Aucun message portant le libellé Éditions Fides. Afficher tous les messages
Aucun message portant le libellé Éditions Fides. Afficher tous les messages

jeudi 21 octobre 2021

LES MOMENTS PRÉCIEUX DE RITA LAPIERRE-OTIS

RITA LAPIERRE-OTIS a fait preuve de patience avant d’avoir son livre entre ses mains. Il me semble qu’elle y travaille depuis des années en le promenant d’un atelier d’écriture à un autre pour y trouver une direction et surtout pour toucher l’essentiel. Parce que l’art du carnet est une ascèse qui exige de la retenue et une formidable simplicité pour parvenir à un texte qui s’est dépouillé de tout le superflu et qui vous porte comme une petite musique qui enchante. Et voilà que je l’ai sur ma table ce carnet au titre un peu étrange. Territoires habités, territoires imaginés. Je l’effleure du bout du doigt et l’examine en me répétant que cette écrivaine me réserve certainement des surprises. J’aime m’attarder à la page couverture, aux directions qu’elle indique, devant les portes qui se ferment ou qui ouvrent. Rita Lapierre-Otis me permet de penser à un dialogue entre le réel et l’imaginaire, un va-et-vient qui explore toutes les dimensions de l’esprit. Ma curiosité étant grande pour les carnets, je ne peux résister bien longtemps et me voilà avec l’écrivaine, dans ses lieux familiers, dans un matin tout neuf, ou quand le jour dérape dans les gouffres du couchant. Et des ailleurs aussi m’interpellent, des endroits qu’elle parcourt en rêvant, ou devant la feuille d’un arbre, un tableau qui l’accompagne depuis toujours et qui l’arrête, comme si c’était la première fois qu’elle le voyait. Et les voyages dans des pays d’enchantement et de recueillement. Rapidement, je me suis senti chez moi dans ce carnet.

 

Rita Lapierre-Otis est une artiste en arts visuels et une enseignante qui a fait sa marque, ne se contentant jamais de théories, mais demeurant avant tout une praticienne qui a participé à plusieurs manifestations qui exigent l’attention de l’œil, de l’oreille ou encore sollicitant l’imaginaire comme dans les expositions un peu étranges du regretté Pierre Dumont qui extirpait les objets du quotidien pour les faire muter en œuvre d’art. Ce touche-à-tout était certainement une sorte de shaman.

Lapierre-Otis s’intéresse à la matière, aux couleurs qui portent le paysage selon les heures, les jours et les saisons. À la mouvance, l’essence même de la vie et de la création.

L’art, tout comme l’écriture, se nourrit de temps et lui résiste d’une certaine façon. Il faut bien des gestes et des tentatives pour arriver à l’objet imaginé, pour s’arracher du quotidien et voir avec des yeux neufs un monde que nous parcourons si distraitement, toujours trop pressés, happés par des occupations bien futiles. Surtout en ces époques où la vitesse est une drogue que l’on avale avant le lever du jour, où la réalité se ratatine à l’écran d’un téléphone prétendument intelligent.

 

Je marche dans les pas du temps, mais plus souvent, juste à côté, dans les sentiers d’exploration, de réflexion, de partage et de silence. Comme chacun, j’avance à tâtons sur les traces d’un possible bonheur de vivre. (p.11)

 

Lapierre-Otis s’attarde comme j’aimerais le faire plus régulièrement devant les fenêtres, quand la nuit glisse sur le lac en chassant des petites vagues qui portent toute la gamme des couleurs. Fasciné par l’eau qui aspire le ciel, tournant à l’orange dans les éclaboussures du jour qui s’éteint. Là, je peux vraiment voyager jusqu’aux frontières des horizons.

L’écrivaine se sert magnifiquement de sa capacité à surprendre ce qui bouge autour d’elle en surveillant les oiseaux, les arbres qui frémissent dans la brise et transforment son jardin de tous les jours. Les textures du matin qu’elle examine comme un tissu. Tout est vivant sous sa plume. Ce talent rare donne une densité admirable à son texte. Et elle a la grande qualité de nous faire voir, avec une précision remarquable. 

