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mardi 29 juillet 2025

QUI SONT VRAIMENT NOS DEUX PARENTS ?

Chantal Garand

DANS «L’IMPROBABLE CONVERSATION», Chantal et Dominique Garand veulent en savoir plus sur leur mère Marguerite, décédée à 43 ans après avoir accouché de son neuvième enfant. Les premiers ont connu leur mère, ce qui n’est pas le cas de Chantal, qui avait quatre ans, et Dominique, sept mois lors de la mort de Marguerite. Madeleine, l’aînée, avait seulement dix-sept ans. Quelles traces laissent une mère et un père à leur progéniture? Quels moments nous marquent à jamais? Et dans une famille comme la mienne (nous étions dix), les impressions de mes frères les plus âgés ne sont pas les miennes. Je suis le neuvième de cette fratrie. Mes frères et ma sœur ont connu Aline et Jacques en pleine forme, tout le contraire de moi. Je n’ai guère de souvenirs de mon père avant sa maladie de Parkinson. Le forestier, le travailleur infatigable, j’ai dû l’imaginer par les anecdotes que mes frères relataient.

 

Démarche fort intéressante que celle des Garand, un clan qui a toujours du plaisir à se voir et à se retrouver. Qu’était leur mère, Marguerite, cette femme originaire du Lac-Saint-Jean, d’une famille connue et marquante de la région? Oui, celle d’Onésime Tremblay, de Mgr Victor, le fondateur de la Société historique du Saguenay, celui qui a raconté la lutte des siens pour faire respecter les droits des cultivateurs du lac touchés par la construction des barrages et la montée des eaux. Qui n’a pas lu «La tragédie du Lac-Saint-Jean» de Mgr Victor Tremblay ou vu le film de Jean-Thomas Bédard «Le combat d’Onésime Tremblay»? De Laurent Tremblay, auteur de nombreuses œuvres dramatiques jouées un peu partout dans les années 1940.

Dominique Garand

Sous l’impulsion des benjamins (ils n’ont pas connu leur mère), tous vont tenter de cerner Marguerite, aller au-delà de la femme parfaite morte en «odeur de sainteté» et sacrifiée à ses enfants. Une image que Roland, le père, très croyant, a peaufinée au cours des années. Un homme qui avait fait son cours classique et qui pouvait causer avec Mgr Victor en latin. Il avait pensé se faire prêtre pendant un certain temps avant de devenir entrepreneur. 

Les derniers de la famille Garand souhaitent éclaircir le «mystère» de leur mère. Et surtout comprendre pourquoi le décès de Marguerite ne semble avoir laissé aucune trace dans l’esprit de ses enfants, comme si tout s’était effacé dans un flou étrange. 

 

«Au fond, que savons-nous de notre mère? Tout a été magnifié : l’enfance à Couchepagane au milieu d’une famille exceptionnelle, l’amour sublime pour Roland, la mort très jeune en odeur de sainteté. Les albums de photos ont contribué à nourrir l’imaginaire entourant cette éternelle jeune femme au sourire doux et lumineux.» (p.31)

 

Tous les lecteurs peuvent jongler avec cette question. Que savons-nous de nos mères, surtout ceux de ma génération et de celle de la famille Garand? Je garde peu de souvenirs de mon père décédé en 1970. Il me reste surtout l’image d’un homme recroquevillé dans sa chaise berçante, tentant de dissimuler ses tremblements, devant la fenêtre pour surveiller les allées et venues des hommes du village qui se rendaient au garage des frères Asselin de l’autre côté de la rue. Tous vaquaient à leurs occupations tandis que lui était condamné à n’être plus qu’un témoin de la vie. Je garde un souvenir impérissable de lui cependant. Mon père n’en pouvait plus et le médecin avait réservé une place pour lui à l’hôpital de Roberval. Nous devions aller le reconduire. Incapable de marcher, je l’avais pris dans mes bras pour le transporter dans l’auto. Et nous étions partis lentement. 

Pas un mot. 

Mon père pleurait en traversant le village. Il savait : il ne reviendrait plus. Il a fait ses adieux en silence à la paroisse où il avait toujours vécu. 

Et ma mère qui parlait sans arrêt de tout ce qui se passait ou qu’elle imaginait chez les voisins. Ses discours en boucle, les propos qu’elle ressassait sans cesse, je les ai dans la tête comme une musique. J’ai reproduit phonétiquement les monologues d’Aline dans «La mort d’Alexandre». Une manière de faire qui a provoqué des remarques et des commentaires tout à fait déplacés.

 

DÉPART

 

Un texte de Chantal déclenche tout. Elle vit en Norvège depuis quelques années, à l’écart de ses frères et sœurs, elle qui n’avait que quatre ans lors du décès de Marguerite. Une longue réflexion qui étonne les plus âgés et qui devient le point de départ d’un questionnement collectif.

 

«La mort prématurée de ma mère me déshérite de scènes ordinaires, de ces instants où l’on saisit que ce modèle idéal est aussi traversé de faiblesses et de manques. Je ne suis exposée à rien de tout cela, rien qui ferait pâlir l’image idyllique du couple. Ne me reste que le mythe… … Cette image figée dans le temps donne naissance au leurre de l’amour parfait. Elle jette de l’ombre sur mes amours à dimension humaine, faillibles, comportant un lot d’échecs, d’histoires sans lendemain, de montées en flèche et de descentes aux enfers.» (p.25)

 

Pourquoi pas une rencontre des frères et sœurs, une sorte de retraite de quelques jours dans un chalet sans les conjoints et les enfants pour tenter de faire le point, de démêler le réel de la légende, de trouver la femme qu’était Marguerite? Un moment pour cerner des sujets que certains hésitent à aborder, mais que les plus jeunes veulent secouer pour avoir une idée juste de leur «vraie mère», pas seulement celle de la figure mythique et sacrée. 

