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vendredi 27 novembre 2020

VOYAGE AU PAYS DES MONSTRES

MARTINE DESJARDINS EST une écrivaine qui se démarque dans notre monde littéraire. Depuis son premier roman paru en 1997, Le cercle de Clara, elle ne cesse d’explorer des thèmes et des univers singuliers. Elle tourne autour de son sujet comme on peut le faire en s'attardant devant une installation d'un artiste en arts visuels. Denise Desautels s’est livrée à cet exercice en poésie avec les œuvres de certains créateurs. Cette approche permet de présenter toutes les facettes d’un objet. Dans L’évocation, Martine Desjardins s’aventurait dans les mines de sel qui donne du goût à nos aliments, mais qui peut aussi servir à la conservation. Cette fois, dans Méduse, elle suit une jeune fille qui souffre d’une singularité physique et qui possède un étrange pouvoir sur ceux qui la dévisagent. Dans la mythologie grecque, la méduse paralysait ceux et celles qui osaient la fixer. Nous voici au bord de la légende et d’une expérience unique.


 

Les malformations chez les individus ont toujours fait pousser des cris d’horreurs. Les déviants étaient enfermés dans des hospices, loin des regards, ou encore permettaient d’exciter la population en les montrant dans les foires. Il n’y a qu’à penser à la triste histoire du Géant Beaupré qui a connu la vie d’une bête de cirque en étant la cible de toutes les méchancetés que les humains peuvent inventer. Marjolaine Bouchard l’a très bien présenté dans son roman Le géant Beaupré. Il a même trouvé sa place dans une chanson du groupe Beau Dommage. Ces phénomènes peuvent se faufiler dans des univers fictifs. Je signale Quasimodo, le héros de Victor Hugo qui soupire devant la magnifique Esméralda, dans Notre-Dame de Paris.

 

MONDE FERMÉ

 

Martine Desjardins aime les univers clos pour se faufiler hors du temps, les lieux qui permettent la montée de pulsions et de désirs que l’on dissimule dans la bonne société. Cette fois, elle nous entraîne dans un hospice où l’on garde les jeunes filles souffrant de difformités. Des endroits pour protéger ces êtres de la cruauté des gens et des peurs ataviques qui surgissent immanquablement devant ceux qui échappent à la norme. Les ogres, les bossus, les borgnes, les culs-de-jatte hantent nos contes et les légendes. Méduse vit son enfance en retrait de ses sœurs. Les contacts avec les autres se font par sa mère. 

Elle découvre peu à peu ses pouvoirs. Ceux ou celles qui défient son regard sont foudroyés. Mêmes les bêtes les plus dangereuses prennent la fuite. Bien sûr, il faut parcourir les pages du roman de madame Desjardins pour comprendre de quoi il retourne avec cette adolescente. Elle n’ose jamais non plus se pencher devant un miroir et doit effectuer les travaux les plus répugnants. Elle ne pourra être que domestique et œuvrer dans l’ombre, dans la plus grande des discrétions.

 

INSTITUT

 

Ses parents finissent par la placer à l’Athenaeum, un institut pour jeunes filles souffrant de handicaps. Martine Desjardins fait référence ici à Athéna, la déesse grecque née du crâne de Zeus. Cette vierge libérée des hommes ne les craignait nullement et possédait surtout une intelligence hors du commun. L’Athenaeum était la résidence de cette déesse de la pureté, de la paix et du savoir. 

 

Bien sûr, je me suis souvent demandé ce que mes Hideurs avaient de si rebutant, pour provoquer une telle répulsion chez mes proches. J’imaginais alors des yeux reptiliens aux pupilles verticales ou des yeux insectiens à facettes irisées, des morceaux de charbon, des billes de marbre, des ventouses de pieuvres, des globes épineux, des kystes gorgés de sang, des pustules ulcérées, des araignées grouillantes, des huîtres visqueuses, des bouches de lamproies aux dents meurtrières… (p.10)

 

Méduse, dans cet étrange établissement situé hors de la ville, dans un lieu isolé comme il se doit, ne rencontre que la directrice qui lui assigne les tâches les plus avilissantes. La fable exige un tel décor. À l’écart des autres pensionnaires, elle devient une sorte de Cendrillon qui ne peut rêver au prince qui la révélera au monde dans toute sa splendeur et sa beauté. Bien sûr, elle pense s’enfuir sans trop savoir à quoi s’attendre de la société qu’elle ne connaît pas.