Territoires habités, territoires imaginés devient l’aventure du réel. Le monde se recroqueville dans une haie de cèdres, au chaud du nid de la mésange ou se laisse envoûter par le chant d’un bruant à gorge blanche. Il ne faut surtout pas négliger les fleurs et les plantes qu’entretient l’écrivaine qui se fait souvent rêveuse à la fenêtre, souriante dans la beauté de son environnement qu’elle examine comme une œuvre d’art.

 

Devant la fenêtre du salon, il y a ce bouleau pentu. Tout près, l’hydrangée. Qui, lui, évolue en tonalités : du crème au beige rosé, puis au bois de rose. Il y a aussi ces chrysanthèmes. Plantés juste pour moi. Au pied d’une grosse roche, ils côtoient les berbéris japonais. Discrets, ils attendent octobre pour bourgeonner en magenta. Pour étirer un peu le charme des jardins d’été. (p.27)

 

Le frère Marie-Victorin aurait été jaloux d’une description du genre. 

 

REGARDS

 

Il y a l’immédiat, les lieux vus et fréquentés, domestiqués pour ainsi dire et capables d’un peu de sauvagerie, toujours là pour nous échapper par le biais des saisons. Et il y a les escapades, les voyages, les séjours dans certaines villes renommées, ces musées vivants qui résistent aux griffes du temps et à la menace des hordes de touristes. 

Rita Lapierre-Otis prise les déserts, le sable lisse, ses couleurs chaudes et changeantes, les cathédrales qui se dressent dans les montagnes et vous laissent sans voix. Elle aime beaucoup le parc de Zion. Cela m’a fait penser au Grand Cayon. J’en garde des images précises, des teintes de bleus qui me reviennent quand je tente de retrouver le calme et la quiétude. Le silence aussi, avec le vent comme le bourdonnement d’une corde de violoncelle.

 

Nouveau regard sur Zion. Comment ne pas rester humble devant une œuvre de la démesure? Des canyons désertiques et luxuriants tout à la fois. Paysage d’une beauté immense, indicible, qui se réinvente dans l’imaginaire. S’imprime dans le regard, dans l’âme et dans la mémoire individuelle et collective. (p.47)

 

Zion, un parc situé dans le sud de l’Utah, est une merveille de la nature et sa splendeur en fait un lieu de recueillement et de méditation. Comme un voyage au cœur de la matière où Rita Lapierre-Otis a vécu des moments de grâce. Comme si les pierres et les falaises portaient une forme de spiritualité.

Et elle s’attarde à sa table de travail, rêve dans son atelier, se concentre sur une grande feuille avec l’univers au bout du pinceau. Ou elle se lance dans une installation et manipule des objets, lorsque ses mains se laissent emporter par les textures, toute à la joie du toucher.

Voyages, rencontres, lectures, souvenirs des Îles de la Madeleine, le paradis que ses parents ont dû quitter pour migrer à Jonquière, tout sert à l’écrivaine qui nous invite à une fête de l’œil. Elle m’a souvent forcé à revenir sur ses phrases pour les savourer tels des chocolats fondants. Les mots, elle les fait vibrer comme des gongs.

 

BONHEUR

 

Rita Lapierre-Otis a tellement bien intégré l’esprit du carnet qui se veut une errance dans tous les matins du monde, une quête où l’on réapprend à respirer, à voir et à aimer. C’est l’écriture du vagabondage qui nous entraîne autant dans le passé que dans le présent pour apaiser nos peurs et nos angoisses. Parce que vivre est toujours inquiétant.

