
J’aime qu’un ouvrage bouscule et fasse perdre le pas. Audrée Wilhelmy y réussit chaque fois et, avec Blanc
Résine, entraîne son lecteur dans une forêt dense où il faut lutter contre les
épinettes qui fouettent le visage, les racines qui veulent mordre aux
chevilles. Expérience singulière où j’ai eu la certitude d’être emporté par un
tsunami, devant m’accrocher à des lieux comme à des bouées, à certaines phrases
pour ne pas me noyer. Le monde de Blanc
Résine est tellement touffu que j’ai eu l’impression qu’il ignorait l’horizontalité
pour se dresser à la verticale et se retourner contre moi.
Une écriture sauvage et rebelle qui permet de s’accrocher au
présent souvent hostile. Le continent Wilhelmy se livre en retenant son souffle,
en se recroquevillant dans un repli d’une butte, derrière un arbre pour
échapper au vertige de la toundra. L’écrivaine exige que l’on se livre à ses phrases qui envoûtent pas leur précision et leurs ramifications.
J’ai cinq ans et ma peau, des flancs jusqu’au front, des cuisses
aux tubercules, est une écorce fine, couverte, sous les poils d’enfant, de
houille, de taches et de cloques, cicatrices blanches d’anciennes piqûres,
nouvelles croquées de brûlots. Je refuse qu’on taille ma
tignasse-épinier : j’y accueille les abeilles et les feuilles, les brindilles
cassées, les chardons, les chenilles tombées sur mon chemin. Je suis brune, rouille
et noire, fille de la forêt, de la mine, des vingt-quatre ventres de ma mère,
de mon père tribu. (p.33)
À la mine, des ombres se faufilent sous la terre comme des
blattes pour en extraire le charbon. Ils y meurent, y laissent un bras ou une
jambe, risquent leur vie dans une guerre absurde. Ils s’enfoncent dans une
sorte de matrice qui broie ces hommes et ces femmes qui rêvaient d’un ailleurs,
d’une liberté qui s’enivre de l’espace. Dans le village de cabanes, tout près
de la bouche de la mine, tous souffrent de la faim, luttent contre le froid et n’arrivent
plus à voir la magnificence qui les entoure. La Kohle Co saccage, viole la terre et
la toundra.
RÉSINE
Olbaks à l’identité floue, Daâ hante le territoire, le porte
dans son corps et son regard, se laisse envoûter par les vibrations du sol, la vie
de la sève dans les arbres, les soubresauts des saisons. Femme de pulsion, de
désirs, libre de toutes entraves et des diktats du Dieu des mineurs, elle connaît la
langue de la forêt, des lichens, du vent, le nom des plantes comestibles et
mortelles, des bêtes et certains secrets du granite. Un être tellurique, vibrant et porté
par les saisons, l’opposé de ces hommes condamnés à fouiller le sol par une
sorte de malédiction.
Moi, nue et terreuse et vorace sur un roc de clairière, je mange
des bleuets minuscules, nés déjà rabougris sur les tiges. J’ai consacré le
matin à tisser des écorces en paniers, l’après-midi à la cueillette ;
maintenant les bannes débordent des fruits de ma patience et je poigne à pleins
doigts le festin récolté lentement, baies arrachées l’une après l’autre, après
l’autre, après l’autre, faisant attention de ne pas les écraser, de ne pas en briser la chair ni d’en perdre la
saveur. (p.72)
LAURE
Laure est fils de mineur. Sa mère est morte en accouchant et il
est né plus blanc que le plus improbable des Blancs. Albinos, fascinant,
ostracisé, son père fait tout pour qu’il échappe à la fatalité de la compagnie
et connaisse une vie différente. L’ambition de s’en sortir, de vivre sans
entraves, la quête des milliers de migrants qui rêvaient d’un nouveau départ,
d’une liberté autre en abordant le continent américain.

Cet homme et cette femme aussi différents que l’été et l’hiver formeront
un couple, migreront dans le village de Kangoq inventé par les Blancs. Leurs dissemblances
et des choix douloureux deviennent inévitables, surtout avec l’arrivée des
enfants. « Je suis dans une tombe », dit Daâ en s’installant dans la grande
maison du médecin. Ils doivent confronter des règles, des croyances, des façons
de vivre qui vont finir par les éloigner l'un de l'autre. Le vent ne s’apaise jamais
dans une chambre.
Quand enfin ils se meuvent, Daâ découvre étonnée la lente marche
des mâles de Kangoq. C’est la première fois qu’elle rencontre des humains de
village. Les hommes avancent, encombrés de leur corps. Elle observe la courbure
de leurs épaules et leur ventre en saillie, leurs pieds plats, les ressorts
brisés de leurs genoux. (p.163)
Comment ne pas évoquer le face à face de la pensée européenne et
celle de l’indien, à la confrontation d’un savoir naturel des populations nomades
à celui des Blancs qui se tuent à éventrer la terre et à massacrer les forêts ?
Le choc américain de deux civilisations a été terrible. L’un a dû céder devant l’agressivité
de l’autre, disparaître dans plusieurs cas. L’Européen a pillé l’Amérique et dépossédé
les peuples autochtones qui se sont résignés à vivre dans des réserves après
avoir connu la liberté du vent et les humeurs des fleuves qui drainent le
continent.
La différence deviendra intolérable avec la naissance des
enfants. Laure veut mouler son fils à la pensée des siens par des études au
collège. Daâ ne peut qu’imaginer l’école de la toundra et de la terre mère. Je
n’ai pu m’empêcher de voir les pensionnats qui cherchaient à dénaturer les jeunes
autochtones avec tous les excès que nous connaissons maintenant.
Deux langages, deux manières de sentir le monde s’affrontent. Rien
ne peut concilier ces deux états d’être malgré l’amour et le respect.
J’habite une chair d’humus, de lichens et de racines, j’ai des
doigts troncs larges et des cheveux cascades, rigoles et rivières qui coulent
sur mon dos. Ma peau partout répond aux cavalcades animales par des
craquements, des chants de roches déboulées. Je porte Ookpik et la langue lignée
de ma fille, mon innommée, les enfants qu’elle essaime et ceux-là encore qu’ils
sèmeront à leur tour. (p.339)
Roman fascinant qui oppose la raison à la pulsion, une certaine
logique à l’instinct. Ces deux mondes peuvent se côtoyer un temps, mais comment
concilier l’univers de ceux qui saccagent la terre et celui qui obéit aux
saisons et à la toundra ? Celle qui vivait dans les arbres, suivait les hardes de
caribous qui parcourent le pays selon les couleurs de l’année, n’échappe pas à
la cruauté des Blancs.
Audrée Wilhelmy a dû faire une recherche remarquable pour nommer
les plantes et présenter la boréalie. Il le fallait pour rendre le personnage
de Daâ authentique, l’Indienne qui vibre à la grandeur du continent, une mère, une
femme farouche et indomptable. Faire corps avec l’environnement demande une
connaissance aiguë de tout ce qui pousse et respire dans la forêt. Rarement, j’ai
parcouru d’aussi belles pages sur la neige et le froid, la toundra qui protège
et étourdit. C’est hallucinant. Quelque chose comme un grand livre,
certainement. Lecteur pressé et impatient, prière de vous abstenir.
WILHELMY AUDRÉE, BLANC RÉSINE, Éditions LEMÉAC, 2019, 340 pages, 32,95 $.