jeudi 22 décembre 2016

Caroline Vu offre une véritable fresque vietnamienne

LES VIETNAMIENS ONT VÉCU bien des pérégrinations avec la guerre d’indépendance contre la France et aussi ce conflit qui a scindé le pays en deux. Plusieurs familles du Nord, surtout les plus nantis, ont quitté Hanoï pour migrer vers le Sud en espérant retrouver la vie d’avant avec l’intervention des Américains. On sait ce qui s’est produit avec la victoire des troupes communistes. Des milliers de personnes ont pris la fuite pour s’installer dans différents pays. Plusieurs sont venus au Canada et au Québec. La famille de Kim Thuy est peut-être la plus connue avec la célébrité de l’écrivaine. Caroline Vu raconte son périple, l’histoire d’une famille étonnante.

Bien des réfugiés vietnamiens ont fui les communistes, trouvé des bateaux, souvent en très mauvais état, pour migrer en Amérique où ils pensaient trouver la paix. La famille Vu était bien nantie à Hanoï avant la guerre. Le grand-père avait fait des études en Europe, était devenu médecin et avait participé à la guerre contre l’Allemagne. Il ne jurait que par la France et comme l’écrit la narratrice, sa petite-fille, il était parfaitement aliéné. À son retour au pays, il a vite fait de s’installer et de s’enrichir malgré un penchant pour l’opium. Plusieurs Vietnamiens choisissaient la drogue pour oublier les affres de la vie et cette guerre fratricide. Des familles entières quittèrent les zones de combats, se réfugièrent à la campagne. Des jeunes hommes s’enrôlèrent dans un camp comme dans l’autre pour participer à l’histoire, créant des tensions.
La famille Vu vit des moments singuliers avec la guerre contre les Français d’abord et ce conflit où les Américains régentent tout.

Les livres d’histoire appelleraient ce nouveau conflit une « Guerre par procuration » entre les deux superpuissances de l’époque : les États-Unis et l’Union soviétique. Ils la classeraient habilement dans la rubrique « Guerre froide ». Les médias occidentaux, quand ils feraient allusion à cette sanglante période, l’appelleraient Guerre du Vietnam. Mais au Vietnam, les gens l’appelaient Guerre américaine. Pour eux, la guerre n’était pas froide ; elle était brûlante. (p.20)

La famille finira par quitter le pays pour venir en Amérique, aux États-Unis d’abord, et à Montréal ensuite. Après tout, on parle français à Montréal et c’est l’endroit idéal pour plusieurs qui connaissaient la langue. La famille aura tout perdu dans cette aventure.

La cité que nous quittions puait le diesel qui montait de ses sordides  ruelles dans lesquelles à tout moment on risquait de se faire tuer ou au contraire d’avoir de la chance au jeu, de trouver l’amour ou le plaisir dans la drogue. Saïgon ne dormait jamais, malgré le couvre-feu et les missiles. Partis d’un tel endroit où tous les excès étaient possibles, nous fûmes parachutés du jour au lendemain dans une petite ville de Nouvelle-Angleterre, paralysée le soir où nous arrivâmes par la première tempête de neige de la saison. (p.31)

Le grand-père, perdu dans les volutes de l’opium, devient de plus en plus absent et perd contact avec la réalité. La grand-mère, une femme autoritaire, s’accroche aux traditions qui ont toujours régi la famille. Les mariages des filles, par exemple, qui sont organisés par les parents pour créer des alliances entre des clans et améliorer leurs conditions matérielles. Elle forcera ses filles à épouser des hommes qu’elles n’aiment pas alors qu’elles sont encore des adolescentes. Ce sera le cas de la mère de la narratrice, une femme de tête, une rebelle qui entend faire sa vie et vivre ses émotions.

En ces temps troublés, l’amour importait peu. Tomber amoureuse de quelqu’un avant de l’épouser était devenu une idée farfelue. Comme beaucoup d’hommes de sa génération, grand-père n’imaginait pas que les femmes soient capables de prendre seules soin d’elles-mêmes. Oui, les jeunes filles avaient effectivement besoin de maris pour les protéger ! Ce furent donc les soldats japonais qui scellèrent le destin de ma mère. Mes grands-parents arrangèrent les mariages de leurs trois filles plus âgées en quelques mois. Ma mère se révolta mais sa rébellion ne la mena nulle part. (p.44)

Elle aura des aventures hors mariage et même des enfants avec un cousin. Un frère étudiera en France, épousera une Française et reviendra au Vietnam. Cette Européenne n’arrivera pas à s’adapter et abandonnera son fils. Des enfants mal-aimés, perdus et cette grand-mère qui réussit, la plupart du temps, à imposer ses diktats. Elle m’a fait penser à un personnage de Gabriel Garcia Marquez qui vit plus de cent ans.