 

Cet étrange Bertula pendula, c’est un peu mon «arbre à chagrin»; il est souvent sur le bord des larmes et toujours confronté au temps. Et, depuis un moment, à cette pluie qui ne cesse de tomber. J’ai parfois le sentiment d’être en symbiose avec cet arbre. Il est la mémoire du paysage extérieur et celle de mon paysage intérieur. Il est le témoin de mes pensées, de mes étincelles de bonheur et de mes inquiétudes. Résistant et tout à la fois fragile, il rappelle la précarité de l’existence. (p.151)

 

L’écrivaine m’a émue en revenant sur les livres de Nicole Houde, évoquant mes ateliers, parlant avec tant de justesse de certains titres de cette romancière hors norme. Elle a vite deviné les formes et les grandes forces telluriques qui secouent les œuvres de cette écrivaine.

Quels magnifiques moments nous offre Rita Lapierre-Otis dans ce glissement imperceptible de l’été vers l’automne où tout est couleurs et textures. Peut-être à l’image des humains qui vont des exubérances de l’enfance au calme de l’adulte. Et tout au bout, l’engourdissement de l’hiver, la page blanche pour méditer et chercher la simplicité certainement, un univers dans un trait de crayon, une ligne aussi fragile que la vie. 

Rita Lapierre-Otis m’a fait découvrir encore une fois la beauté du monde, la grande pariade de l’imaginaire et du réel qui mutent à chaque seconde. Merci.

 

LAPIERRE-OTIS RITATerritoires habités, territoires imaginés, Éditions FIDES, Montréal, 2021, 24,95 $.

 

http://www.editionsfides.com/fr/product/editions-fides/litterature/territoires-habites-territoires-imagines_895.aspx?unite=001

mardi 18 décembre 2018

CHATILLON RACONTE SON ANCÊTRE


PIERRE CHATILLON m’a fait prendre conscience, avec L’homme au regard de lion, que j’ignore tout de mes ancêtres. Cet écrivain prolifique a mis le doigt sur une lacune importante de mon histoire familiale. Je peux évoquer mon grand-père Aurélien du côté paternel ou encore Napoléon Bélanger, le père de ma mère, mais plus loin, c’est le brouillard. Rien. Étrange, moi qui adore l’histoire, je ne me suis jamais intéressé à mon passé, ce qui m’aurait permis de remonter dans le temps et de faire des découvertes fort intéressantes, j’en suis certain.

Pierre Chatillon prend la peine de s’expliquer dans une courte postface. Pour que nous ne fassions pas de faux pas et que nous sachions la direction qu’il a choisie. Pour se souvenir aussi, certainement, et surtout se rapprocher de cet homme qui l’a fait rêver dans son enfance, un héros qui est demeuré présent à son esprit malgré ses nombreuses publications et son travail d’enseignant.

« Frédérick Rolette est mon arrière-arrière-arrière-grand-père. Marin, héros de la guerre de 1812, il fut oublié pendant deux cents ans. Toutefois, il ne le fut jamais dans ma famille puisque nous avons précieusement conservé le sabre d’honneur que la Ville de Québec lui avait remis en 1814. » (p.325)

L’aventure débute en 1786, soit près de trente ans après la bataille des plaines d’Abraham et la défaite du marquis de Montcalm. Un affrontement plutôt bref, une vingtaine de minutes en tout, qui a changé le destin de la population du Canada et coupé l’élan de ces Canadiens qui voyageaient partout en Amérique du Nord et avaient constitué un véritable empire. Le continent américain était alors leur territoire de chasse et d’exploration. Il suffit de se pencher sur une carte de l’Amérique française pour être impressionné par la dimension de ce territoire que les coureurs des bois avaient parcouru.

CONQUÊTE

Le drame est encore tout frais dans la mémoire des personnages de Chatillon qui se font un devoir de ne pas oublier. Plusieurs rêvent de changer les choses comme Victorien, l’oncle d’Yvon, qui aimerait voir Napoléon débarquer au Québec avec son armée pour chasser les Anglais des rives du Saint-Laurent.
La situation est tendue parce que tous ne partagent pas ce désir de renverser l’histoire.
Si plusieurs rêvent de buter l’Anglais hors du pays et de redonner toute la place à la France, d’autres collaborent avec le conquérant, font leur place et ont même adopté la langue anglaise. Cette situation entraîne des prises de bec particulièrement violentes lors des rencontres familiales, surtout quand l’alcool échauffe un peu les esprits.

