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lundi 24 mars 2025

MARIE-SISSI LABRÈCHE NOUS ENVOÛTE

LA PUBLICATION d’un ouvrage de Marie-Sissi Labrèche est un événement. En tous les cas, ce n’est pas passé inaperçu. Une présence remarquée à Tout le monde en parle et à Tout peut arriver, sans compter ses escales à la radio. Toujours intense, fragile, particulière, imprévisible, cette écrivaine est fascinante et parvient souvent à nous déstabiliser. Une franchise qui étourdit et vous laisse sans mots. Disons qu’elle ne pouvait faire mieux pour lancer cet ouvrage en ces temps où les médias ne s’occupent plus tellement de la littérature. Je pourrais en rajouter, m’attardant sur le pourquoi et le comment de la question, mais j’aurais l’impression de radoter. Ça fait des années que je ressasse les mêmes propos. La plupart des écrivaines et des écrivains doivent se replier sur eux pour rendre leur travail visible sur les réseaux sociaux parce que personne n’apprendrait qu’ils viennent de publier. Disons que l’accueil réservé à l’auteure de «Borderline» était très chaleureux et enthousiaste. Assez pour que je me méfie. Devant tant d’éloges, je suis souvent déçu. Un titre étrange : Un roman au four avec en page couverture une illustration qui évoque l’époque où les femmes étaient confinées à la maison et aux tâches ménagères. Elles étaient alors la reine du foyer, souveraine de rien et servante d’un peu tout le monde. 

 

Je connais Marie-Sissi Labrèche pour avoir lu tout ce qu’elle a publié. Des récits toujours étonnants qui viennent vous chercher et vous emporter dans un univers où nous perdons nos balises et nos références. J’ai également visionné le film que l’on a fait de son premier ouvrage où l’on suivait les agissements désespérés d’une jeune femme pour attirer l’attention de son professeur et surtout avoir de l’affection et de l’amour. 

Une frénésie tragique et bouleversante. 

Le monde de cette écrivaine qui pratique l’autofiction est tout à fait singulier. Une prose où le «je» est au centre de tout. Un vrai «je» et le lecteur que je suis et tous les autres qui la lisent n’en doutent jamais. Il n’est pas question d’une fable, mais de sa vie, de ses problèmes, de ses ruminations et de ses dérapages. Elle se livre dans toute sa fragilité et raconte un lourd héritage de maladie mentale et de dysfonctionnement. Une très grande nervosité (il suffit de la voir à la télévision ou de l’entendre à la radio) qui peut lui faire prendre bien des chemins de travers. 

L’auteure a une façon de dire qui demande une audace et une franchise que peu d’écrivains maîtrisent. Plus, je crois que Marie-Sissi Labrèche n’arrive pas à faire autrement. Elle ne peut que se tourner vers soi, du moins dans ses romans et ses ouvrages personnels. Elle a travaillé sur des scénarios et dans les médias et peut s’adapter à une phrase plus formatée. Parce qu’en littérature, il est difficile de tricher ou de se montrer autre que celui ou celle qu’on est dans la vie. Le concret ou son état mental et physique finissent toujours par remonter à la surface. Une façon d’écrire qui demande beaucoup d’audace, une sincérité à toute épreuve et une franchise qui ne fait jamais de compromis. Je ne serais pas capable d’en faire autant dans mes histoires, même si je peux aller assez loin dans cette direction. Je m’appuie d’abord sur de vrais lieux et les «aventures» de certains de mes proches dans mes romans. Ce que je nomme le «réel inventé». Tout vient de certains moments de ma vie, d’amis, de connaissances et je ne quitte à peu près jamais mon milieu d’enfance, mon village de La Doré qui me suit partout, dans mes fables les plus hardies, comme Le voyage d’Ulysse et dans mes chroniques. Je m’appuie sur ce vécu et de vrais personnages pour plonger dans ce qu’ils auraient pu devenir s’ils étaient allés au bout de leurs obsessions et de leur folie. C’est peut-être un genre d’autofiction maquillée, je ne sais trop. 

 

TOURNANT

 

Marie-Sissi Labrèche effectue un virage important dans Un roman au four en affranchissant sa prose pour laisser toute la place aux tourbillons de sa pensée. Elle court sans se plier aux codes, aux arrêts et à la ponctuation qui nous gardent sur le chemin, dans les limites de vitesse, enfin, tout ce qui permet de circuler sans mettre la vie des autres en danger. L’auteure s’en tient à l’expression, aux phrases qui rejettent à peu près tous les carcans pour suivre les poussées de l’esprit qui ne va jamais en ligne droite. Une écriture ou une parole qui perd de sa linéarité pour bondir dans toutes les directions. Ça m’a fait penser à une bête qu’on relâche et qui ne peut résister au bonheur de sauter et de gambader en redécouvrant les joies du mouvement et l’espace au printemps. 

Marie-Sissi Labrèche n’est pas la seule à avoir tenté cette aventure. Marie-Claire Blais a osé aussi se priver de la ponctuation dans sa fabuleuse saga qu’est Soifs. Si madame Blais réussissait à élever des murs autour de nous par sa manière d’aller d’un personnage à un autre, en suivant la dérive des continents, Marie-Sissi Labrèche nous libère et nous plonge au cœur d’un réacteur de particules où tout est tout. Et étonnamment, je me suis senti à l’aise dans cette prose et dans cette manière de secouer la réalité. Une écriture qui colle au mouvement de la pensée et qui s’aventure autant dans le passé que dans le présent, qui ne renonce pas non plus à se risquer dans un certain futur pour imaginer ce que pourrait devenir sa vie. 

 

«j’entends par là des phrases qui se tiennent par la main sans rupture, du moins c’est comme ça que je l’interprète mais peut-être que ce n’est pas du tout ce qu’elle voulait dire, Duras, elle était tellement à fond dans son art qu’il lui arrivait d’avoir peur de ne plus être capable de faire la différence entre la réalité et la fiction et que l’écriture finisse par la dévorer, un monstre d’intensité que je dis, paraît que lorsqu’on l’invitait à souper, elle n’apportait ni vin ni fleurs pour l’hôte, sa présence était déjà un cadeau en soi disait-elle, putain qu’elle avait confiance en elle, qu’est-ce que j’aimerais avoir une petite parcelle de ça» (p.17)

 

Bien certain qu’il y a des virgules, il faut bien respirer de temps en temps. Et c’est comme ça d’un bout à l’autre des 150 pages. 