SAGA

Véritable fresque qu’esquisse Caroline Vu avec cette tribu où des femmes résistent aux traditions et aux perversités des hommes. Elles vivent leur vie comme la mère de la narratrice qui devient femme d’affaires au Vietnam, dirige un restaurant français très fréquenté avant de migrer à Montréal, de faire des études en médecine pour devenir indépendante matériellement. Elle s’impose, mais d’autres seront brisées par ces mariages qui ressemblent plus à des condamnations.
Des oncles, des cousins, des coureurs de jupons qui agressent les femmes du clan, finissent par les mettre enceinte sous le regard complaisant de l’aïeule qui fait tout pour protéger sa réputation. Il y aura aussi un mari qui se faufile dans les chambres le soir pour caresser les petites filles. Et Daniel, le mal-aimé, vivra son homosexualité en prenant tous les risques. Il sera victime du sida qui commence à faire des ravages dans la communauté gaie même si son père et la grand-mère nieront toujours cette réalité.

Puis elle ajouta rapidement : « Il n’y a pas d’homosexualité dans ma famille vietnamienne. Je ne sais pas ce que c’est et je n’en ai jamais entendu parler ! » Grand-mère aimait opposer une fin de non-recevoir à certaines choses. Elle prenait plaisir aussi à critiquer les autres. Elle ne s’accusait bien sûr jamais, ne remettait jamais ses propres actes en question. S’il s’avérait que Daniel s’était avili, grand-mère en rejetait la faute ailleurs. Dans son esprit, les problèmes de Daniel trouvaient leur origine dans les gênes médiocres de Catherine. Ces gênes français de bas-étage, qui avaient donné naissance à un individu lascif et narcissique, n’étaient assurément pas de qualité « Champs Élysées », mais semblaient sortir tout droit des catacombes de Paris. (p.124)

Véritable saga qu’esquisse Caroline Vu avec ses drogués, ses prédateurs, ses femmes fortes, ses victimes et surtout cette terrible grand-mère qui s’accroche à des traditions malgré la vie qui ne peut plus être la même avec les migrations.
Je pensais en savoir beaucoup sur le Vietnam après avoir lu Kim Thuy qui a raconté un parcours similaire. Caroline Vu va plus loin en dressant un portrait sans compromis, décrivant des hommes et des femmes dans leur grandeur et leur petitesse, dans des vices que l’on tente de dissimuler pour sauver sa réputation. La grand-mère n’hésite jamais à sacrifier un membre de sa tribu pour garder son pouvoir et son image. Un monde qui s’effrite avec ses fous, ses irresponsables, des incompris, des rebelles qui réussissent à faire des études et à faire leur chemin dans leur nouvelle société.
Un roman formidable qui présente des figures inoubliables comme celle de cette grand-mère séduisante malgré ses travers. Il a fallu beaucoup de courage à Caroline Vu pour ouvrir les coffres de sa famille et tout mettre sur la table. Elle en sentait le besoin, surtout l’obligation. Il fallait dire certaines vérités à ses enfants.

En Amérique du Nord, mes enfants mènent une vie plutôt normale. Ils suivent les drames des vedettes des émissions de téléréalité. Ils passent des heures sur Facebook, photoshoppent ce qui leur arrive tous les jours. Dans leur quête d’identité, ils se googlent. Mais les identités ne se trouvent pas sur Internet. Elles se trouvent dans les mots transmis d’une génération à une autre. Les récits familiaux, tout à la fois dérangeants et fascinants, hurlent pour se faire entendre… Cette histoire d’un pays dont tout le monde parlait naguère, mais qu’on oublie aujourd’hui, mérite d’être racontée. C’est pour eux que je la raconte, pour les enfants de la prochaine génération. (p.178)

Un récit qui m'a laissé le souffle court et le cœur en chamade. Un moment de l’histoire qu’il faut connaître, ne jamais oublier. Une tragédie qui ne cesse de se répéter avec tous les conflits, les millions de réfugiés qui ne savent où aller pour arriver à respirer tout simplement. Un livre brûlant d’actualité.

UN ÉTÉ À PROVINCETOWN de CAROLINE VU est publié aux ÉDITIONS DE LA PLEINE LUNE.


