vendredi 24 mai 2019

DÉRIVE DES CORPS À L’ÉTRANGER

LES HUIT NOUVELLES de Préparation au combat de Mattia Scarpulla nous poussent dans l’univers de nomades, de ceux et celles qui ont quitté l’Italie pour vivre un moment à Montréal ou à Québec. Des jeunes qui veulent changer de peau ou viennent pour une autre vie au Québec tout en ayant l’œil sur le pays d’origine. Des garçons et des filles entre deux langues, deux territoires, un peu perdus, qui pensent repartir, se replient sur eux pour le meilleur et le pire. Certains retourneront dans la ville des commencements après leur escapade et rêveront encore d’exil. Comme si le goût de la migration faisait partie de leur génétique dorénavant et qu’ils ne trouveront la paix nulle part. Le mythe du Nouveau Monde n’est pas mort. Tous le recherchent d’une façon ou d’une autre.

Ces textes nous entraînent dans une réalité peu connue, du moins que je n’ai pas souvent croisé dans mes expéditions de lecture même si je m’efforce, le plus souvent possible, d’emprunter des sentiers peu fréquentés. Des jeunes d’origine italienne se retrouvent au Québec, particulièrement dans la Vieille Capitale, boivent, se défoncent et deviennent une sorte de société hermétique. Ils parlent d’un retour au pays, d’une ville sans pour autant monter dans l’avion. L’entre-deux les avale, ce non-espace où toutes les règles s’effritent. Tous basculent et on ne sait où ces personnages, comme des électrons libres, peuvent se retrouver. J’ai eu du mal à m’accrocher à ces garçons et ces filles qui perdent peu à peu contact avec le quotidien, se noient dans leurs excès. Des déracinés, des indécis dans leur sexualité, des amours qui les entraînent dans des culbutes de l’esprit et du corps. C’est bouleversant. Les comportements de ces jeunes qui flirtent avec  la mort m’ont fait souvent frissonner et hésiter. Comme si c’était possible, de s’abandonner dans cette poussée hors de soi où se confronte le plaisir et la souffrance.

L’inquiétude vit en Éric, brûle et se mêle à la rage. Non. Je ne veux pas avoir peur. Éric ferme les yeux. La langue de Barbara recommence son voyage, explore les joues imberbes d’Éric, traverse ses lèvres, lutte contre les dents serrées, atteint sa langue. Éric cède à la douceur, puis embrasse violemment chaque parcelle de son merveilleux visage recouvert d’eau. (p.33)

Des ébats sexuels, je l’ai dit, des colères, des ruptures, des dépendances affectives, beaucoup d’alcool surtout pour s’étourdir. Tous perdent peu à peu contact avec leur réalité, se heurtent, se blessent et se retrouvent comme des corps qui ne peuvent échapper à l’attraction terrestre.

AVENTURE

Voilà une expérience de lecture assez singulière et difficile. Mattia Scarpulla utilise la répétition à outrance, scande les prénoms de ses personnages qui retentissent comme des gongs et nous entraîne dans les situations les plus folles et les plus irraisonnées. Une musique qui hypnotise. Les contacts entre ces garçons et ces filles (je ne sais pas si on peut parler vraiment d’amour) deviennent des confrontations qui justifient le titre qui coiffe l’ensemble du recueil. Un affrontement.
L’écrivain suit une spirale qui donne un peu de cohésion à ces textes où les jeunes circulent dans des fêtes particulièrement arrosées. Ils perdent souvent tout contrôle, planent dans une dimension où tout prend un autre sens. Ils combattent l’envie de vomir, comme s’ils cherchaient à sortir d’eux pour oublier leur dégoût. Et nous voilà au milieu de corps en mouvement, de planètes à la dérive. Comment s’accrocher aux fantasmes de ces explorateurs qui s’enfoncent dans une forme d’inconscience. Comment dire ? Nous sommes dans un espace où l’identité devient éphémère et où les pulsions dictent tout.