C’est du monde pour qui la Conquête a été une bénédiction. Elle leur a même permis de monter en grade. Ne voulant rien perdre de leurs privilèges, y se sont empressés de s’assimiler et de nouer des liens d’amitié avec ceux qui venaient de nous bombarder, de brûler nos maisons, de violer nos femmes, de tuer nos miliciens, de nous humilier, et qui souhaitaient nous voir disparaître le plus rapidement possible. (p.198)

Plusieurs francophones sont devenus des collaborateurs et se sont faufilés dans la bourgeoisie dirigeante. D’autres ont baissé la tête, se contentant de travailler sur la ferme ou en usine en maugréant. Pierre Chatillon montre bien le déchirement de la population francophone après 1760, la présence des militaires dans les rues de Québec, la langue anglaise qui s’impose dans les services gouvernementaux et les parvenus qui s’installent dans la haute ville en jouant au conquérant. Une scission qui persistera au cours des siècles et qui existe encore de nos jours avec les fédéralistes et les indépendantistes.
On connaît la suite, les soubresauts de l’histoire, le drame que fut la révolte des patriotes en 1837 et le nationalisme qui a pris un tournant politique depuis la Révolution tranquille.

FICTION

Yvon Beaupré incarne ce héros qui veut vivre l’aventure, échapper à la grisaille des jours, plonger dans des moments exaltants et souder peut-être deux aspects du monde qui ne peuvent l’être. Il refuse la vie des sédentaires qui travaillent souvent dans les usines dirigées par de riches propriétaires anglophones ou vivent à la campagne, sur une ferme, de façon traditionnelle. Deux parcours qui s’opposent et tiraillent les jeunes aventuriers qui n’hésitent pas à partir. Les sédentaires, les campagnards surtout, rongeront leur frein en baissant la tête et en laissant aller leur colère lors de certaines rencontres familiales.
Tout le déchirement de la colonie française est là. Le nomade, l’homme libre qui parcourt l’Amérique, s’ensauvage souvent, crée une nation métisse ou le catholique qui reste sous le joug du clergé dans des paroisses bien circonscrites. Des façons de voir qui s’opposent dans la colonie depuis le début et que l’on retrouve encore dans notre littérature.
Yvon Beaupré a besoin d’espace, des horizons lointains qui ne cessent de reculer. Il sera marin de la marine royale de Sa Majesté, combattra même la flotte française de Napoléon ce qui est une trahison pour bien des membres de sa famille. Après des combats féroces et des aventures au loin, il se retrouvera dans les Pays d’en haut pour vivre la vie des coureurs des bois, mettre les pieds dans les empreintes de son père qui a connu la vie à l’indienne, des amours fugaces et qui a abandonné des petits métis dans des tribus avec qui il faisait le commerce. Un côté de sa vie dont il ne parle jamais, bien sûr. La vie sédentaire a triomphé comme elle s’imposera du côté de son fils.
Yvon et son cousin Xavier s’adaptent rapidement à cette nouvelle vie et connaissent une forme de bonheur, de liberté avec des compagnes indiennes. Même que le cousin Xavier choisit de s’ensauvager comme on disait à l’époque et d’échapper à la vie rigide des gens du Québec.