PROCHAINE CHRONIQUE : LES YEUX TRISTES DE MON CAMION de SERGE BOUCHARD, paru chez BORÉAL ÉDITEUR. 

http://www.pleinelune.qc.ca/titre/443/un-ete-a-provincetown

lundi 19 décembre 2016

Gisèle Villeneuve emprunte des sentiers inexplorés

ALFRED DESROCHERS, en 1966, répondait à la lettre d’une jeune fille. Elle lui avait envoyé un projet de roman. J’imagine que le poète recevait assez souvent ce genre de missives et qu’il répondait un peu pour la forme. Tout écrivain reçoit ce type de demande un jour ou l’autre. Gisèle Villeneuve, presque cinquante ans plus tard, répond à l’auteur d’À l’ombre de l’Orford dans un carnet étonnant et souvent imprévisible. Une manière de dire ce qu’elle pense de la littérature, de l’écriture, de son cheminement, de sa vie dans l’Ouest du Canada.

Le carnet permet d’oublier les projets de fiction et de se faufiler dans les coulisses de l’écriture. Il faut un peu de témérité parce que le genre demande une franchise totale. Ils sont quelques-uns à pratiquer cette écriture en apnée depuis le début de cette collection dirigée par Robert Lalonde chez Lévesque Éditeur. Gisèle Villeneuve signe ici le huitième de la série. Une aventure qui permet d’ouvrir des portes et donne l’occasion à l’écrivain de flâner dans des jardins que le roman lui interdit.
Gisèle Villeneuve jongle avec des idées bien arrêtées. Elle était une jeune fille studieuse et certainement très audacieuse. Je n’aurais jamais osé, quand j’ai commencé à fréquenter les mots, envoyer une de mes « tentatives » à une figure connue de la littérature. J’étais tellement imbibé de mes lectures et obnubilé par des modèles qui me barraient tous les chemins. Certains ont osé. Je pense à Pierre Caron qui a écrit à Georges Simenon. Il s’en est suivi une belle amitié, une correspondance fort attachante pendant des années.
Alfred Desrochers était une figure connue et surtout un poète qui n’a peut-être pas tout le mérite qu’il devrait avoir dans l’histoire de la poésie québécoise. Un explorateur attentif de son milieu, de la condition de ses semblables et de sa présence en cette terre d’Amérique que l’on feignait d’ignorer alors.

LA LETTRE

Gisèle Villeneuve n’a pas oublié les mots du poète. Ce n’était pas l’enthousiasme qu’elle attendait, certainement. On est si fragile quand on fait ses premiers pas dans le monde du dire, si malhabile et si plein de clichés. Nous ressemblons à une mince couche de givre un matin d’automne qui se brise au moindre toucher.

Pour confesser quoi ? Mon impolitesse de ne pas vous avoir répondu ? Pourtant, j’étais bien élevée. Pour justifier quoi ? Ma maladresse de fille de quinze ans ? Plutôt l’expression d’une timidité apprise en famille. Propos futiles qui n’expliqueraient rien. Malgré votre encouragement et vos compliments sur mes premiers jets d’écriture, pourquoi n’ai je pas répondu à votre lettre ? Je prends une gorgée de café. Par la fenêtre, je vois la rivière. Sur le sentier, une joggeuse passe. Puis un cycliste. Vous regarde droit dans les yeux. Parce que, cher poète disparu, je ne vous ai pas cru. (p.18)

Comment lui parler au-delà de la mort ? Dire ce qui n’a pas été dit. L’écrivaine s’est installée dans la partie ouest du Canada l’année où le poète est décédé. Elle a appris l’autre langue et peut bondir de l’une à l’autre sans perte d’équilibre, comme elle le fait quand elle va en montagne, se lance à l’assaut d’une paroi friable où elle doit penser chacun de ses gestes pour arriver au sommet, voir loin, voir le monde de haut comme l’écrivain doit le faire.
Alfred Desrochers sera plus une oreille, écoutant celle qui tourne dans les mots comme une derviche. Et que peut un mort, que lui faire raconter quand il s’est recroquevillé dans le silence depuis tant d’années ?

DEUX MONDES

Gisèle Villeneuve croit au travail, à la réflexion, au devoir de choisir les mots avant de s’aventurer dans un texte. Bien sûr, elle est souvent déroutante, surtout par son choix d’écrire en français et en anglais. Les deux langues se bousculent dans son esprit et s’imposent quand elle glisse sur la surface friable de la page. Non pas un mélange ou une forme de métissage, mais la juxtaposition des deux langues qui se relancent et s’interpellent.

