LES ÉCRIVAINS FINISSENT tous par s’attarder
à leur vécu avec le temps. Malheureusement, presque tous tardent à écrire leur
autobiographie. Je pense à Gabrielle Roy et à Gabriel Garcia Marquez qui se
sont arrêtés, dans cette entreprise fascinante, à leur première publication. Bonheur d’occasion pour Gabrielle Roy et
Cent ans de solitude pour Gabriel
Garcia Marquez. Ils ont traversé l’enfance et n’ont pas eu le temps de raconter
comment leur vie a changé avec le succès. Peut-être que les écrivains rêvent
d’être maîtres du temps en luttant constamment avec lui. Jean-François
Beauchemin raconte son vécu, s’attarde à des réflexions et des pensées dans un
autre de ses carnets. J’aime ces textes qui s’aventurent autant dans le passé que
le présent. Une manière d’apprivoiser les mots en demeurant attentif à l’aventure
de vivre.
Les écrivains aiment s’attarder aux détails et aux contours de leurs
jours. Plusieurs finissent par arpenter leur jardin, s’attarder dans un coin
isolé, jongler avec une pensée qu’il reprenne sans cesse pour la scruter sous
tous les angles. Ces porteurs de mots tentent de comprendre ce que la vie a fait
d’eux et ce qu’ils font d’elle. Tous les écrivains cherchent cet équilibre,
même quand ils s’égarent dans la fiction et tentent de déjouer le réel.
Avec Objets trouvés dans la
mémoire, Jean-François Beauchemin ne fera pas courir les foules même s’il a
ses lecteurs. Cet écrivain est passé maître dans l’art de flâner, de s’attarder
à un souvenir, une rencontre, une lecture ou une phrase qu’il retourne comme
les pierres sur son chemin pour voir ce qu’elles cachent.
L’aventure débute par une citation un peu intrigante de Gustave
Flaubert.
Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre
sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la
force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en
l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet
serait presque invisible, si cela se peut. (p.7)
Un livre libéré des intrigues et des personnages, avec des mots qui
vont dans toutes les directions pour mieux vous cerner. De quoi attirer
l’attention de Jean-Pierre Girard avec ses Chroniques
de riens. Un livre qui ignore les intrigues et les personnages pour s’installer
dans le présent, se coller simplement à la vie et aux bonds qu’elle peut inventer.
Un carnet où l’écriture s’abandonne à l’écriture. Pourtant, ces petits riens finissent toujours par prendre
une direction, s'attarder dans les coins les plus secrets. L’écriture vagabonde
veut cela, comme si on se laissait emporter par les mots, des odeurs et des
souvenirs qui ne cessent de nous bousculer et de vous hanter d’une certaine
façon.
ARRÊT
Cette démarche fascine tous les écrivains qui, après avoir
fréquenté la fiction, sentent le besoin d’oublier le personnage qui devient
souvent tyrannique. On le sait, le roman impose sa direction, son vocabulaire,
sa musique et des lieux, vous fait fréquenter des personnages plus et mieux que
certains humains. C’est peut-être ce qui arrivait à mon père quand il se berçait
au bout du poêle. Tous savaient qu’il ne fallait pas le déranger ou lui
demander à quoi il pensait. Il allait dans un monde que j’aurais tant aimé connaître.
J’imaginais qu’il s’aventurait dans les forêts qu’il redécouvrait chaque fois
qu’il s’éloignait de la maison en souriant. Il ouvrait les yeux et regardait
autour de lui, comme s’il prenait un certain temps à retrouver notre monde. J’étais
certain de l’avoir deviné dans ses errances.
Les écrivains sont des nomades
qui tournent autour de certains lieux, des souvenirs, des moments de leur
enfance, des rencontres ou des lectures qui les habitent. Ils ne savent jamais
où ils vont quand ils s’éloignent comme ça les mains dans les poches, mais
souvent leurs pas les mènent dans des endroits connus et visités de nombreuses
fois.
Ces moments heureux où l’on a eu la certitude d’être à la bonne
place et de respirer en toute liberté. Et ce calepin que l’on traîne avec soi
comme un panier pour les champignons. Écrire en marchant, en flânant comme le
faisait Nietzsche dans ses promenades en
forêt et que raconte si bien Victor-Lévy Beaulieu dans sa dithyrambe beublique.