Rien ne leur était plus naturel que de s’aimer nus dans un tel paradis d’harmonie. Yvon avait compris pour la première fois à quel point l’amour n’avait rien en commun avec la morale et les religions. À quel point l’esprit tordu des humains avait tout compliqué, tout souillé avec ses inventions de culpabilité, de péché. Jamais il n’avait connu une telle béatitude ni un tel sentiment de liberté ! (p.147)

DESROSIERS

Ce passage m’a rappelé le roman Les engagés du Grand-Portage de Léo-Paul Desrosiers que j’ai lu au début du secondaire. Les grands espaces, les lacs sans fin, la vie dans des populations indiennes indépendantes, les voyages et les amours libres. Si Léo-Paul Desrosiers reste plutôt discret sur les relations entre les coureurs des bois et les jeunes Indiennes, Chatillon n’hésite pas à décrire ces contacts et ces coutumes qui pouvaient scandaliser les âmes bien pensantes de l’époque, surtout un clergé qui perdait toute son emprise sur ces rebelles qui disparaissaient dans les forêts et remontaient les rivières jusqu’aux grandes plaines de l’Ouest américain et canadien. Ces trappeurs et commerçants s’inventaient une nouvelle vie et découvraient une liberté qu’ils n’avaient pas dans les villages où la cloche de l’église réglait toutes les vies comme un métronome. 
 Yvon rentre à Québec en abandonnant sa compagne Tallulah de la tribu des Folles-Avoines, une vie de liberté et de découvertes, devient officier de la marine canadienne, épouse Louise d’Argenteuil, une jeune bourgeoise, et oublie la jeune femme qu’il a aimée dans les Pays d’en haut et n’aura plus jamais de ses nouvelles. Ils iront s’installer près des Grands Lacs où la vie de marin est plutôt agréable et paisible jusqu’à ce que la guerre éclate avec les Américains. Tout basculera alors et les hommes en sortiront éclopés, blessés et diminués. Ils devront apprendre à devenir des humains, oublier les exploits du héros sans peur et sans reproche. Ils sont marqués au corps et dans leur esprit. La vie ne peut plus être la même et l’aventure bascule peu à peu du côté des souvenirs.

HISTOIRE

Cette page d’histoire illustre parfaitement les tensions qui ont marqué la société québécoise jusqu’à une époque récente. Bien sûr, il est plutôt rare que l’on cherche de ce côté quand on tente de comprendre les comportements des Québécois de maintenant.
Mais comment oublier que le présent ne trouve son sens que dans les racines du passé et que le futur, quel qu’il soit, ne peut advenir que quand toutes les parties se confondent et se lient.
Ce récit reste étonnamment contemporain et d’actualité. Chatillon sait retourner les racines et expliquer les ramifications de la pensée du francophone d’Amérique.
J’ai aimé cette épopée, parce qu’elle nous connecte à nos sources, à un passé dont on ne parle plus, à des héros qui ont risqué leur vie avant de prendre conscience qu’ils ont été utilisés par les conquérants et que jamais ils n’ont été considérés comme des égaux. Tous sont demeurés des citoyens de seconde zone malgré des exploits remarquables et leur vie qu’ils ont sacrifiée.
Pierre Chatillon a fait un travail de mémoire exceptionnel en proposant un roman qui nous réconcilie avec un passé plutôt méconnu, une époque que le gouvernement de Stephen Harper a tenté de remettre à l’ordre du jour récemment sans vraiment comprendre les tenants et les aboutissements de cette guerre avec nos voisins du Sud. Et quel beau prénom pour un héros ! Il était temps qu’un Yvon secoue les cordages de notre histoire et fasse rêver toute une génération peut-être.



L’HOMME AU REGARD DE LION, roman de PIERRE CHATILLON publié aux Éditions FIDES, 2018, 328 pages, 29,95 $.

http://www.editionsfides.com/fr/product/editions-fides/litterature/romans-recits-nouvelles/lhomme-au-regard-de-lion_804.aspx?id_page_parent=14&prevnext=typemodule%3d1017%26globalitemindex%3d61%26aidcategorie%3d1%26sort%3dDateCreationASC

jeudi 21 décembre 2017

LE LIVRE, CET OBJET INDISPENSABLE

JO ANN CHAMPAGNE a eu la bonne idée de demander à vingt-cinq personnalités de parler de l’importance que le texte imprimé occupe dans leur vie. Une incorrigible passion nous entraîne dans cet amour incontrôlable que des individus éprouvent pour la lecture et le livre. Voilà une belle occasion de s’aventurer dans un univers qui reste un peu mystérieux même pour ceux et celles qui fréquentent les livres régulièrement. Je suis un de ces incorrigibles. Si je n’ai pas eu le temps de me pencher sur quelques pages d’un roman, d’un essai ou d’un recueil de nouvelles, ma journée claudique. Je suis peut-être un genre de drogué.