Cette pratique de la bi-langue en écriture, d’où vient-elle ? Alfred, c’est en vous posant la question que je le reconnais. Cette pratique de la bi-langue vient de l’amour, car je suis devenue amoureuse in anoher language. Ce lien d’amour en écriture a poursuivi son petit bonhomme de chemin. À mon insu. Ce qui donne encore raison au conseil de Lou : « Il faut non seulement que la substance […] ait sombré dans l’oubli, mais encore qu’elle ait été épuisée. » (p.89)

Madame Villeneuve peut aller de l’une à l’autre selon les moments d’écriture, les émotions. Un peu difficile pour quelqu’un comme moi qui trébuche souvent en lisant la langue anglaise. Chose certaine, cela demande une gymnastique particulière. J’ai dû faire un effort singulier, me débattant un peu comme un poisson hors de l’eau.

Pour revenir à l’écrit. Dans mon écriture, la bi-langue est strictement un jeu littéraire. Le glissement d’une langue à l’autre dans le texte est un jeu d’amour, qui amplifie le plaisir du rythme et du son. Le plaisir aussi d’un certain déséquilibre. The uncanny. L’insolite. Une désorientation temporaire pour faire pencher l’esprit, pour le forcer à percevoir autrement. (p.95)

Malgré toutes les affirmations de l’écrivaine, je reste perplexe devant cette façon de traduire la réalité. Bondir d’une langue à l’autre, s’amuser à écrire dans la juxtaposions des « deux langues officielles » me laisse perplexe. Je sais ce que Gisèle Villeneuve va dire.

Tout de même, contrairement aux réactionnaires (les traumatisés de ma génération ?), je vois en ce jeu des deux langues parlées l’expression de la plasticité du cerveau, qui intègre dans la pratique les deux langues dont les éléments de syntaxe, de grammaire et de l’oralité sont dispersés partout dans le cerveau. (p.94)

L’écrivaine a écrit Visiting Elisabeth, un roman bi-langue qui peut être lu, selon elle, autant par les francophones que les anglophones. Il faut être au-dessus du volcan pour arriver à planer d’une langue à l’autre. Ce que je ne saurais faire. Il faut une vie pour apprivoiser une culture et une langue... Il me semble que cette entreprise nous laisse dans un entre-deux, sans jamais arriver à s’arracher à la gravité des mots, d’une pensée ou d’un regard.

LITTÉRATURE

Gisèle Villeneuve s’attarde à des projets qui prennent forme très lentement, raconte son amour de l’escalade et de la montagne. Ce sont là les plus belles pages de ce carnet qui nous entraîne dans un monde où chaque geste doit être pensé. Sinon, c’est la glissade et la mort. Un exercice exigeant physiquement comme l’écriture qui doit être une sorte d’ascèse où les mots deviennent essentiels au projet.
Elle raconte son enfance à Montréal, sa découverte du monde et son apprentissage de la vie, ses amours avec un homme d’origine tchèque et sa migration à Winnipeg. Le carnet devient quasi un manifeste, une tentative de traduire une réalité qui ne cesse de bouger.
Malgré mes hésitations, je sais que Gisèle Villeneuve va continuer sa route, grimper les parois des montagnes pour atteindre le sommet à bout de souffle. Parce que l’écriture, peu importe où l’on se trouve, peu importe la langue, est une aventure d'équilibriste. Chaque geste doit être pensé pour éviter la catastrophe. Madame Villeneuve y réussit parfaitement et souvent dans une prose étonnante. Elle aura au moins le mérite de m’avoir fait lire dans l’autre langue, ce que je fais rarement, ayant assez de mal déjà à me faufiler dans les textes en français. Un carnet étonnant où l’auteure bouscule nos pensées, nos certitudes et nos hésitations. L’écriture est là pour ça après tout.
Oui, j’ai hésité devant certains propos, mais j’ai aimé. Et l’idée de répondre à Alfred Desrochers m’a donné le goût de relire « ce fils déchu de race surhumaine ». Un carnet fascinant, une pensée originale qui n’emprunte pas les chemins balisés. Un étonnement et une manière particulièrement originale de secouer la réalité et l'art de dire.

NUE ET CRUE LETTRE AU POÈTE DISPARU de GISÈLE VILLENEUVE est publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : Un été à Provincetown, de CAROLINE VU, paru aux ÉDITIONS DE LA PLEINE LUNE.