J’ai eu l’impression souvent de me retrouver dans un parc d’amusement ou d’une fête foraine avec une grande roue qui tourne en entraînant des feux d’artifice. Une folie lumineuse qui éclate en centaines de tourbillons qui étourdissent et éblouissent.

 

SPIRALES

 

Marie-Sissi Labrèche tente de suivre les spirales des mots qui se bousculent dans sa tête. Tout se heurte et se mélange. Le fameux poulet qu’il faudrait badigeonner et mettre au four, la litière du chat, les vêtements à laver, l’école et sa fille, qui subit le harcèlement de certaines collègues, un projet de roman, des lectures, les voisins, la monotonie de la banlieue qu’elle déteste et son rêve de retourner en ville, au cœur de Montréal, où elle a passé son enfance. Son mari obsédé par son travail et encore une tâche à faire et ce poulet qui va finir par se gâter sur le comptoir. 

C’est fascinant, vif, collé à la vie, au présent. Je me suis laissé emporter par le tourbillon de la pensée de Marie-Sissi Labrèche n’arrivant plus à lâcher ce roman qui vous happe. Ça vient vous chercher dans ce qu’il y a de plus vrai et de plus important. Être entièrement dans l’instant qui vous attire et vous éloigne de ce que vous êtes et de ce que vous voulez être. 

 

«j’ai la littérature qui fait mal, je ne cours pas après les sujets c’est eux qui me sautent dessus m’attrapent à la gorge et m’obligent à écrire sur eux, à la première émission de télé où je suis passée il y a longtemps, l’animateur m’avait demandé si je provoquais les choses pour les écrire à cause de l’autofiction, Hey là, je me suis pas provoqué mon enfance de coquerelle pour l’écrire, avais-je répondu mais avec plus de tact, plus de douceur, de toute façon, je ne sais pas être bête, puis Wajdi Mouawad avait pris mon parti, toujours prêt à défendre la veuve et l’assassin, il l’avait fait avec intelligence et brio, je l’aurais frenché» (p.74)

 

C’est tout ça, et bien plus encore. Voilà une plongée au cœur du quotidien avec tout ce que cela comporte, avec toutes les étendues et les fenêtres qui s’ouvrent et se referment, tous les rêves, les frustrations, les obligations et le désir de mettre des mots sur sa vie et son existence. C’est captivant et affolant. Une écriture qui vous prend dans toutes ses dimensions, ses sauts et ses tourbillons. C’est comme s’il y avait cent sujets qui se bousculent sur la même page et qui vous refoulent dans un trou noir. Impossible d’y échapper. 

Marie-Sissi Labrèche prend possession de votre esprit et inutile de résister. C’est fort, émouvant, terrible, difficile à résumer. La vie dans tous ses élans et ses soubresauts. Une sorte d’exploit et de marathon où on laisse toutes ses énergies et ses frustrations sur le carreau, où on se roule dans le vivant, la poussière et la lumière. Un roman intense et une expérience de lecture assez fabuleuse.

 

LABRÈCHE MARIE-SISSI : Un roman au four, Éditions Leméac, Montréal, 162 pages.

https://lemeac.com/livres/un-roman-au-four/ 

mercredi 18 décembre 2024

SÉGUIN SUIT LES TRACES D’OZIAS LEDUC

QUEL BONHEUR de lire le récit de Marc Séguin, qui s’aventure dans l’œuvre d’un peintre un peu oublié maintenant, même s’il a été une figure fort respectée de son époque! Ozias Leduc (1864-1955) a consacré l’essentiel de son talent et de ses énergies à «habiller» plusieurs églises du Québec. Marc Séguin, dans Madeleine et moi, nous entraîne dans certains lieux sacrés, ce qui n’est pas une mince tâche, puisque les endroits de cultes sont à peu près inaccessibles de nos jours et qu’il faut des rendez-vous pour les visiter; pour contempler des tableaux qui vieillissent dans l’indifférence et une certaine négligence. De grandes fresques qui créent une atmosphère unique et témoignent d’une époque révolue. Séguin aime ce peintre qu’il considère comme un maître, surtout une toile intitulée Madeleine repentante que Leduc a gardée toute sa vie dans son atelier de Saint-Hilaire, refusant de la vendre malgré des demandes pressantes, on s’en doute.

 

Marc Séguin est peintre, fermier et aussi écrivain. Il connaît un beau succès et on peut le surprendre de temps en temps à la télévision, juste assez pour qu’il soit pertinent et agréable à entendre. Il exprime, dans Madeleine et moi, toute son admiration pour Ozias Leduc, celui que l’on nommait «le sage de Saint-Hilaire». Un enthousiasme pour son œuvre et certains tableaux. 

Labour d’automne l’a ébloui lorsqu’il a découvert cette toile, un véritable coup de foudre, un choc qui le touche dans ce qu’il a de plus intime et certainement dans ce qu’il veut atteindre quand il se retrouve devant son chevalet et qu’il tente d’explorer son monde. Peut-être aussi qu’au-delà du temps et des époques, deux âmes se rencontrent et s’interpellent. 

 

«Le titre de l’œuvre ne m’est apparu que plus tard, presque par hasard en croisant l’œuvre une seconde fois en sortant de la salle. L’artiste qui avait peint ce tableau, hors de tout doute, dominait d’une tête les autres : Ozias Leduc, L’œuvre : Labour d’automne. Le seul vrai ciel d’automne d’ici que j’aie vu en peinture.» (p.7)

 

Ce tableau réalisé en 1901 montre un champ qui débouche sur une route de campagne, des maisons qui ferment l’espace à gauche et à droite, avec un lac ou une rivière devant, une sorte de tremplin vers le ciel qui occupe la moitié de la toile. Un ciel d’une transparence unique, comme si l’eau s’y était répandue et transportait les petits nuages qui filent en se défaisant. Une légèreté qui s’oppose à la lourdeur des labours en premier plan, d’une terre retournée et recroquevillée dans l’arrêt de l’automne. À peine si on distingue les sillons dans la grisaille, ainsi que l’équipage de chevaux qui traîne la charrue le long de ces magnifiques clôtures de perches qui ont disparu depuis longtemps. Une masse sombre où l’on devine plus que l’on ne peut voir. 

