NADIA CAPOLLA aborde un sujet incontournable, soit le décès de sa mère, le long et lent cheminement qui mène à la mort. Dans son récit « Ce que murmure ton silence », elle nous entraîne dans une période où tout semble s’immobiliser quand le corps d'un proche arrive au bout de sa trajectoire, quand le cœur s’arrête après une course qui aura duré un siècle dans certains cas. L’auteure m’a rappelé ces heures où l’on revient sur des étapes de son parcours, devant une femme qui vit ses derniers moments. Le temps s’étire, devient attente. Comment trouver la paix avec soi-même et celle qui parvient au terme de son existence ? Un espace pour effacer les malentendus et les différends qui perdent tout leur poids face à la mort annoncée.
Je n’ai pu que penser à ma mère, aux jours et aux nuits qui ont mené à son décès en 1997. Des heures qui n’en finissaient plus, où je n’avais qu’à être là, devant une femme qui n’était plus celle qui avait pris tant de place dans ma vie. Même quand elle était consciente, Aline était ailleurs et c’était difficile d’attirer son attention. Comment oublier ce début de nuit où elle parlait à voix basse ? Je croyais qu’elle avait des choses à dire sur l’un de mes frères. Il était question de tâches qui remplissaient ses jours et ses semaines. Les corvées toutes simples qui l’occupaient du matin au soir avec un moment de répit ici et là, pas trop souvent, pour souffler sur un thé qu’elle prenait dans sa chaise berçante.
J’étais seul avec elle dans la chambre d’hôpital où je passerais la nuit. Les médicaments avaient des effets étranges chez elle. Les calmants qu’on lui administrait la stimulaient et la gardaient éveillée. Et il y avait son regard un peu fixe. Elle voyait des choses que je ne pouvais qu’imaginer. Elle parlait et, de temps en temps, je posais une question qui restait sans réponse. Je le faisais peut-être pour prouver que j’étais là et que je la suivais dans les méandres de son histoire. Et elle a dit un mot. « Écriture ». J’ai compris. Elle parlait de moi et j’avais cru que c’était quelqu’un d’autre.
Aline me fixait et je la fixais comme si nous étions face à face sur un fil tendu entre deux vies. J’étais un étranger qu’elle décrivait et que je ne reconnaissais pas.
Ses yeux bleus.
Ils n’étaient plus les mêmes. Ses yeux d’un bleu si clair d’habitude étaient plus foncés, presque noirs. Elle avait soupiré et repris son monologue. Cette fois, j’avais la fillette devant moi qui me parlait de sa mère et de la maison où elle était née en 1906 dans le rang Saint-Eugène à La Doré. Elle allait aux petites fraises dans les champs, attendait le début des classes avec impatience. « Que c’était donc plaisant », répétait-elle !
SIMILITUDES
Nadia Capolla se remémore des instants similaires avec cette mère qu’elle retrouve et qui est encore peu bavarde. Là, sans trop savoir quoi faire ou dire, se demandant si c’est nécessaire d’être tout le temps présent. Pour qui fait-on cet accompagnement ? Pour soi ou pour sa mère, qui reste muette ou qui vous emporte dans une histoire que vous avez du mal à suivre.
« Tes yeux expriment toujours l’impasse dans laquelle tu te trouves. Le disque dur dans ta tête est égratigné par endroits, il saute et rejoue à répétition le même sillon. On dit que c’est l’effet aléatoire de la démence qui s’installe. Je présume que c’est aussi la conséquence d’avoir vécu, toute petite, un régime de terreur t’interdisant la moindre expression vraie, où ta survie dépendait de la capacité à protéger ton monde intérieur d’un environnement hostile. » (p.15)
Le curé avait décidé d’envoyer sa mère et son frère chez les religieuses. La maison était devenue trop étroite et la famille devait prendre de l’expansion selon les vouloirs de l’église.
« De 4 à 10 ans, tu as été placée à l’orphelinat d’Youville, éduquée par les Sœurs de la Charité de Québec. » (p.14)
C’était comme ça à l’époque. Le curé effectuait sa tournée annuelle et voyait à ce que les nouveau-nés se présentent rapidement à la cérémonie du baptême. Il fallait de grosses familles pour peupler le territoire. Et ce, jusqu’à l’épuisement des femmes. Ça faisait rager, Aline, ma mère. Les filles de ma génération avaient la pilule pour limiter le nombre d’enfants. La malédiction des naissances obligatoires n’existait plus. « C’est injuste », répétait-elle. Pas qu’elle aurait souhaité que ces femmes soient soumises aux mêmes diktats qu’elle. Non ! Elle déplorait surtout ce qu’elle avait connu, ce que le curé l’avait forcée à vivre. Elle aurait certainement aimé avoir le choix quand elle s’est retrouvée mariée à 18 ans et mère un an plus tard.