L’écrit a connu bien des mutations avant de prendre la forme de l’objet que nous connaissons, ou de cette fameuse liseuse électronique qui peut contenir toute une bibliothèque. Si vous faites une recherche sur Google, le mot liseuse va vous référer systématiquement à l’appareil électronique. On oublie le liseur, celui ou celle qui savourent les textes ou encore le lecteur, ce personnage qui lisait à haute voix, pour le roi en particulier, ou quelqu’un de la noblesse. C’est vrai que cette définition s’est perdue avec la modernité. Ce lecteur indispensable qui lisait il n'y a pas si longtemps les aventures du Conte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas aux travailleurs dans les fabriques où l’on roulait les cigares.

ÉLITE

La capacité de lecture fut longtemps le propre d’une élite, souvent des dirigeants, des rois, des nobles ou encore des administrateurs. Une caste qui avait accès à des connaissances que les autres ne possédaient pas.
La lecture est devenue accessible à tout le monde avec l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. Il imprima la Bible entre 1452 et 1455. On dit qu’il en fit 180 exemplaires. Cette invention, l’une des plus importantes de l’histoire de l’humanité, a permis qu’un texte soit lu par plusieurs personnes en même temps. L’imprimé permettait de toucher un public plus nombreux pour la première fois et n’était plus l’affaire d’un maître ou d’un initié, d’une classe sociale ou de privilégiés. Un court apprentissage permettait d’avoir accès aux secrets des mots et de lire dans la solitude de sa maison. Elle a provoqué bien des bouleversements dans la société d’alors. Certains voulaient diffuser les textes et encourager l’accès à la connaissance. Le droit à la pensée et à la parole prenait une importance capitale et certains s’opposèrent. Les protestants encourageaient la lecture tandis que les catholiques s’en méfiaient. Ils voulaient surtout garder le contrôle des ouvrages que les gens pouvaient avoir entre les mains.

HISTOIRE

Les participants à ce collectif nous font faire le tour de cet objet étrange qu’est le livre. L’imprimeur, l’éditeur, le lecteur, bien sûr, celui à qui s’adresse toujours une publication, le libraire et le bibliothécaire, l’attachée de presse qui a la difficile tâche de diffuser une nouvelle parution et de la faire lire par le plus grand nombre possible de gens. Même que nous nous aventurons du côté d’un magicien qui restaure les livres anciens, ces trésors si fragiles qui sont menacés de disparaître avec tout un savoir.
Certains y vont d’un témoignage personnel très émouvant comme France Matineau qui associe les livres aux agressions de son père.

Et ce vampire-là me mord le cou, ce père-là perd son nom de père dans la bibliothèque, jours, mois et années confondus, lieu de ses désirs d’homme, lieu de mes terreurs d’enfant. Attouchements se muant en violence au fil du temps, ce que la société, dans un vacarme de nouvelles à pleines pages, appelle pédophilie, viols et agressions, et que la victime ne peut souvent pas nommer, sinon sentir comme perte et déconstruction de soi, dans la honte de son corps. (p.138)

Elle sera longtemps une enfant muette qui deviendra une grande spécialiste de la langue française. Un témoignage assez bouleversant.
Claude Vaillancourt s’intéresse pour sa part au livre de papier et à la lectrice numérique qui fait saliver bien des gens. Un texte qui fait la part des choses et rassure l’amant des livres de papier que je suis.

