jeudi 30 mai 2019

LE SAGUENAY-LAC-SAINT-JEAN


MICHEL MARC BOUCHARD
LA LITTÉRATURE DU SAGUENAY ET DU LAC-SAINT-JEAN prend son envol au début des années 1980 avec des noms qui se démarquent dès leur toute première publication. 
Nicole Houde sonne la charge avec un récit percutant, tout près de son vécu, avec La Malentendue, et remporte le Prix des jeunes écrivains du Journal de Montréal en 1983. Une carrière remarquable est lancée. Danielle Dubé fait une entrée fracassante avec Les olives noires, prix Robert-Cliche en 1984. Elle signe un succès populaire qui entraîne le lecteur en Espagne pendant la crise d’Octobre de 1970. Elle indique la route à Jean-Alain Tremblay, lauréat en 1989, avec La nuit des Perséides, puis à André Girard en 1991 avec Deux semaines en septembre. Arlette Fortin suit avec C’est la faute au bonheur en 2001. Enfin Reine-Aimée Côté, avec Les bruits en 2004, confirme une main mise presque sur cette distinction qui signale une première publication au Québec.

Alain Gagnon présente Le gardien des glaces en 1984, une histoire fascinante qui nous pousse sur la surface gelée du lac Saint-Jean en hiver, dans un monde de blancheur, d'écriture, de rêves et de fantasmes.. Une intrigue forte, dense, singulière qui joue entre le réel et le fantastique, convoque des personnages inquiétants, même un certain Louis Hémon. Un texte charnière dans le parcours de cet auteur prolifique qui sera ignoré totalement par la critique. Originaire de Saint-Félicien, il cherche sa voix depuis 1970 et explore la poésie, la nouvelle (l’un des premiers au Saguenay-Lac-Saint-Jean à se risquer dans le genre) et le roman. Dix ans plus tard, Sud (1995), déborde des frontières du Québec. Ses héros entraînent le lecteur dans les univers troubles de William Faulkner et Erskine Caldwell. Il retiendra l’attention des médias nationaux pour une fois. Thomas K, en 1997, démontre toutes les facettes de son talent dans une saga forestière où Thomas s’aventure au-delà du bien et du mal pour arriver à ses fins.
Élisabeth Vonarburg délaisse la chanson et fait paraître L’œil de la nuit en 1980. Elle se consacrera désormais à l’écriture et Chroniques du pays des mères, en 1991, la propulse sur la scène mondiale. Cette oeuvre originale et particulière (le langage est féminisé) sera traduite en plusieurs langues et madame Vonarburg devient une grande figure de la science-fiction. Là aussi, c’est le début d’une carrière exceptionnelle.
Du côté dramatique, Michel Marc Bouchard est un inconnu en 1980. Les feluettes sont jouées pour une première fois par le Théâtre Petit à Petit (Montréal) en 1987. Un succès immédiat. Ce travail unique se faufile dans l’inconscient des Québécois et surtout dévoile certains secrets des collèges classiques. Je me souviens d’une représentation à Roberval tout à fait remarquable avec Jean-Louis Millette.
Daniel Danis étonne en 1992 avec Cendres de cailloux. Lors de la première, à Jonquière, la salle était plongée dans le noir pendant tout le spectacle. Une expérience sensorielle difficile pour nombre de personnes. Plusieurs sortent ne pouvant tolérer cette aventure et ces voix qui vous encerclaient. Un an plus tard, Larry Tremblay se démarque avec The Dragonfly of Chicoutimi. Jean-Louis Millette y est criant de vérité et y jouera son ultime rôle. Jean-Rock Gaudreault écrit pour le théâtre à la fin des années 1990 et rafle de nombreux prix. Je pense surtout à Une maison face au nord (1993). Lui aussi impose un univers singulier et devient une présence incontournable dans plusieurs pays. La scène fascine les auteurs de la région et tous y excellent.

JEUNESSE

Plusieurs débutantes s’aventurent du côté des nouveaux lecteurs. Marjolaine Bouchard, avec Le cheval du Nord (1999), s’attarde à la légende d’Alexis le Trotteur. Un personnage fétiche pour cette écrivaine et elle y reviendra en en 2011 avec une biographie du héros mythique particulièrement touchante et sensible. Isabelle Larouche publie une première fois en 2003 et Sylvie Marcoux remporte le Prix Tamarac de la jeunesse en 2011.
Enfin, dans les années 2000, Hervé Bouchard s’impose sur la scène nationale avec Mailloux (2002) et Parents et amis sont invités à y assister (2006). Ces textes attirent toutes les louanges. Guy Lalancette brise le silence avec des œuvres bouleversantes. Les yeux du père en 2001 et Un amour empoulaillé en 2005 deviennent des incontournables pour plusieurs distinctions. La conscience d'Eliah ne cède pas sa place non plus. 
Samuel Archibald connaît un succès spontané avec Arvida (2011) et Geneviève Pettersen dans La déesse des mouches à feu (2014) étonne par son langage et la dureté du milieu chicoutimien qu’elle décrit. Un regard qui nous entraîne jusqu’au déluge qui frappera la région en 1996, signe peut-être pour l’écrivaine d’une société qui se défait de l’intérieur.