TRAUMATISME
La mère de Nadia Capolla a été traumatisée par ce séjour chez les religieuses, tout comme son frère. Six ans de violences et d’enfermement. Tous les deux forcés d’obéir à des directives déraisonnables, sans compter les sévices physiques et mentaux.
« Tu n’as jamais pu parler de toi directement, hormis le fait que les sœurs t’obligeaient à réingurgiter ton vomi lorsque tu étais malade, sous prétexte que gaspiller de la nourriture était péché. » (p.29)
L’horreur que bien des enfants ont vécue à une époque pas si lointaine. C’est pourquoi la mère de l’écrivaine est demeurée un peu rigide, sévère, refoulant ses émotions. Heureusement, le père était un homme aimant et chaleureux.
Tout le contraire d’Aline, qui écoulait ses journées à ressasser ses frustrations et qui peaufinait ses récriminations pour les aiguiser comme des couteaux. Et tout ce qui la révoltait dans la vie, dans les manières et les comportements des voisins et des gens de la paroisse y passaient. J’ai bien tenté pendant ces nuits de la faire parler de son enfance, de son adolescence, de mon père qu’elle avait connu à la petite école. J’aurais voulu qu’elle raconte ses amours, mais Aline ne m’entendait pas, perdue dans les volutes d’une époque qui m’était bien étrangère.
LE TEMPS
Nadia Capolla accompagne sa mère pendant des semaines et des mois, a tout le temps de songer à sa prime jeunesse, à son parcours professionnel, tout ce qui fait ce qu’elle est avec ses qualités et ses douleurs. De son père aussi, qui était comme l’envers de sa mère.
Pendant ces jours, nous vivons une sorte de retraite, comme si on se retirait de notre quotidien pour faire le point. Que faire d’autre ? Je n’ai jamais osé ouvrir un livre pendant ces heures et ces nuits, même quand elle dormait profondément. Elle n’aimait pas que je lise pendant qu’elle vaquait à ses tâches et que je me concentre sur un gros roman. Ma mère comprenait alors que je prenais la fuite et que je ne l’entendais plus.
Tout ce temps pour parcourir son enfance, s’attarder à des moments marquants, traumatisants ou encore à des gestes qui ont provoqué une révolte et décidé de votre avenir. Et ce, jusqu’à l’heure attendue et crainte, à l’aube souvent, où tout s’arrête dans une seconde qui s’affaisse.
« Un matin, tu cesses tout simplement d’accepter la nourriture. Un peu plus tard, les liquides ne passent plus. Tu demeures immobile pendant des jours, les yeux grands ouverts, comme si tu percevais un autre monde au-delà des murs de ta chambre. Une profonde tranquillité règne dans la pièce. Tu nous quittes, le regard plongé dans l’indescriptible. » (p.109)
Ma mère aussi a cessé de manger et de boire. Ce qui ne l’a pas empêchée de survivre pendant des jours. « Votre mère n’était pas malade, elle a seulement arrêté de manger », nous a expliqué le médecin. Son corps avait décidé que c’était assez.
Et il y a ce matin, devant la porte de sa chambre. L’infirmière est sortie et m’a pris les mains. « Ça vient d’arriver » qu’elle a murmuré. Ma mère avait rendu son dernier souffle sans m’attendre. Elle était là, les yeux ouverts, le regard perdu dans un univers qu’elle avait voulu rejoindre de toutes ses forces. Combien de fois elle s’était plainte de ne plus reconnaître personne dans son entourage ? Comme si elle avait été oubliée dans un monde que tous avaient déserté.
RETOUR
Le récit de Nadia Capolla a remué bien des choses en moi. Comme si je revenais dans ces semaines de l’année 1997. Elle m’a permis de ranimer toute une période, des instants intenses avec des images et des gestes gravés dans mon esprit. Ces jours où on devient le témoin, un regard, avec quelques mots, pour montrer qu’on est toujours là, qu’on est vivant, qu’on ne la lâche pas, qu’elle n’est pas oubliée, qu’on se prépare à ce moment où nous nous retrouverons dans le lit, perdus, seuls, malgré la compassion de nos proches.
Nous devons tous y arriver.
L’écrivaine nous raconte ce temps qui s’apaise avec une justesse et une retenue remarquable, une attention magnifique envers cette mère qui était et est demeurée une étrangère. Une femme à qui elle s’est opposée toute jeune avant de faire sa vie tout en gardant ses distances. Un récit senti, humain et nécessaire. Parce qu’il faut voir la mort approcher à un moment ou à un autre pour l’apprivoiser et chasser ses craintes. Oui, le silence murmure pendant ces heures où deux êtres se séparent tout doucement. Voir mourir sa mère ou son père, c’est franchir une étape et devenir un adulte, un être qui doit se familiariser avec sa solitude et son silence.
CAPOLLA NADIA : Ce que murmure ton silence, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 112 pages, 22,95 $.
https://www.pleinelune.qc.ca/titre/715/ce-que-murmure-ton-silence