vendredi 12 avril 2002

Il en est des lieux comme des êtres humains

Julie Stanton revient, après «La passante de Jérusalem», avec «Là-bas, l'isle aux Grues», une suite de poèmes ancrée au milieu du Saint-Laurent. Une île pour ratisser l'imaginaire et se courber sur la vie; un espace dans un continent d'eau qui file, une terre échouée dans la mouvance du temps. L'île, vissée au milieu du fleuve, pousse sur le temps et, peut-être aussi, nous protège des mirages du continent.
Julie Stanton enfonce ses pieds dans cette terre de battures, tend les bras vers le large et «le silence dans le silence» se fait. Elle creuse un peu l'espace. Est-ce possible de respirer à largeur d'horizon et d'abolir «la tentation de l'ailleurs»? Comme si Julie Stanton s'agenouillait dans ce «monastère à ciel ouvert», là où la vie n'a qu'à être la vie.
Pourtant sur le continent, la trépidation bouscule les humains, la mort frappe sur la route près de Bellechasse. Faut-il jeter l'ancre, aimer et se laisser vivre simplement?
Julie Stanton arpente la grande île, l'archipel, hante les saisons qui viennent et vont dans les marées folles, toise les vents du grand large qui se font durs ou enjôleurs selon les équinoxes. L'île respire, enchante, laisse filer des chapelets de sarcelles. Et toujours ce vent lancinant qui porte des voix anciennes, des voix perdues dans les replis du rivage. Meliana et Juliana étaient là, toute attente, il y a si longtemps. C'était hier et aujourd'hui. Elles espéraient la voile, un regard, une main, un corps qui ferait frémir le jour.
«Leur quarantaine s'effiloche à la pointe de l'île. Voici maintenant qu'à l'âge se greffe le manque horizontal et musqué de l'homme.
Elles seraient seules et ensemble.» (p.31)
Des visages effacés, des voix comme un soupir dans les aspérités du jour, un départ et des hommes qui ne rentrent plus, égarés «dans l'éternité des eaux passagères». Mais surtout, un regard sur soi, sur la vie qui devient si rauque dans la mouvance.

«Le temps est un corridor étroit si tu ne t'y engouffres en défiant tes fragilités. A chaque jour qui se lève tu prends tous les risques à bras-le-corps.» (p.55)
Julie Stanton n'oublie pas malgré «l'arrogante beauté de ce qui perdure». Elle reste consciente. Là-bas, dans le monde, le sang coule. À Sao Paulo, ailleurs à New York.
Mais comment résister aux jours lisses, aux froissements de l'herbe sur les battures, aux oiseaux qui s'envolent dans leurs cris, aux livres ouverts comme les larges fenêtres qui font des signes à la lumière sur le fleuve. Et des dates précises, comme pour un journal, pour se rappeler, pour ne jamais perdre pied.
Des poèmes et des phrases aussi surgissent comme autant d'îles. Gaston Miron, Marie Uguay, Marguerite Duras, Rimbaud et quelques autres emboîtent son pas. Une île, c'est l'échappée. Il suffit d'un peu d'attention et tout remonte à la surface avec l'eau sur la glace quand s'installe le printemps.
Une poésie charnelle, des envols qui reviennent vers soi toutes ailes tendues. Une réflexion, une méditation et surtout un regard tendre sur un bout de terre qui fait germer la poésie. Julie Stanton donne envie de la suivre vers l'église au toit rouge, un livre à la main tout en se laissant imbiber par les odeurs du fleuve et la poussée des saisons.
Les quinze photographies de Régis Mathieu sont autant de morceaux dérobés aux humeurs de l'isle aux Grues. Ces images nous poussent vers le large ou dans les hautes herbes. Comme si le photographe avait suivi l'écrivaine dans ses méditations et ses rondes. Un livre? Bien plus. Un refuge dans un monde de cris et de folies sanglantes.

«Là-bas, l'isle aux Grues» de Julie Stanton est paru aux Éditions Les heures bleues.

Régis Roy demeure bien de son époque

Mariel O'Neill-Karch et Pierre Karch ont effectué un travail admirable de patience et de fidélité en se penchant sur les contes et les nouvelles d'un écrivain oublié. Fonctionnaire, nouvelliste, dramaturge, romancier, historien, Régis Roy a vécu toute sa vie à Ottawa entre 1864 et 1944. Cette belle collection des Éditions David nous convie à retrouver des voix qui ont permis à la littérature d'expression française de s'imposer dans ce territoire qu'est l'Amérique.
Quelques textes font sourire par la facture ou par la thématique mais tous n'en demeurent pas moins signifiants. Lire Régis Roy, c'est découvrir ou redécouvrir les fondements qui sous-tendent notre littérature, celle du Québec comme celle des écrivains d'expression française qui vivent hors des frontières de la Belle province. Il se heurte à la question de l'identité canadienne, à la langue, à la place des femmes dans un monde qui bouge, au rôle de l'écriture et à la survivance des francophones. Ces idées, que la poussée du nationalisme québécois, à partir des années 1970, allaient exacerber, nous les retrouvons à l'état d'ébauches ou encore bien ancrées dans les écrits de cet auteur qui a effleuré tous les genres.
«Son oncle à lui, Jérôme Lebrun, avait épousé une Anglaise qui ne parlait qu'un peu le français. Or, qu'advint-il ? Ses enfants parlaient tous l'anglais plutôt que la langue du père, mais quand ils se servaient de celle-ci, c'était pénible de les entendre écorcher le français. Charles, froissé de ce spectacle, s'était bien juré de n'épouser qu'une fille de sa race, mais parfois le coeur est difficile à contrôler.» (p.176)
Bien sûr, le temps fait son oeuvre. Certains jugements font sourire ou hausser les épaules. Régis Roy s'y montre misogyne, xénophobe et raciste. Il reflète bien son époque mais ces vues demeurent. Qu'on se souvienne de la crise d'Oka ou encore des grands débats effleurés lors de la tenue des deux référendums au Québec.
Les textes de Régis Roy ont plus qu'une valeur historique ou ethnographique. Il a su écrire de très bonnes nouvelles qui gardent leur saveur et qui retiennent le lecteur. Je pense particulièrement à «Un crime caché» ou «L'émigré». Un plaisir de lecture.
Une littérature ne se constitue pas uniquement des parutions qui font l'actualité des médias. Elle doit redécouvrir les précurseurs oubliés ou méconnus. Nous devons beaucoup à ces écrivains des commencements où écrire demeurait un exploit.
Le travail précis, soigné de Mariel O'Neill-Karch et Pierre Karch comble un vide. Un livre nécessaire qui met en perspective nos grands idéaux contemporains. Il faut en être reconnaissant à ces chercheurs et aux Éditions David.

«Choix de nouvelles et de contes» de Régis Roy, édition préparée par Mariel O'Neill-Karch et Pierre Karch, est paru aux Éditions David.