DES NOMS

Au fil du temps, des carrières remarquables se dessinent au Québec. Plusieurs oeuvres vivront un grand succès à l’étranger, particulièrement du côté de la scène. Larry Tremblay se montre un chef de file. Ses pièces sont traduites en une dizaine de langues et sont jouées un peu partout. Écrivain polyvalent, il fait sa marque autant dans le récit que le roman avec Le mangeur de bicyclette et Le Christ obèse. L’orangeraie connaît une popularité phénoménale et le court ouvrage sera adapté pour le théâtre et deviendra même un opéra. Michel Marc Bouchard s’impose au cinéma avec Les feluettes dès 1996 et L’histoire de l’oie en 1998. Ses textes  pour le théâtre sont joués partout et en fait l'un des dramaturges les plus joués dans le monde. Christine, la reine-garçon sera un succès au grand écran en 2014 tout comme sur la scène. Lui aussi s’est aventuré du côté de la tragédie lyrique avec son drame qui se situe à Roberval. Il reçoit l’Ordre national du Québec en 2012. Daniel Danis s’installe en France et est nommé Chevalier des arts et des lettres de la République française en 2000. Il est le seul écrivain du Saguenay-Lac-Saint-Jean à avoir remporté trois fois le prix du Gouverneur général du Canada.

ASSOCIATION

Cette production remarquable s’amorce avec quelques auteurs qui décident de fonder Sagamie/Québec, une coopérative d’édition en 1984. Le recueil Traces regroupe des nouvelles de figures connues : Gil Bluteau, Alain Gagnon, Élisabeth Vonarburg, Danielle Dubé, Guy-Marc Fournier, prix Jean-Béraud en 1973 avec L’aube. J'y serai bien sûr. D’autres jeunes y font là leur premier pas et s’effaceront rapidement de la scène par la suite. La maison s’attarde au travail de Carol Lebel, au poète d’origine haïtienne Maurice Cadet. Elle réussira un bon coup avec Ultimacolor de Gilbert Langevin en 1988. Des dissensions mettent fin à un projet qui aura au moins profité à tous et fait naître certaines vocations, permis de comprendre la nécessité d’oeuvrer ensemble pour promouvoir la littérature et les artisans de la région.
L’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie prend le relais. L’APES rejoint tous ceux qui vivent au Saguenay-Lac-Saint-Jean et ceux qui ont migré un peu partout au Québec et même à l’étranger. Alain Gagnon en sera le premier président. Le regroupement publie le collectif Un lac, un fjord pendant une quinzaine d’années aux Éditions JCL. Plus de 200 textes courts y voient le jour. Trois numéros de XYZ, la revue de la nouvelle seront consacrés au Saguenay-Lac-Saint-Jean pendant ces années. Par ailleurs, l’APES multiplie les événements. Suzanne Jacob, Denise Desautels, Victor-Lévy Beaulieu, Louise Desjardins, Hélène Pedneault, Louise Dupré, John Saul et Nancy Huston participent à des lectures publiques avec des auteurs de la région lors de certaines manifestations qui deviennent des rendez-vous annuels. La gastronomie et le récit de voyage font bon ménage dans le Festival des mets et des mots pendant plus de cinq ans.
Le Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, au début des années 1990, crée ses prix littéraires. Les premières lauréates sont Lise Tremblay avec L’hiver de pluie et Nicole Houde avec Lettres à cher Alain. De la même manière, le grand rassemblent de fin septembre permet de reconnaître le travail de certains écrivains connus et renommés comme le père Georges-Henri Lévesque, Gilbert Langevin, Paul-Marie Lapointe, Nicole Houde, Hélène Pedneault et Gérard Bouchard.