Si le livre papier résiste, s’il ne disparaît pas en tant qu’objet comme le disque et le film sous les coups de la numérisation, c’est aussi qu’il a des avantages insurpassables : il offre un grand confort de lecture, il fonctionne sans électricité, se transporte facilement, s’annote sans difficulté. Il ne deviendra jamais obsolescent. (p.198)

Les deux supports, pour emprunter un langage contemporain, ont leur place et leur rôle à jouer. Ils sont en quelque sorte complémentaires.
L’interprétation et la confrontation des points de vue devaient provoquer des conflits. Les gens n’arrivent que rarement à faire l’unanimité sur un texte. Ces différents points de vue effarouchaient particulièrement les catholiques. Il ne devait y avoir qu’une interprétation de la Bible et c’était celle des dirigeants de l’Église et du pape. Ces regards sur le texte ont mené aux grands schistes religieux que nous connaissons.

VOYAGE

Quel beau voyage les invités de Jo Ann Champagne nous proposent dans ce monde qui ne cesse de se réinventer. Le livre est un outil indispensable, l’objet peut-être le plus utilisé dans le monde, celui qui fait la somme des connaissances des civilisations moderne et ancienne. Tout le passé reste accessible grâce à l’imprimé et aux documents qui s’accumulent dans les grandes bibliothèques qui préservent la mémoire du monde.
Ces témoignages permettent de faire le tour d’un univers qui ne cesse d’étonner même quand on fréquente les livres tous les jours.
Un texte peut aussi prendre une importance capitale dans une société et bousculer l’ordre des choses. Un manifeste comme le Refus global au Québec est devenu une référence et un texte mythique. Un cri libérateur qui a mené à la Révolution tranquille. C’est ce qui fait que l’humanité possède des textes cultes, sacré presque comme Don Quichotte de la Manche (imprimé en 1605) ou encore L’odyssée d’Homère, dont la première traduction en français, remonte en 1574. Ces textes ont marqué l’imaginaire et ont eu une importance décisive sur l’art de raconter des histoires.

TÉMOIGNAGES

Un très beau livre qui nous présente des figures attachantes, le dernier texte de Benoît Lacroix qui parle de sa passion pour la lecture alors qu’il est centenaire.  

La lecture ! Mon amour, mon passe-temps, ma vie encore aujourd’hui à cent ans (déjà !). (p.27)

Hubert Reeves aussi, Louise Portal et plusieurs autres, dont Laurent Laplante (que dieu ait son âme) qui questionne les médias, la parole de plus en plus muselée dans la presse et la liberté qu’offre les livres, le dernier refuge de la liberté de pensée et d’expression.
Une manière de s’attarder auprès d’un objet qui a toujours été au centre de mes activités, ces volumes qui ont accompagné les étapes importantes de ma vie. Je suis l’un de ceux qui ont été contaminés par l’écrit, même si les livres étaient une denrée rare dans la maison de mon enfance. C’est peut-être cette rareté qui m’a poussé vers eux et à lui vouer un véritable culte pendant toutes ces années.
Il manque cependant le témoignage du chroniqueur, du critique qui est souvent vu comme un juge qui sépare l’ivraie du bon grain, celui qui a la difficile tâche de trancher entre ce qui est bon et mauvais. Un travail contesté et souvent contestable qui permet bien des écarts dans les médias. Il reste un intermédiaire important pour faire connaître une fiction ou un ouvrage scientifique à un public élargi. J’aurais aimé qu’un chroniqueur explique ses choix, sa façon de lire et ce qu’il cherche dans un roman, un essai ou un recueil de nouvelles. Les approches des chroniqueurs restent souvent nébuleuses et leur regard semble relever la plupart du temps de l’arbitraire et des préjugés. Surtout en littérature québécoise.
Comment ne pas applaudir devant un tel projet et surtout devant la facture d’Une incorrigible passion. Pour une rare fois, j’ai remisé mon marqueur jaune et n’ai laissé aucune trace de mon passage. Je n’ai pas osé, par respect pour l’objet. Un beau cadeau à offrir en ce temps de réjouissances.


UNE INCORRIGIBLE PASSION de JO ANN CHAMPAGNE, une publication des ÉDITIONS FIDES.