Le point de vue du peintre est aussi fort intrigant. Il se situe en surplomb comme s’il était juché tout en haut d’un arbre et qu’il survolait pour ainsi dire le paysage. Nous flottons sur cette campagne dans une sorte d’apesanteur et de paix, un glissement sur un lieu où les tourbillons de la vie se sont arrêtés. Une formidable attente qui nous fait dériver vers ce ciel qui avale la lumière et laisse prévoir les avancées de l’hiver. Un tableau exceptionnel. 

 

DÉCLIC

 

Le déclic s’est fait à ce moment-là, devant cette œuvre. Séguin partira à la recherche des tableaux d’Ozias Leduc qu’il veut découvrir et analyser, pour comprendre sa manière de travailler, son univers et ce qu’il a apporté dans la représentation de scènes religieuses que l’on regarde avec un certain dédain de nos jours. Un peintre réaliste, du moins en apparence, et que l’art contemporain a fait oublier ou éclipser malgré son originalité et sa façon de prendre ses distances d’avec les dogmes de l’église. 

 

ÉPIPHANIE

 

Marc Séguin vivra un moment d’une pareille intensité en se retrouvant un autre tableau de Leduc : Madeleine repentante. Une femme que l’on surprend de trois quarts, pas tout à fait directement. Ses épaules et le dos sont nus. La lumière surgit de la gauche, se pose sur elle. Agenouillée, près d’un mobilier bas ou une tablette, difficile de voir. Elle est prosternée devant une bible et au fond, comme s’il houspillait la pénitente, un crâne humain avec de grands yeux évidés et brillants. Son bras gauche est allongé sur le meuble où elle appuie son front, affaissée, n’en pouvant plus de sa vie. Ses cheveux sont remontés en chignon serré et c’est à peine si on distingue son visage. La repentante est douleur, regrets et refuse peut-être de continuer à être vivante, que ce corps trop invitant, fait pour la douceur et la tendresse, l’amour et le bonheur. Le dos capte la lumière qui entre dans la grotte, suggérant peut-être une clarté divine que l’on retrouve souvent dans l’iconographie religieuse. Mais, c’est plus ici. La vie caresse ce dos nu, cette peau, cette chair qui respire et frémit sous le toucher. C’est magnifique, cette lueur qui devient palpable, sur l’épiderme de cette femme qui attise les regards et les désirs. 

 

«À la suite de l’épisode du Labour d’automne au Musée national, en fouinant pour des recherches, je suis tombé sur une reproduction en ligne de Madeleine repentante. Une œuvre d’Ozias Leduc datée de 1899. Un véritable coup de foudre comme il en arrive peu au cours d’une vie, même en reproduction pixelisée sur l’écran.» (p.29)

 

Ce sera le début d’une quête pour Marc Séguin, où il tente de comprendre le travail du maître, s’attardant souvent devant ce tableau qui reste marginal dans sa production. Il essaie de retrouver les gestes du peintre et cette vibration que l’on sent dans ses œuvres. 

 

«C’est sommairement une femme penchée, au dos à moitié dénudé, assise sur le sol dans une grotte et priant, ou en réflexion, devant un crâne et une bible, dans une ambiance de clair-obscur dramatique.» (p.29)

 

Les objets qui entourent Madeleine ne sont pas le fruit du hasard. Le crâne humain et la bible. La mort et l’envie d’un bonheur dans une autre vie peut-être, la foi ou une révélation qui permet de triompher des pulsions charnelles, comme le promettent la plupart des croyances. Une femme qui n’en peut plus, qui souhaite peut-être un rachat ou un grand pardon qui la fera renaître dans une autre existence. Et pourquoi cette grotte? J’ai songé au tombeau du Christ. Il y aurait séjourné très peu avant de retourner à sa vie divine. Un espoir de métamorphose peut-être dans l’esprit de Leduc.

 

BASCULE

 

Marc Séguin décide de peindre sa Madeleine et tente de trouver cet instant où la vie bascule et frémit. Il en fera vingt-trois. Des femmes que l’on voit de dos ou de biais qu’il reproduit à la toute fin de son récit. Il en choisira une, la plus réussie, selon moi, et l’une de ses préférées, pour illustrer la page couverture de son livre. Celle où il a l’impression de s’être approché de ce moment intense de vérité que l’on surprend chez Ozias Leduc. Comme s’il avait soufflé dans le cou de son idole. Une belle façon de rendre hommage à ce peintre et de tenter de montrer sa vision du monde. 

Il visitera aussi cinq églises en compagnie d’un spécialiste de l’œuvre de Leduc : Laurier Lacroix. Un homme qui a consacré une grande partie de sa vie à étudier le travail du maître et à le mettre en valeur. Séguin ne pouvait avoir un meilleur guide pour approcher le «sage de Saint-Hilaire». Sans oublier les artistes connus qui ont fréquenté et collaboré avec Leduc, soit Paul-Émile Borduas, entre autres. 

Nous les suivons dans des églises délaissées pour regarder les œuvres les plus importantes de monsieur Leduc. Des représentations religieuses, bien sûr, l’église lui commandait ce travail, mais aussi une vision moderne qu’il parvenait à glisser dans ses fresques, ce qui en fait des réalisations tout à fait uniques et originales. Leduc se permettait certaines abstractions, ce qui était fort audacieux. 

 

«Et ce fait étonne, car la peinture a beaucoup perdu de lumière au profit d’un discours où l’œuvre-objet doit être justifiée et expliquée par une démarche intellectuelle calquée sur un système d’enseignement institutionnel.» (p.94)

 

Un récit captivant que Madeleine et moi, où nous accompagnons Marc Séguin dans ses tentatives et ses recherches. Comme si nous étions derrière lui et que nous avions la chance de surprendre ses gestes quand il travaille. L’écriture précise de Marc Séguin nous permet de revivre tout ça.