RAYONNEMENT

Au Québec et ailleurs, Larry Tremblay, Hervé Bouchard, Danielle Dubé, André Girard, Alain Gagnon, Élisabeth Vonarburg et Nicole Houde mettent la main sur des récompenses prestigieuses. Marie-Christine Bernard s’offre le prix France-Québec en 2009 avec Mademoiselle Personne, un livre tout à fait remarquable. Le Gouverneur général est remporté par Nicole Houde avec Les Oiseaux de Saint-John Perse (1994) et à Lise Tremblay pour La danse juive (1999). Pierre Gobeil reçoit le Grand prix de la ville de Montréal avec Dessins et cartes du territoire en 1993. La région s’enorgueillit de trois Ringuet (honneur attribué par l’Académie des lettres du Québec) consécutifs. J’ouvre la marche avec mon roman Le voyage d’Ulysse (2014), Épisodies (2015) de Michaël Lachance suit. Tas d’roches (2016) de Gabriel Marcoux-Chabot complète la trilogie.
Comment caractériser la littérature du Saguenay-Lac-Saint-Jean ? Est-ce possible ? Bien sûr, la géographie et l’espace jouent un rôle de premier plan. Le premier à faire ressentir l’aspect inquiétant du fjord du Saguenay est Gil Bluteau avec Meurent les alouettes en 1978. Un homme veut en finir avec la vie et descend le Saguenay en canot jusqu’à Tadoussac, où son aventure doit s’arrêter. Un climat présent chez André Girard, particulièrement dans Zone portuaire (1997), Lise Tremblay dans La pêche blanche (1994) et La sœur de Judith (2007), et Nicole Houde dans La Maison du remous (1986) et Je pense à toi (2008). Tout comme nous retrouverons cette malédiction dans le grand succès de Gérard Bouchard. Mistouk, une épopée jeannoise et saguenéenne qui connaîtra un très beau rayonnement au Québec et ralliera nombre d’amateurs de fresques historiques. L’enseignant universitaire s’y révèle un conteur remarquable.
Le lac Saint-Jean joue un rôle tout à fait autre dans l’imaginaire des écrivains. Il suffit de s’éloigner de la rive, d’aborder un refuge ou encore de s’installer au milieu de l’hiver comme dans Le gardien des glaces (1984) d’Alain Gagnon pour échapper aux vengeances humaines et à leurs mesquineries. Guy-Marc Fournier évoque cette présence rassurante dès 1973 dans Ma nuit.
Dans Les Feluettes, Vallier trouve le repos en disparaissant dans sa longue embarcation pour oublier toutes les intrigues, au large. Loin de tous, son âme s’apaise. Pierre Gobeil reprend le thème dans Tout un été dans une cabane à bateau (1988). Gérard Bouchard, dans Mistouk, permet à Méo de fuir les fureurs de ses ennemis en s’isolant sur un îlot du lac Saint-Jean. La violence se déclenche dès qu’il revient sur la terre ferme. Il se noie dans les rapides qui se dressent comme une frontière entre le bassin du lac Saint-Jean et la rivière Saguenay. Son grand corps de géant dérive (un crucifix sur le fjord) jusqu’à une anse tout près de Tadoussac où ses os blanchiront.
La nature et l’espace sont des présences qui bousculent les individus dans les œuvres fortes d’Alain Gagnon, de Gérard Bouchard, Michel Marc Bouchard et Guy Lalancette. Dans Le voyage d’Ulysse, le lac devient le centre de l’univers connu et imaginé. Mon personnage découvre la vie en longeant les rives du Grand Lac sans fin ni commencement pendant plus de vingt ans. Le clin d’œil à Homère est évident. Un roman d’initiation au monde magique, réel et une quête d’identité à travers les publications marquantes de certains écrivains. Je pense à Alain Gagnon, Louis Hémon, Michel Marc Bouchard, Gérard Bouchard et Guy Lalancette.

SCÈNE UNIQUE

Que serait le théâtre québécois sans Larry Tremblay, Michel Marc Bouchard, Daniel Danis et Jean-Rock Gaudreault ? Dany Boudreault s’impose comme comédien et auteur. Il écrit et joue dans Je suis Cobain (peu importe). Meilleur texte Cartes premières en 2010 et signe avec Maxime Carbonneau Descendance, une publication de L'Instant scène et sera récipiendaire du prix du Salon du Livre du Saguenay-Lac- Saint-Jean en 2014. Il propose également des recueils de poésie aux Herbes rouges.
De nouveaux romanciers se font remarquer dans l’effervescence annuelle. Marie-Christine Bernard, Richard Dallaire, Geneviève Pettersen, Samuel Archibald. Marie-Paule et Marité Villeneuve offrent des œuvres solides et singulières. Je pense encore à Hélène Lebeau et     Janik Tremblay, tout comme à Nicolas Tremblay et son travail si particulier. Marjolaine Bouchard et Hervé Gagnon mélangent l’histoire, l’action et le suspense. Le travail de Tony Tremblay, Kim Doré, Marie-Andrée Gill et Charles Sagalane retient encore l’attention du côté poétique.
Pendant des années, les Éditions JCL animeront le monde régional et après l’expérience de Sagamie-Québec, il faut mentionner l’arrivée de La Peuplade qui se démarque par son approche. À sa façon, elle réalise le rêve de la petite coopérative en s’imposant sur la scène internationale, particulièrement du côté des pays nordiques. Mylène Bouchard et Simon-Philippe Turcot révèlent des figures du Québec et d’ailleurs. Marie-Andrée Gill, entre autres, apporte une couleur autochtone à une littérature qui ne cesse de se ramifier.
Le Saguenay-Lac-Saint-Jean offre des œuvres étonnantes, se distinguant par des thèmes particuliers et uniques. La région bouscule les créateurs du Québec et leur ouvre souvent de nouvelles voies. Un univers en soi. Une production assez riche et singulière pour devenir l’objet d’études à l’Université du Québec à Chicoutimi et dans les quatre cégeps de la région. Cette étape s’avère importante et impossible à ignorer. Après avoir fait sa marque un peu partout dans le monde, il ne serait que normal que les étudiants de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean prennent conscience de ce trésor bien caché et souvent ignoré du grand public.



UNE VERSION DE CE TEXTE EST PARUE DANS NUIT BLANCHE, Numéro 150, printemps 2018.