RENCONTRE
Jean-François Beauchemin a fait face à la mort et l’a raconté dans La fabrication de l’aube, un récit qui
touche l’intelligence et l’émotion. Il pense souvent à cet instant où tout
pouvait s’arrêter. Un soupir et c’était la grande aventure, la perte des mots
et du monde. Comment oublier ce face à face ? Son écriture finit toujours par
retrouver le chemin de cet instant qui a changé sa vie. Il a beau s’abandonner
aux méandres de sa pensée, s’inventer des sentiers qui semblent n’aller nulle
part, il y a toujours ce vécu où il a pris conscience d’avoir failli perdre un
monde précieux et unique.
À mon avis, ce livre que j’écris, plein des objets trouvés dans
ma mémoire, est encore une façon de détourner l’attention de mon interlocuteur.
Je l’oblige en lui racontant mon passé à regarder par-dessus mon épaule plutôt
que sur mon visage, sur mes mains et sur mon corps, où l’essentiel est écrit.
Ma vie est ailleurs que dans ces braises que je ranime. Ma vie est ailleurs que
dans ces braises que je ranime. Je la rencontre bien davantage dans ce
battement venu des arrière-fonds de la poitrine et auquel je tâche d’ajuster
mon pas, dans ce regard vert qui était aussi celui de maman. (p.69)
Quel plaisir de s'avancer dans une écriture qui vous bouscule et
vous entraîne sur des chemins détournés où vous retrouvez vos propres souvenirs.
Beauchemin pratique l’art de la confidence où il n’y a plus que la vie qui
importe, que ce murmure rassurant. C’est pourquoi, peut-être, ce genre de récit
me fascine tant. Voilà une façon unique de cerner l’humain, ses angoisses et
ses espoirs, de se voir dans les yeux des
autres. Après tout, écrire répond à ce besoin de toucher un lecteur, de
retenir son attention, de se comprendre et de cerner une pensée souvent
imprévisible.
Je pense que je n’ai de ma vie que cette même connaissance
abstraite, ou poétique, si on veut. Ce cœur qui souffle dans la poitrine comme
le bœuf dans une certaine étable, ce cerveau veillant de son mieux sur les
quelques hectares mal tenus de son domaine, ce corps secourable et
problématique, ces croyances abandonnées au bord du ciel, tout cela qui me
forme jour après jour m’est au fond étranger. (p.87)
L’écrivain fait de sa vie une réflexion qu’il ne cesse de tisser jour après jour.
EXPÉRIENCE
J’ai lu Objets trouvés dans
la mémoire dans le calme du soir, quand le jour se laisse aller, juste après
que le soleil renverse toutes ses couleurs de l’autre côté du grand lac, au-dessus
de la pointe Taillon en nous faisant des promesses pour le lendemain. J’ai
compris encore une fois, avec Jean-François Beauchemin, que la vie est une
aventure quand on prend le temps de retenir ses gestes pour être là, maintenant.
L’écrivain touche ce qui se dépose au fond de soi après les grandes
rafales, les bousculades et les occupations souvent futiles qui avalent tout
notre temps. Il suffit du chant d’une mésange, du regard d’un chat qui s’avance
lentement ou de l’envol d’une corneille qui rentre pour la nuit.
Jean-François Beauchemin nous rend plus conscients du présent et de
la beauté du jour. Ce carnet, il faut l’ouvrir souvent parce que c’est une main
sur votre épaule qui vous empêche de vous lancer dans des frénésies qui laissent
épuisé. L’auteur vous donne du temps pour être partout dans votre corps, pour
sentir que la vie peut suivre les méandres d’une musique de Ravel ou de
Debussy. Une lecture pour se réconcilier avec soi et les autres, surtout avec
la course du temps qu’il faut toujours ralentir pour être le plus possible.
OBJETS TROUVÉS DANS LA MÉMOIRE
de JEAN-FRANÇOIS BEAUCHEMIN
est paru chez LEMÉAC ÉDITEUR 184 pages, 22,95 $. (Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, Été 2016, numéro 162)
PROCHAINE CHRONIQUE : LA TRILOGIE 1984 d’ÉRIC
PLAMONDON publié AU QUARTANIER.