Tout au long de ce récit, nous suivons l’artiste dans ses réflexions et ses hésitations face à ses multiples représentations de Madeleine. Nous partageons ses insatisfactions, ses tentatives et ses approches pour saisir ce qu’il imagine dans sa tête. Il y a toujours une marge parfois infranchissable entre une image que l’on veut cerner et la réalité. C’est vrai en fiction et en littérature, comme ce l’est devant une toile ou un projet que le peintre n’arrive pas à ce qu’il souhaite avec son pinceau et ses couleurs. 

Ce récit m’a captivé, et plus encore, il permet de comprendre les doutes et les hésitations devant un tableau que Séguin a le courage de rejeter. Les vingt-trois Madeleine montrent un processus de création et surtout une recherche formelle qui fait découvrir quelque chose de concret qui correspond à ce que l’artiste désire. C’est surtout une formidable manière de présenter Ozias Leduc et de faire revivre ce maître qui a laissé une œuvre imposante et unique.

 

SÉGUIN MARC : Madeleine et moi, Éditions Leméac, Montréal, 120 pages. 

https://www.lemeac.com/livres/madeleine-et-moi/

jeudi 24 octobre 2024

JEAN-FRANÇOIS CARON POURSUIT SA ROUTE

JEAN-FRANÇOISl’alter ego de l’écrivain Jean-François Caron, fonce dans une tempête où le ciel et la terre ne font plus qu’un. Que de la poudrerie et de la neige, que de la belle, lourde et mouilleuse neige, une vraie tempête comme on les aime au Québec et dans Monte-à-Peine. Bien sûr, l’auteur s’enfonce dans la page blanche et nous entraîne dans une nouvelle fiction, un lieu mythique situé entre ciel et terre. On trouve Monte-à-Peine au cœur de la région de Sainte-Béatrix, Saint-Jean-de-Matha et Sainte-Mélanie dans Lanaudière. C’est aussi un parc fort attrayant. Une belle façon de découvrir ce lieu du Québec avec l’écrivain qui signe ici un septième ouvrage. Un bourg délaissé, au sommet d’une longue montée, sur un plateau pour échapper à la lourdeur du quotidien et s’accrocher aux rêves et à l’envol des oiseaux. Jean-François a fait tous les métiers et il va là pour les mots, pour retrouver les profondeurs d’une page blanche, taper sur une vieille Underwood qui aurait servi à Jack Kerouac, le vrai. Il aurait traîné dans les parages à une certaine époque pour écrire jour et nuit, buvant café après café, fumant comme le poêle, une véritable antiquité, jusqu’à ce qu’il ait noirci un rouleau de papier.

 

Je lis Jean-François Caron depuis sa première publication, mettant mes pas dans ses pas, me faufilant dans ses romans et ses poèmes. J’ai tout de suite aimé son univers, sa recherche, son regard derrière son épaule pour s’aventurer dans le pays de l’enfance et mieux saisir l’adulte qu’il est ou qu’il veut devenir. Parce que tout écrivain porte une quête, enfourche une Rossinante ou un grand cheval tavelé à l’œil fou pour tenter d’effleurer le rêve qui s'échappe devant soi. C’est la nature de l’écrivain que de tendre vers une chimère, un lieu où s’installer sans jamais y parvenir complètement. 

 

«J’existe enfin quelque part.

   C’est ce que les livres ont fait pour moi.» (p.82)

 

Et me voilà dans la tempête, quasi aveugle, sur un chemin à peine visible, avançant pour rester vivant. Et c’est l’embardée, juste au bas de la dernière montée, celle qui mène au refuge, à une autre vie peut-être, tout en haut d’un Golgotha que le porteur de mots doit gravir à pied. Il a été bibliothécaire, camionneur, journaliste, conteur et inventeur de mythes et maintenant il lui faut de l’espace et du temps pour installer une histoire, tout recommencer et calmer la bougeotte qui l’a fait déborder partout sur le continent. 

 

«Je pleure dans le vent.

   C’est d’être perdu.

   C’est d’avoir tout perdu.

   De ne plus savoir ce qu’il y a devant.

   Ni derrière, si ça se trouve.

   D’être bien, quand même.» (p.17)

 

 Pas que Jean-François soit instable, mais il doit partir, se mettre un peu en danger pour traquer les mots, s’approcher des humains qu’il aime et qui finissent par le suivre dans ses récits, lui offrir leurs vies si semblables et différentes. Parce que notre écrivain est une sorte d’orphelin qui a besoin de lester ses histoires pour ne pas dériver dans ce blanc qui glisse du ciel et que les pages avalent. Il faut grimper la pente, refaire surface, s’ancrer sur le perron de l’horizon pour laisser tout l’espace à ses rêves et aux femmes et aux hommes qu’il côtoie.

Il était attendu dans ce haut du monde par un couple qui se bat amoureusement dans la neige avec les chiens qui courent partout pour savoir s’ils sont vivants. Bien sûr, l’écrivain est un peu effrayé par ce blanc qui piège tous les personnages.   

 

«Je ne pense pas. C’est le chemin qu’il fallait suivre, celui qu’on m’a donné. On m’a dit que je pourrais venir jusqu’ici m’installer le temps que passe l’hiver, au moins. On m’a dit : Monte-à-Peine, il doit y avoir une place pour toi là-bas. Il y a l’autoroute, la sortie à L’Islet, le chemin des grands bois. On m’a dit : Monte-à-Peine, tu trouveras, tous ceux qui cherchent y vont. Vous pouvez m’aider?» (p.43)

 

Le roman est un peu étourdissant au début. L’auteur bondit ici et là, raconte des moments du passé, des éclats de vie. Je l’ai côtoyé alors qu’il était journaliste culturel au journal Voir à Chicoutimi. Je le croisais de temps en temps dans les conférences de presse où nous nous informions l’un et de l’autre, juste ce qu’il faut, pas beaucoup. Je l’ai aussi apprivoisé lors d’une formation avec la comédienne Michelle Magny, qui était venue tout en haut du mont Jacob à Jonquière pour nous apprendre à nous tenir debout, à respirer et à lire devant un public. 