Depuis son arrivée à Sillery, elle a échappé au regard de sa famille. Elle a pu choisir ses musiques, ses livres et ses amours. Elle a découvert qu’elle pouvait commander. Sa Gênes et son Éric, pendant deux mois, ont fait ce qu’elle voulait. Elle leur a enseigné le sexe, la cigarette, la beuverie. Ici, au Québec, elle a découvert un pouvoir d’action qu’elle espère utiliser à son retour à Venise. (p.48)

La liberté de tous les excès, les trahisons, les corps comme des territoires que l’on s’approprie. La tête en Italie ou ailleurs, l’esprit en transit dans une gare où toutes les directions sont là.

LECTURE

J’ai eu l’impression de lire une même nouvelle où les personnages sont interchangeables. Peut-être est-ce le cas quand on s’abandonne aux diktats de tous les sens et que l’on cherche à voir jusqu’où on peut aller dans la consommation d’alcool et de substances illicites. L’apprentissage de tous les dérèglements est exigeant et rares sont ceux qui réussissent ce parcours en demeurant indemnes.
L’écrivain suit quelques figures, mais c’est la fête qui retient son attention, les nuits folles, un milieu qu’il décrit avec une précision étrange. Des petites touches d’abord pour finir par occuper un tableau impressionniste où les personnages glissent les uns dans les autres pour se confondre. Nous sommes dans une toile de Jérome Bosch où les corps bougent, s’égarent malgré les grandes scènes de vie évoquées. Chacun se replie sur soi, bascule dans une solitude terrible.

AVENTURE

L’écriture de Scapulla étourdit et cette spirale, ce typhon je dirais ne peut que repousser bien des curieux. Les personnages se défont dans des chapelets de gestes, une sorte de transe où les identités se confondent. Le je ou le soi en prend pour son rhume.
Tous deviennent malgré eux de terribles prédateurs ou des victimes plus ou moins consentantes. Surtout les femmes qui se servent et qui s’éloignent quand elles ont obtenu une forme de plaisir ou qu’elles ont testé leur pouvoir de séduction.

Je nous regarde. Nous formons un cercle, des corps impatients entre la quarantaine et la cinquantaine. Nous avons besoin de nous remplir d’alcool et de nous blottir contre une chair inconnue. Nous avons besoin aussi d’étonnements et de découvertes. Si mon mari et mes enfants me voyaient. Je suis devenue une autre, cela me fait du bien. (p.111)

C’est ce qui se produit quand on oublie les balises pour se laisser aller aux élans et aux pulsions du corps. Tout bascule et dans le cas de cette nouvelle, une femme très sérieuse et respectée dans son milieu se retrouve dans un colloque qui devient un prétexte. Elle secoue des instincts qu’elle refoule dans son quotidien. Comme si convoquer le diable qui sommeille en nous était une entreprise nécessaire et libératrice.
Un portrait de société assez déprimant. Difficile ! Je n’ai pas rencontré de personnages qui m’auraient permis de les accompagner un certain temps pour me faufiler dans le texte. Est-ce dû à la phrase distante, haletante et totalement neutre même quand il emprunte la voie du je. Scarpulla n’hésite pas à se tourner vers le fantastique avec des enfants qui disparaissent pour se regrouper et attaquer les adultes, les responsables du chaos. Parce qu’ils en ont assez du monde qu’on leur impose, de cet univers pourri de l’intérieur.
Reste que cet écrivain nous entraîne dans un milieu étrange et décrit des gens qui cherchent, pensent se libérer dans la danse des corps, mais qui n’arrivent qu’à se faire mal. Comme si l’ailleurs, la mise en retrait de son quotidien donnaient la permission de tout oser et de tout expérimenter. Tous ainsi échappent aux règles pour se livrer à des gestes qu’ils seraient les premiers à condamner dans leur vie professionnelle et familiale. Je n'ai pu que songer à ces hommes et ces femmes qui vont en vacances à l'étranger pour se permettre tout ce qui est interdit dans leur vie de tous les jours. Ça fait réfléchir.


PRÉPARATION AU COMBAT de MATTIA SCARPULLA vient de paraître aux ÉDITIONS HASHTAG, 2019, 168 pages, 20,00 $.
  

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