lundi 16 décembre 2013

Catherine Leroux : une finesse rare

Notre siècle est marqué par l’effacement des frontières, la science qui permet le clonage ou encore de remplacer certains organes défectueux chez les humains. La vie se prolonge maintenant au-delà de la mort. L’identité devient de plus en plus floue avec les migrations, la multiplication des contacts, le refoulement des cultures nationales au rang de folklore. Une langue s’impose, une culture de masse décrète ses diktats dans les médias. Le «moi» devient multiple, vaseux, incertain et difficile à cerner. Catherine Leroux, dans Le mur mitoyen, malmène quelques tabous et questionne ce que nous pouvons nommer le «soi».

Des jumeaux, un garçon et une fille, séparés à la naissance, se retrouvent à l’âge adulte. Ils ne savent rien de leur origine, s’aiment, deviennent des inséparables, des amants et des époux. Marie et Ariel sont promis à un bel avenir. Ils peuvent changer le monde. Ils apprennent qu’ils sont frère et sœur. Imaginons le choc, le drame dans leur vie personnelle et publique.
Madeleine a un fils. Il doit subir une transplantation d’un rein. Au cours de tests, elle apprend qu’elle n’est pas la mère avant sa naissance. Non, ce n’est pas une tricherie ou une infidélité. Ce serait trop simple. Madeleine avait un jumeau ou une jumelle et l’un et l’autre se sont amalgamés dans le sein de sa mère. Deux embryons qui ont fini par n’en faire qu’un. Comme s’il y avait deux êtres en elle. Comme si elle était elle et l’autre avec deux codes d’ADN. Un moi confondu dans l’autre.
Et que dire des femmes et des hommes qui reçoivent un rein, un foie, des yeux ou un cœur? Qui sont les donneurs? Comment sont-ils morts? Que ressentirait un greffé s’il apprenait qu’il a reçu le rein d’une personne assassinée, qu’il a le foie d’une femme violée, battue et sauvagement étranglée? Il doit sa vie à un fou, un tueur. De quoi avaler de travers.

Questionnement

Les personnages de Catherine Leroux vivent des situations singulières, tentent de s’accommoder avec des énigmes bouleversantes. Que vont décider Marie et Ariel qui s’aiment à en avoir mal?
«À les voir, on ne se doute de rien. Le tremblement qui les secoue de l’intérieur est invisible. Ils se parlent peu, ne se touchent pas, se regardent à peine. Trop dangereux. À l’instar de Tristan et Iseult, il leur faut une épée, une lame qui les empêche de tomber l’un sur l’autre comme les particules d’une étoile qui s’effondre sur elle-même.» (p.114)
Des tabous que la société ne tolère pas. Des questions existentielles se faufilent entre les mailles de ces histoires, remettent tout en question, transforment la vie. L’ignorance serait-elle préférable? Simon et Carmen veulent savoir à tout prix qui est leur père. Ils se livrent à une quête obsessionnelle. Ne rien savoir peut aussi être dévastateur.
«Le monde est un endroit injuste où les bons deviennent mauvais de n’être jamais récompensés, où les véritables méchants ne sont que rarement châtiés et où la plupart des hommes zigzaguent entre les deux extrêmes, ne saints ni démons, louvoyant entre les peines et les bonheurs, les doigts croisés, touchant du bois. Chaque être divisé en deux, chacun avec sa faille autour de laquelle s’agitent le bien et le mal.» (p.210)

Attraction

Les personnages de Catherine Leroux ressemblent à des corps qui dérivent dans le temps et l’espace, s’attirent et se repoussent comme les planètes. Ils se rapprochent imperceptiblement pour se blesser et se perdre peut-être. Il m’a fallu du temps pourtant avant de saisir les liens qui unissent ces femmes et ces hommes qui vivent ici et là sur le continent américain. L’impression, pendant une bonne moitié du roman, d’être largué par la narratrice, de bondir d’une histoire à une autre sans voir les ponts. Et puis il y a des rencontres, des hasards et la lumière se fait.
Juste, intrigant, troublant et mené de façon très habile. Une toile d’araignée se développe à laquelle il est impossible d’échapper. Des personnages convaincants, bousculés par une fatalité qui les dépasse et va les briser. Que dire de plus sinon que Le mur mitoyen est un roman particulièrement fascinant. Catherine Leroux aime bousculer le lecteur, lui demander des efforts. Une finesse rare et une narration brillante qui confirme le talent que l’écrivaine déployait dans La marche en forêt.

Le mur mitoyen de Catherine Leroux est paru aux Éditions ALTO.