Jean-François y était bon et doué.

Ce qui me fait croire que ces récits collent plus que jamais à la vie du vrai Jean-François Caron, même si la fiction y trouve sa place. Il y a de temps en temps une certaine Audrée qui rôde, c’est tout dire. Parce qu’après tout, le réel et l’imaginaire se croisent pour échafauder une histoire qui peut faire son chemin dans tous les hivers de ce pays où «la neige au blanc se marie». 

 

ORALITÉ


Jean-François Caron, plus que jamais, se laisse envoûter par l’oralité, cette parole qui bondit partout devant soi et qui donne l’occasion de prendre le réel et l’inventé à bras-le-corps, de faire parler les morts et rêver les survivants. 

L’écrivain est de cette race de trappeur qui aime les vallées isolées, les forêts denses qui savent devenir protectrices, les chiens, les grandes éclaircies qui permettent de voir loin, là où le vent puise toute sa folie un matin, la neige qui raconte une légende quand vous vous risquez dans un froid qui coupe le souffle.

Oui, aller dans la poudreuse sans quitter des yeux la trail que l’on a plaqué sur les arbres pour retrouver les collets et arriver à saisir celui que l’on veut être, après s’être encabané avec son passé et un tas de livres, des histoires qui vous étonnent et vous dégourdissent l’esprit. 

Pareil à l’aventurier qui s’enferme dans le cubicule d’un énorme camion pour traverser tout un pays et peut-être aussi plusieurs vies tant qu’à y être. Celui qui devient l’astronaute des routes et s’émerveille des surprises de l’univers.  

 

«Hors de mon camion, ce n’est plus moi qui évolue dans le monde, c’est le monde qui se meut autour.» (p.58)

 

Bien sûr, il faut se pencher sur ses traces pour écrire et secouer le présent. Sans cette dimension, il est à peu près impossible de dire où vous en êtes et qui est celui qui, le matin, regarde par la fenêtre pour voir si la vie existe encore. Nier le passé, c’est se retrouver sur une chaise à trois pattes. 

Tout ça pour parler, se donner du temps et de l’espace pour les mots, juste à la lisière de la solitude, tout en sentant le souffle des humains si près. 

Et l’écrivain s’installe dans une sorte de capharnaüm que son père a hanté avant lui et qu’il n’a jamais quitté pour de vrai, devenant un fantôme qui se berce dans l’éternité. Parce que les choses gardent l’âme des trépassés et permettent aux esprits de se poser dans un grand fauteuil pour faire semblant de dormir et de rêver. Les morts ont besoin des objets pour souffler dans le cou des vivants qui, trop souvent, ne pensent qu’à traverser leur quotidien. 

 

«Au milieu de tout ça, toutes les heures sont la même répétée, égrenée au rythme d’un temps qui force l’arrêt de l’alentour, sa disparition dans le gris. Qui se déploie hors du monde, revendique l’abandon serein. L’absence à soi.

C’est le temps de l’écriture, de l’invention.

Celui de la lecture. Du laisser-à-lire.» (p.112)

 

Jean-François écoute les reines de la nuit qui hantent le Bar du monde en ressassant leurs heures de splendeur et de triomphes, alors qu’elles menaient les mâles par le bout du nez. Ce temps où Lily St-Cyr faisait la loi, où elles étaient belles dans leurs corps et les saisons des amours torrides et inventés. 

 

ÉCOUTE

 

Et tout va, comme si Jean-François avait trouvé un aquarium où il fait bon vivre avec juste ce qu’il faut de neige et de froid et d’humains dans les alentours. Il fait le ménage dans le Museum, range, découvre des choses, écoute celles qui se remémorent cette époque où elles s’habillaient de tous les regards. 

 

«Si j’écris encore, ce sera pour leur donner une voix. Une parole pour elles, pour tous ceux qui se souviennent.» (p.221)

 

C’est comme ça Monte-à-Peine, du début à un autre début peut-être. Une évocation du passé qui se faufile dans le présent, juste en marge du monde et de ses agitations, dans une cabane où l’on trouve tout ce qu’il faut de musiques et de livres pour tenir le coup avant de dériver dans un texte et l’écriture.

Un magnifique roman, tout près du cœur et de l’âme, de la vie qui ne va jamais en ligne droite, même quand on est au volant d’un énorme mastodonte qui permet de traverser les Amériques et d’en revenir comme l’a si bien fait Serge Bouchard. Une présence humaine, vraie, sentie, chaleureuse et généreuse, où l’on donne sans questionner, où l’on partage en sachant qu’il y aura un retour à un moment ou à un autre. 

J’aime cette façon de puiser dans le vécu pour mieux flotter dans le présent, de se fier à la parole qui ne va jamais tout droit, celle qui affectionne les courbes et les méandres, pareille peut-être aux empreintes des lièvres que l’on surprend dans les sapinières. 

Un texte sensible, collé aux objets et aux gens qui collectionnent les secrets de ceux qui étaient là avant et qui ne demandent qu’à revenir dans le présent. Parce que l’avenir n’est que du passé que l’on projette devant soi et que l’on suit entre les arbres et dans les éclaircies. L’écriture de Jean-François Caron reste vigoureuse et tortueuse à souhait, tout près de la parole qui cherche son souffle, de cette respiration qui permet de s’installer du côté des vivants. 

 

CARON JEAN-FRANÇOIS : Monte-à-Peine, Éditions Leméac, Montréal, 248 pages.

https://www.lemeac.com/livres/monte-a-peine/ 

vendredi 24 mai 2024

STÉFANI MEUNIER RECHERCHE SON PÈRE

QUI SOMMES-NOUSC’est la question que je me suis posée en refermant Une carte postale de l’océan de Stéfani Meunier. L’écrivaine vit la mort de son père, un moment pénible et intense. Des images reviennent, des instants s’imposent et elle a l’impression d’avoir raté des occasions. Madame Meunier aimait beaucoup son paternel, un Français qui a choisi de venir au Québec et de muter alors qu’il était tout jeune. Une traversée de l’Atlantique en bateau, c’était moins dispendieux que prendre l’avion, et une fois à Montréal, avec 80 dollars en poche, il a amorcé la grande aventure américaine. Tous les métiers d’abord pour survivre, une rencontre, un amour et elle, sa fille. Un parcours unique comme celui de tous les migrants qui décident de changer de pays, de continent pour toutes les raisons que nous connaissons.