 

CHANCE

 

La famille Garand est chanceuse, pour ne pas dire privilégiée. Elle a hérité de la correspondance de Marguerite et Roland. Des premières missives où ils ne savent trop comment s’interpeller jusqu’à l’expression de leur amour qui va les mener au mariage. Une documentation exceptionnelle qui s’amorce en 1941 et qui s’est poursuivie pendant des années. 

 

«Saint-Jérôme, 29 juin 1943. Mon cher Roland, j’espère que ma lettre te parviendra avant ton départ de Cowansville. Quand je pense que c’est la dernière à mon “fiancé”. Mardi prochain, je serai ta femme, tu seras mon mari… Samedi, nous nous verrons, enfin! Combien y en a-t-il dans la province de Québec qui ne se sont pas vus depuis quatre mois et demi au jour de leur mariage?» (p.127)

 

Ils continueront à s’écrire après leur mariage. Le travail de Roland exige des voyages et des absences plus ou moins prolongées. Les difficultés quotidiennes prennent alors la place avec l’ennui, le vide que laisse l’autre pendant ces séparations. C’est unique et le couple a tenu un journal de la famille où ils racontent les événements qu’ils jugeaient importants. 

Là encore, ce sont des documents précieux. 

Combien de fois ai-je demandé à ma mère d’écrire ses souvenirs, des éléments de son enfance et de sa vie, la venue des enfants, la migration dans un lieu de colonisation à la fin des années trente où elle s’est ennuyée à mourir dans la forêt? Ses voisins étaient éloignés et elle a eu l’impression d’être abandonnée quand mon père est parti dans les chantiers. 

Je lui ai acheté un joli carnet, mais la première page est demeurée blanche. Ce fut sa sœur Lucie qui a raconté les grandes étapes de sa longue aventure (elle est décédée centenaire), dans un document d’une vingtaine de feuillets. 

 

RETRAITE

 

Et lors de leurs retrouvailles, des souvenirs font surface, des images se précisent et les plus vieux de la famille sont étonnés des événements qui surgissent des recoins de leur mémoire. Le visage du père et de la mère se fait plus réel et vraisemblable. Comme s’ils échappaient à la chape mystique et aux formules convenues. 

Bien sûr, Marguerite et Roland étaient des croyants sincères, un couple bien ancré dans leur milieu et leur époque d’avant la Révolution tranquille où le clergé dirigeait à peu près tout. Jamais ils n’ont douté des convictions inculquées dans leur enfance, comme ceux et celles de ma génération ont eu à le faire. Nous avons tourné le dos à la pratique religieuse, tout comme les enfants Garand, aux curés et aux rituels qui, peu à peu, n’ont plus rien signifié pour la plupart d’entre nous. 

 

«Que reste-t-il d’elle? Nous nous étions lancés en quête d’images, d’anecdotes, de paroles qui auraient résisté au travail impassible de l’oubli. Et nous en avions repêché, tout cela nous avait comblés. Mais en définitive, la plus banale des réponses était aussi la plus exacte : il restait… nous! Nous nous regardions en souriant, c’était un beau don que ce nous.» (p.262)

 

Un couple engagé dans leur milieu et des leaders dans leur village. Actifs dans des organismes, généreux. Marguerite chantait à l’église et c’est ce qui explique peut-être le côté artiste de plusieurs des Garand. Cela ne les empêchait pas de goûter les plaisirs corporels et sexuels. Ils se gardaient une période de sieste le dimanche où ils faisaient tout sauf dormir. 

Tous parviennent à cerner la vraie Marguerite, celle qui était souvent dépassée par les tâches quotidiennes et les soins aux enfants. Ils comprennent que l’image de la sainte est une construction de Roland qui a sublimé son amour et sa femme. Des frustrations et certains comportements finissent par faire surface. Surtout chez Monique.

 

«En ce qui me concerne, il ne s’agit nullement d’une mémoire reconstituée après coup, mais d’une mémoire vive et émotive que je porte au plus profond de moi. Quand elle est morte, je n’avais pas envie de pleurer. J’étais en colère contre cette mère qui l’avait si peu été à mes yeux, enfin… si peu pour moi. En colère contre cette mère qui n’avait pas eu le courage d’affronter les conséquences de son amour pour Roland, c’est-à-dire d’avoir autant d’enfants. En colère parce que je l’avais vue et entendue rêver d’une vie où elle pourrait faire autre chose que s’occuper des tâches domestiques et de ses enfants.» (p.127)

 

Quelle franchise et quelle formidable honnêteté animent les héritiers de Marguerite et Roland! «L’improbable conversation» permet aussi de connaître des femmes et des hommes d’une sincérité étonnante et d’une capacité à se dire et à écouter rare. 

Une entreprise unique, la plus belle qui soit, celle d’aller vers ses proches pour mieux saisir ses manques, ses faiblesses et ses forces. Un document précieux pour les Garand et le portrait de toute une génération de Québécois qui a vu leur société basculer après la Deuxième Guerre mondiale. Et, surtout, de comprendre la mutation du Québec qui s’est aventuré dans la modernité. Une quête importante pour tous les membres de la famille et pour ceux qui, comme moi, trouvent des balises dans cette aventure assez exceptionnelle. Des propos humains, justes et surtout une écoute de l’autre remarquable.

 

GARAND CHANTAL-GARAND DOMINIQUE : «L’improbable conversation», Éditions Tête première, Montréal, 2025, 272 pages, 32,95 $.

 https://tetepremiere.com/livre/limprobable-conversation/