 

FANTASMES

 

L’institut comprend une section pour les pensionnaires et une autre pour les bienfaiteurs, pour ceux qui financent l’établissement. Ils y possèdent leur quartier et viennent se ressourcer après avoir vaqué aux affaires du monde. On devine rapidement que les enfants sont là pour satisfaire les fantasmes de ces adultes qui ont les moyens de se payer certains écarts. Pas d’agressions sexuelles cependant. Les donateurs, tous des hommes, redeviennent des petits garçons capricieux dans ces murs où ils peuvent s’adonner à des obsessions qu’ils refoulent dans la vie de tous les jours. Comme ces enfants qui arrachent les pattes des insectes ou torturent les animaux par curiosité. 

 

Elles passaient ces nuits-là dans l’aile privée, et n’en sortaient que le lendemain, à l’aube, leurs robes salies et déchirées, les cheveux défaits, les joues couvertes de larmes — et les lèvres noircies jusqu’au pourtour, comme celles de la directrice. (p.43)

 

 

Avec les autres résidentes, Méduse deviendra un objet dans les mains des bienfaiteurs. Bien sûr, on pense à ces établissements où les enfants ont subi des sévices sexuels. Une horreur qui entache notre passé et certaines communautés religieuses. L’histoire des pensionnats indiens est une véritable honte et une tache qui ne s'effacera jamais. 

La directrice de L’Athenaeum élimine celles qui refusent de se plier aux règles et les fait disparaître dans les eaux du lac où des méduses, ces animaux étranges et fantomatiques, savent parfaitement s’occuper des morts 

 

MONDE

 

La jeune fille fait ainsi son chemin dans cette société perverse jusqu’à ce qu’un bienfaiteur, un armateur jaloux et possessif, l’enlève et l’entraîne dans ses voyages autour du monde. Son sort ne s’améliora guère. Elle restera prisonnière du navire de cet homme qui redevient un petit garçon dans l’intimité.

 

J’ai d’abord dû lui verser un verre d’eau, le border sous une couverture à motifs de fusées, lui raconter une histoire, lui chanter une berceuse, et allumer la veilleuse. Assise au pied du lit de repos, j’ai posé mon regard sur ses paupières et il s’est endormi aussitôt, le nounours dans les bras et en suçant son pouce. (p.132)

 

Bien sûr, il doit y avoir un renversement dans ce roman déroutant. Méduse explore les pouvoirs de ses yeux, devient particulièrement sensible aux désirs inavouables des humains. Elle provoque le refoulé, l’inconscient, les pulsions et les gestes incontrôlables. 

 

Je n’avais eu l’occasion d’étudier les yeux que dans les livres d’images. Or, même les artistes les plus habiles n’ont pas réussi à reproduire, dans toute leur complexité, la découpe précise des paupières, la frange délicate des cils, les paillettes de lumière étincelant à la surface de la cornée, et puis surtout le vitrail dentelé de l’iris, avec festons de cryptes et sa rosace de sillons, clair comme l’onde ou ténébreux comme la nuit… (p.146)

 

Une fable étrange qui nous plonge dans une suite d’aventures où les adultes retrouvent leurs comportements refoulés. Comme quoi les hommes demeurent des petits garçons qui imposent de véritables tortures aux jeunes filles qui doivent obéir sans jamais protester. Les caprices des enfants, on le sait, peuvent être d’une rare violence. Nous n’avons qu’à relire certains contes pour nous en persuader.

Un roman terrifiant qui nous entraîne dans les turpitudes de l’être, des vices apparemment inoffensifs et des pulsions qui débouchent toujours sur la plus terrible des cruautés. Une histoire qui permet à Méduse de saisir les pouvoirs de son regard et de faire la paix avec elle malgré toutes les trahisons. 

Récit en noir et blanc qui évoque l’univers de Lewis Carroll. Avec Alice, Méduse traverse le miroir, subit les tares des hommes, la puissance de la sexualité qui s’impose par tous les moyens imaginables. Les armes, les guerres n’en sont que les volets les plus spectaculaires. 

Un drame cruel, une plongée dans les labyrinthes de la pensée et des pulsions que l’on refuse toujours de considérer. Un conte qui explore l’amitié, l’amour, l’horreur et les abysses du pouvoir. Histoire étrange et originale encore une fois qui illustre toute la force et la puissance de Martine Desjardins.

 

DESJARDINS MARTINEMéduseÉDITIONS ALTO, 216 pages, 23,95 $.

 

https://editionsalto.com/catalogue/meduse/