 

Un deuil se vit bien ou mal, cela dépend des liens qui nous unissent au disparu. Après la peine, les adieux, il faut revenir au quotidien, régler la succession, s’occuper des objets que les gens laissent derrière eux et qui n’ont guère d’importance pour les héritiers. Comme si les survivants avaient l’obligation d’éliminer à peu près toutes les traces de ceux qui ont fait leur chemin avant eux. 

Stéfani Meunier trouve une photo de son père qui l’intrigue. Il y est tout jeune et venait à peine de s’installer à Montréal, dans son nouveau pays. Il travaillait chez Berlitz alors comme professeur de français. Son premier emploi. Il se retrouve en compagnie d’hommes et de femmes que l’écrivaine ne connaît pas. Qui sont-ils? Quel rôle ont-ils joué dans la vie de son père? Sa mère ne sait plus très bien, la mémoire étant ce qu’elle est avec l’âge.

 

«Puis, une photo en noir et blanc. Mon père avec cinq personnes que je ne connais pas. Mon père y est très jeune. Il porte un complet. Ils sont tous très chics, robe noire pour les deux femmes sur la photo et complet pour les hommes. C’est ce sourire, c’est sur cette photo que mon père a le même sourire que l’homme du spectacle. Pas une ressemblance physique, pas vraiment. De la bonté, de la douceur, un sourire sur les lèvres et dans les yeux, un sourire d’ailleurs. 

Il fallait que je sache qui étaient les autres, ces gens qui étaient passés dans la vie de mon père et que je ne connaissais pas.» (p.17)

 

Avec le temps, les photos de famille perdent leur importance et leur signification. Surtout, quand il n’y a plus personne pour identifier les individus qui s’y trouvent. Lorsqu’il m’arrive de me pencher sur les clichés reçus en héritage, je ne reconnais personne. Tout ce passé qui est le mien est devenu celui de ces étrangers qui me regardent et m’en veulent peut-être. 

Qui était son père se demande Stéfani Meunier. Qui sont les gens qu’il a fréquentés et qui elle est, elle, l’auteure et mère de deux enfants? Qu’a-t-elle de cet homme qui jonglait avec les mots et écrivait de la poésie par pur plaisir? Quelle part de son père se retrouve en elle et qu’a-t-elle légué à ses enfants?

 

«Mes enfants sont tristes. Mes enfants ne le savent pas, mais ils sont tristes. Cette colère qu’ils ont tous les deux, bien ancrée dans leur code génétique, cette colère qui vient de leur père. Cette insécurité et ce manque de confiance qu’ils ont, bien ancrés dans leur code génétique, cette insécurité et ce manque de confiance qui viennent de moi. Mes enfants qui ne supportent pas la solitude, comme si la solitude était la preuve d’un rejet, mes enfants qui ne peuvent jamais s’arrêter, même en dormant.» (p.70)

 

Ces femmes et ces hommes possèdent des instants et des souvenirs qui sont également ceux de son père. Notre passé fait partie de la vie de ceux que nous avons croisés, aimés et qui se sont éloignés, on ne sait pourquoi. Malgré tous les méandres de l’existence, nous sommes aussi l’histoire des autres. 

 

ENQUÊTE

 


L’écrivaine entreprend des recherches, une sorte de filature pour retrouver ces femmes et ces hommes. Un couple : Jocelyne et Robert, de bons amis, des proches de ses parents.

 

«— Robert et Joyce? Ils se sont connus par correspondance. Tu imagines? Il était français, elle était belge. Ou suisse? Je ne sais plus trop. Ils ont émigré tous les deux ici, pour être ensemble sans jamais s’être vus avant.» (p.19)

 

Un échange épistolaire qui lance tout, un rêve pour les deux et une vie d’amoureux à Montréal. Une fin tragique, un accident d’avion. Jocelyne était enceinte. Une peine terrible qui s’est quasi effacée dans la mémoire de la mère de l’écrivaine. Que reste-t-il au bout de son parcours, qu’est-ce qui marque encore l’esprit? Nous avons là le cœur d’Une carte postale de l’océan de Stéfani Meunier.

Et cet autre migrant sur la photo : Jean Moretti. L’auteure ira le surprendre en Abitibi, sous le coup d’une impulsion. Il est toujours vivant. L’homme se raconte volontiers. Il aimait la fête, peut-être un peu trop. Alcoolique, il s’en est sorti avant de s’engager dans les mines. Un accident, une explosion et le voilà aveugle depuis, enfermé dans un petit appartement où il survit dans sa tête et ses souvenirs.

 

«J’avais besoin d’apprendre à créer des liens, avant d’y travailler. Et j’ai appris. Tout seul, mademoiselle, on n’est rien. C’est vrai dans la vie en général, ça l’est encore plus dans une mine. Même les gens avec qui on ne s’entendrait pas, dans la vie normale, ben sous terre, il ne faut pas nécessairement les aimer, mais ils sont liés à vous, et vous êtes lié à eux. Il ne faut nuire à personne. Pour survivre.» (p.50)

 

Il y a aussi Diane Wilcox, une artiste, une peintre toujours active et bien vivante qui deviendra l’amie de l’écrivaine et qui aidera beaucoup sa fille Emma. Une femme inventive, généreuse et qui tente de refaire le monde et la réalité. 

Et surtout le dernier homme, Yves Lessard. Un survivant, on peut dire. Plus là du tout. Avalé par son cerveau, égaré dans sa mémoire. Le naufrage total. Le fils Félix doit voir à tout. Une rencontre marquante, le début d’une histoire d’amour et des liens qui se tissent et se nouent au-delà des vies et des individus. Comme si nous étions tous réunis par des rhizomes qui nous attachent les uns aux autres malgré les distances et les époques.

 

LA VIE

 

C’est la vie que l’on cherche à cerner par la magie des mots et des images, des souvenirs et des histoires personnelles, des hantises qu’on lègue d’une génération à une autre. 

