le martèlent à tous les jours. Tout s’effrite. Les dirigeants se sont transformés en gestionnaires myopes, sans autres objectifs que d’aligner les chiffres au nom de la rentabilité et du profit à tout prix. Les mesures conservatrices semblent accentuer encore ce déclin et provoquer l’effritement d’institutions centenaires. La perte ou la négation de l’imaginaire, du rêve, des pulsions créatrices met les sociétés en danger.
Bertrand Gervais aborde une problématique qui remet en question les fondements de nos sociétés. Éric Lint, l’inventeur de l’écriture transgénique, a inséré un gène étranger dans le récit et a ouvert la porte à la catastrophe. La spéculation, les profits à outrance, les butins que se partagent les dirigeants d’entreprises sont-ils «des virus» qui font chanceler l’édifice?
«Ce n’est pas une nouvelle gestion qu’il faut, c’est un nouvel imaginaire», clame le professeur Aarvi.
«Le maître du Château rouge» prend la forme d’un roman jeunesse. Il ne faut pourtant pas se fourvoyer. Le questionnement est fort judicieux et démontre qu’une société qui tourne le dos à la création ne peut que régresser. Le Front de libération de l’Île des Pas perdus travaille à faire éclater les mesures coercitives qui tuent l’invention créatrice. Il en faut autant dans nos institutions où les données comptables menottent tous les projets. Recommencer est plus difficile qu’on ne le pense. Pour y arriver, il faudrait tourner le dos à des habitudes qui nous ont menés au désastre et plonger dans une utopie où les balises n’existent pas.

Suspense

Caroline, avec l’aide de Théo, tente de mettre un frein au grand dérèglement en se rendant au château du grand capitan, l’épicentre du désastre. Ils foncent, croisent des personnages étranges, déjouent les forces de l’ordre qui profitent de la situation pour instaurer la répression et un régime totalitaire.
La jeune fille devra abandonner l’île avec son père. Le pays a été contaminé par des gestionnaires sans imagination qui ne s’intéressent qu’au pouvoir et à leurs privilèges.
«Existe-t-il quelque chose hors des murs de notre imagination? a-t-elle encore le temps de se demander. De la matière, sûrement. Et de la vie, tout aussi insaisissable que de l’encre qui se détache d’une feuille.» (p.193)
Un ouvrage qui permet plusieurs niveaux de lecture, ce qui en fait une œuvre forte malgré les apparences. Pour ceux et celles qui veulent renouer avec l’utopie et l’avenir.

«Le maître du Château rouge» de Bertrand Gervais est paru chez XYZ Éditeur.