L’écrivaine tente de trouver qui elle est en se tournant vers ses parents et leurs amis, en se penchant sur ses enfants, retrouvant des traits de caractère et physiques qu’elle a reçus de ses géniteurs et qu’elle a transmis à sa progéniture. Pas uniquement ces liens directs, mais aussi un héritage social, je dirais, la part des proches qui marquent toute vie. Des gens qui font un bout de chemin avec vous et qui disparaissent dans d’autres lieux et de nouveaux mondes pour toutes les bonnes et mauvaises raisons que nous connaissons. Peu importe, tous m’ont touché et transformé. Tous m’ont donné des instants et leur attention et j’en ai fait tout autant, certainement. Je suis aussi ce que mes proches ont fait de moi.

Stéfani Meunier fascine dans ce roman en reconstituant la toile des amis de ses parents et en retrouvant des récits qui se recroquevillent et se recoupent. Notre existence prend racine dans un itinéraire plus ou moins lointain et nous la faisons glisser dans le présent et le futur. Les enfants deviennent les porteurs de cet héritage et des passeurs à leur tour. Comme quoi nous sommes faits des histoires de nos géniteurs et de nos ancêtres.

 

«Quand je pense à ces gens que je ne connaissais pas et qui maintenant font partie de moi et qui ont fait de ma vie une nouvelle vie, une vie différente, je me dis que mon père a laissé des liens invisibles entre tous ceux qui l’ont connu, des liens invisibles qui ont su me trouver, comme une œuvre cachée, un hidden track, comme il y en avait sur les disques et les CD, à une autre époque.» (p.131)

 

Peut-être que nous demeurerons des errants si nous ne prenons pas la peine de connaître notre propre récit et celui de nos proches. Un débat actuel et nécessaire qui se concrétise autour du musée de l’histoire nationale du Québec. Une part de notre identité, bien sûr, où tous ont leur place. Tous ceux que l’on croise dans l’aventure de la vie, qu’on le veuille ou non, marquent et modèlent les êtres que nous sommes. 

 

MEUNIER STÉFANI : Une carte postale de l’océan, Éditions Leméac, Montréal, 136 pages.

https://www.lemeac.com/livres/une-carte-postale-de-locean/

 

 

lundi 29 avril 2024

JULIEN GRAVELLE RETROUVE À LA FORÊT

UN NOUVEAU Julien Gravelle, If, un roman tout neuf, où l’écrivain retrouve la forêt dans une saga «familiale» qui met en scène quatre générations des Malençon. Tout cela dans un monde qu’il connaît bien, le nord du Lac-Saint-Jean, le secteur de Girardville où il habite. De l’année 1921, avec Léopold, jusqu’à Tania en 2023. Des vies de père en fils et en fille, des premiers colons et des trappeurs à aujourd’hui. Surtout, ce grand territoire boisé honni par les curés qui y voyaient un espace où la raison se perd, où le mal et les pulsions animales ont le champ libre. Toute cette beauté et cette liberté qu’ils cherchaient à contenir dans des clôtures et des rangs bien droits pour maîtriser les élans du corps et des esprits.

 

Léopold m’a rappelé le premier ouvrage de Julien Gravelle, Nitassinan, où des frères s’exilent dans la forêt pendant les longs hivers pour trapper les bêtes à fourrure, vendre le tout au printemps pour faire des sous. Ce sont les mêmes personnages qui reviennent dans cette fiction de Gravelle. Sauf qu’ils ont changé de nom. Dans son premier roman, Léopold et Onésime étaient des Simard. Une histoire de Caïn et Abel en Amérique, la confrontation du sédentaire et du nomade qui ne pouvait que mal se terminer. Les Malençon sont aussi présents dans Les cowboys sont fatigués.

Léopold adore la forêt et ne respire bien que dans son «campe» qu’il a construit de ses mains malgré la solitude, le froid et la dureté des jours qui exigent toutes ses énergies. C’est un colérique qui déteste que les objets lui résistent. Il est très rude avec ses bêtes. Son frère Onésime l’a accompagné le temps de défricher son lot. Il rêvait d’un village, d’une église, d’influencer le cours des choses. Tout le contraire de Léopold qui n’aime pas avoir des gens autour de lui et surtout qui tolère mal qu’on lui dise quoi faire.

 

«Onésime venait chercher en ces bois le financement qui permettrait son installation. L’été, il bûchait son lot, arrachait les aulnes, labourait, pour que naisse au cœur des terres boréales une verte campagne canadienne-française. Pendant la saison froide, il collectait les peaux et les échangeait au retour contre des lames de scie, des clous, un peu de barbelé, toutes ces choses nécessaires à l’établissement d’une ferme.» (p.12)

 

Léopold échappe à la mort de justesse, grâce à une petite chienne qu’il a violentée plus souvent qu’à son tour et à une famille innue qui campait dans les parages. Ils l’ont sauvé d’une fin horrible et il passe le reste de l’hiver avec eux pour se refaire une santé et revenir du côté des vivants. Sa vision du monde et des choses sera transformée. Le fait de frôler la mort et le quotidien avec cette famille innue changeront tout. Surtout, il découvre ces «sauvages» qui ont si mauvaise réputation, des êtres bons qui savent compter les uns sur les autres pour survivre dans ce monde souvent hostile.

 

«Lui, l’enfant de Charlevoix, a compris quelque chose de nouveau sur la vie dans le bois, une idée qui est aussi ancienne que le bois lui-même, mais que personne ne lui a jamais apprise jusqu’à alors. La vie en forêt en est une de solitude, mais pas d’isolement. Il est reconnaissant de pouvoir compter à présent sur un voisinage de gens fiables et travaillants. Ils pourront en dire autant de lui à présent.» (p.37)

 

SIMÉON

 

Le fils de Léopold, Siméon, est tout le contraire de son père. Il déteste la forêt et c’est un châtiment pour lui que de devoir y vivre. Il tremble à l’idée de se retrouver seul dans une cabane. Il doit s’y résoudre pourtant pour fuir l’armée qui embarque les jeunes en âge d’aller se faire tuer en Europe par Hitler et les nazis. Nous sommes en 1944. Beaucoup de célibataires ont choisi de disparaître en s’enfonçant dans les bois pour échapper aux militaires qui sillonnaient les campagnes. On dit même que la caverne du Trou de la fée à Desbiens a accueilli ces déserteurs. La bonne fée ne serait qu’une fille du village qui apportait des vives aux réfugiés. 

Siméon se trouve seul avec sa peur, des pulsions qui lui font perdre la tête. Rapidement, il n’arrive plus à séparer le réel de ses fantasmes. La forêt peut devenir l’espace de toutes les obsessions quand on se retrouve dans le bois, coupé des autres. 

 

«Siméon est malade presque tout le temps et la nuit, le souvenir d’Odette lui cause de nouvelles pollutions nocturnes. Il faut dire que les fantaisies imaginaires auxquelles il soumet son idylle ne peuvent mener à autre chose. Siméon inviterait le diable lui-même à sa table pour avoir quelqu’un avec qui échanger, mais à l’évidence, il est déjà là.» (p.58)

 

Il ne pourra vivre cette terrifiante solitude, triompher des heures qui figent, de ses fantasmes et de ses obsessions. Autant aller à la guerre pour ne plus être seul. Il fuit le campe après une nuit terrible où il a l’impression d’avoir été sacrilège et d’avoir forniqué avec le malin.

 

LYNE

 

Sa fille Lyne veut faire sa vie comme elle l’entend. Un bel Italien arrivé récemment dans le pays la courtise et une excursion dans un camion tout neuf dans la forêt tourne mal. Le couple, après les élans de la chair, doit se résoudre à passer la nuit dans le bois, affronter les moustiques qui ne laissent pas un moment de répit. Elle découvrira ce qu’elle croit être le secret de son père, de cet hiver où il a croisé le diable en personne. Un terrible événement qu’elle devra taire pour ne pas entacher la réputation familiale.

Cette folle nuit bousculera sa vie. 

Julien Gravelle, encore une fois, touche deux approches qui cohabitent difficilement quand il est question de la forêt et des milieux naturels. Il y a ceux qui souhaitent protéger et garder le côté sauvage de ces espaces et ceux qui ne voient que des chantiers, des arbres que l’on transforme en deux par quatre. Ces deux points de vue se sont heurtés lorsque l’on a voulu construire des barrages sur la rivière Ashuapmushuan. Pour une fois, les environnementalistes ont triomphé. 

Denis se range du côté des saccageurs de la forêt. Il s’arrange pour que Dino, le soupirant de Lyne, déguerpisse. L’intimidation, la violence, tous les moyens sont bons pour arriver à ses fins. Pour sauver la face, Lyne, enceinte, après la fuite obligée de Dino, accepte de l’épouser. Il la traite comme une bête domestique. Pour lui, un arbre, un boisé d’épinettes blanches et de cyprès n’a de sens que si tout est rasé et devient de l’argent. Et les humains ne sont pour lui que des objets.

 

TANIA

 

Reste Tania, la toute dernière, fille de Dino et Lyne. Elle déteste Denis plus que tout au monde. Son père par substitution a été impitoyable avec elle. Et la voilà enceinte après bien des errances et des expériences plus ou moins douloureuses. Elle retrouve le campe et perce le secret de Siméon qui a pesé si lourd dans la vie de sa mère. La fatalité est levée pour ainsi dire et Lyne prendra les grands moyens pour que les Malençon relèvent la tête. Je n’en dis pas plus, mais la solution passe par l’if du Canada, cette plante à la fois médicinale et toxique qui donne le titre au roman.

 

«Ça a bien profité à Denis, puisqu’en mariant Lyne il a hérité du tiers des lots à bois de son père, des hectares de forêt primitive intacte. Il les a fait bûcher et a bâti sa fortune sur ces premiers revenus. Tania le déteste. Il lui en a fait baver, cet homme-là. Elle se concentre sur le doux murmure du vent qui berce la tour pour ne plus y penser et s’abîmer dans la houle.» (p.119)

 

Un roman captivant et «pas fait pour les faibles», répétait Léopold. Des histoires où les femmes se faufilent et finissent souvent par avoir le dernier mot. C’est surtout les immenses territoires qui s’imposent avec toutes les musiques que le vent peut y inventer, les beautés des lacs et des rivières, les flancs des montagnes d’épinettes comme des tableaux, la nature dans ce qu’elle a de plus extravagant et de fascinant. 

Julien Gravelle adore le bois, ces vastes espaces où les humains ont multiplié les saccages au cours des ans, rasant tout ce qui y poussait. La haine de la forêt vient de loin. Dans l’imaginaire occidental, c’est le refuge des esprits maléfiques, des fantasmes et des obsessions. Toute l’entreprise de la colonisation est une guerre contre les arbres, le monde intact et sauvage.

Julien Gravelle nous surprend encore une fois avec son art de raconter, de nous dire combien il aime son pays d’adoption et les gens qui y vivent et se débattent en oubliant la beauté de leur environnement. Ça m’a touché profondément. Je l’ai déjà écrit, Julien Gravelle, dans ses fictions, me donne souvent l’impression d’avoir connu mes frères qui ont rasé des territoires immenses. Ils savaient aussi que les plantations de petites épinettes ne pourraient réparer le gâchis. J’ai été l’un des leurs pendant des années. Je me souviens, nous étions pénalisés monétairement si nous laissions un arbre debout dans les lieux d’abattage. La coupe à blanc obligatoire. Nous étions alors des faiseurs de déserts et les blessures que j’ai infligées à la forêt dans le parc de Chibougamau avec mes frères, même en Abitibi, sont encore visibles. Quand on aperçoit de l’argent dans les branches d’un pin ou d’une épinette, tout peut arriver. Un saccage que Louis Hamelin aborde dans son dernier roman Un lac un matin où il suit les traces de Henry David Thoreau. Déjà, on voit que le massacre s’organisait et était planifié en 1845. Cette guerre a transformé l’Amérique et tout le continent. Nous n’avons malheureusement pas échappé à ce désastre environnemental.

 

GRAVELLE JULIEN : If, Éditions Leméac, Montréal, 152 pages.

 https://www.lemeac.com/livres/if/