jeudi 18 octobre 2007

Gilles Jobidon nous entraîne ailleurs

Je connaissais Gilles Jobidon de nom. Le hasard a fait que je suis passé à côté de ses romans. Les chemins de la lecture sont pleins de détours, de poussées et de raccourcis difficiles à expliquer. Ses ouvrages pourtant ont retenu l’attention de la critique et je n’ai lu que de bons mots pour «La route des petits matins» (le beau titre !) et «L’âme frère». Son premier roman raflait le Robert-Cliche, le prix Anne-Hébert et le prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec.
Je me suis faufilé dans l’œuvre de cet écrivain par la petite porte si l’on veut. «D’ailleurs», un recueil de sept nouvelles vient de paraître chez VLB Éditeur. À peine si l’ensemble couvre quatre-vingt pages, mais c’est bien suffisant pour vous entraîner dans un pays du Sud, à Paris et en Afrique sans rompre avec le Québec. Ces «ailleurs» troublent et dérangent. À chaque fois la vie se rompt et laisse l’âme à la dérive malgré un humour subtil et parfaitement maîtrisé. Dans «Ly Sanh», un enfant perd sa grand-mère et la retrouve «dans une urne funéraire».
«Trois jours plus tard mamie Ly était revenue. Le problème, c’est qu’elle n’était pas tout à fait dans son assiette, c’est une façon de parler. En fait, elle était en poudre. C’est fou comme c’est petit une grand-mère en poudre, comparée à une vraie grand-mère dinosaure précambien. Maman nous a expliqué à mon frère et moi qu’elle était mourue, qu’on l’avait fait entrer dans le cinérateur et qu’elle en était ressortie comme ça, en poudre.» (p.40)

Les bascules

Toutes les nouvelles sont constituées d’événements qui bouleversent les personnages. Un incident et la vie bifurque brutalement. Monsieur Henry décide d’annoncer à son épouse qu’il s’est résolu à vendre son restaurant. Il est foudroyé en comprenant que sa femme aime son meilleur ami. Une photographe participe à un safari africain avec son modèle et inspiratrice. Une tragédie la ramène à Montréal. Elle délaisse son art, s’abandonne à la dérive. L’élan créateur est disparu.
«La beauté constitue alors pour Patricia une véritable obsession. En quelques années, son œuvre a glissé lentement de l’esthétique des objets à la splendeur de la nature. Ensuite, elle a exploré la beauté féminine grâce à son amie Sara, une métisse aux ancêtres navajos et africains du côté maternel, scandinaves du côté paternel. Une beauté rare, fascinante.» (p.51)
Des fausses confidences à New York, «un pull» obsède un Montréalais de passage à Paris, un homme marié tourne autour d’un jeune homme comme un papillon de nuit. Le texte le plus étonnant met en scène Théodausse Pierrrichon, président d’une compagnie d’assurances et iconoclaste. Il entraîne le lecteur dans les aberrations d’une humanité qui tout au long de son histoire brûle les livres, le symbole de la connaissance. Un bijou d’humour et d’érudition.
«L’homme devint intarissable lorsque le récit s’engagea sur une des périodes les plus noires de l’humanité, si ce n’est la plus carbonifère pour l’histoire du livre, curieusement appelée la Sainte Inquisition. Son père décrivait non sans humour cette « lumineuse » période durant laquelle un nombre incalculable de brasiers « éclairèrent » la nuit qui s’était abattue sur l’Ancien et bientôt le Nouveau Monde. Cette « sainte » avait en effet sévi durant plus de trois cents ans. L’auteur précisait que, pour les millénaristes et les démagogues de tout acabit, seuls les illettrés sauvent le monde des visions mégalomanes des libres penseurs, des scientifiques, et des artistes, bien sûr.» (p.69)

Un orfèvre

Gilles Jobidon, on l’a souvent souligné, est un écrivain qui cultive une écriture très personnelle. Il trouve dans ses nouvelles un ton, une manière qui fait éclater les balises, brosse sa phrase, la peaufine, trouve le mot juste, n’hésite jamais à nous étourdir un peu malgré une apparente limpidité. Un délice pour le lecteur qui aime se faire surprendre, apprécie les textes qui évoquent les délicatesses de la porcelaine.
Oui, je me tourne vers ses romans pour savourer cette écriture et découvrir des univers. L’important, c’est que j’ai fini par croiser cet écrivain particulièrement original, malgré les routes qui nous avaient éloignés jusqu’à maintenant.

«D’ailleurs» de Gilles Jobidon est publié chez VLB Éditeur.

mardi 16 octobre 2007

Sergio Kokis ne cesse d’inventer des mondes

Sergio Kokis, depuis «Le pavillon des miroirs» paru en 1994, a publié quatorze romans. Une cadence époustouflante quand on sait qu’il ne dédaigne pas les gros ouvrages qui prennent la dimension de véritables fresques.
Il a même osé entraîner le lecteur dans une trilogie mettant en scène les personnages d’un cirque qui fuient l’Europe lors de la Deuxième Guerre mondiale. «Saltimbanques», «Kaléidoscope brisé» et «Le magicien» révèlent les coulisses de la dictature en Amérique du Sud. Un univers fait de grandeur et de démence. Des pages époustouflantes.
En 2003, il publiait «Les amants de l’Alfama», un ouvrage magnifique et captivant. L’an dernier, il surprenait avec «La gare», un texte où toutes les références basculent et confondent le lecteur.
Bien sûr, tout n’est pas égal dans cette production foisonnante. J’ai un peu tiqué en lisant «Le maître de jeu» où il n’hésite pas à convoquer Dieu pour discuter et argumenter. Pourtant, Kokis trouve là encore le moyen de surprendre par son propos et son imaginaire.
Il s’attaque aussi à des sujets que peu d’écrivains abordent. Je pense à la contrefaçon en peinture dans «L’art du maquillage». Une trame romanesque un peu faible, mais un regard percutant sur le sujet par un écrivain qui est aussi peintre. Il illustre toutes les jaquettes de ses romans.

Rebelle

Sergio Kokis est un rebelle et je le soupçonne d’être un tantinet têtu. Il nous entraîne dans les hautes sphères même si, parfois, il néglige un peu son écriture, se laissant emporter par son propos. S’il était impeccable dans «La gare», il a fait vite dans «Le fou de Bosch», sa dernière parution. L’écriture est moins serrée, un peu bavarde même. Nous sommes loin de «Negao et Doralice» ou «Les amants de l’Alfama». Cela a un peu gâché mon plaisir, je l’avoue.
Cette fois, il suit Lukas Steiner qui se croit victime d’une machination universelle. Ce Steiner vit à Montréal, se sent espionné par tout le monde à la bibliothèque municipale. Tous en veulent à sa peau, y compris les concepteurs de la Grande bibliothèque du Québec qui est encore en projet. Un personnage qui permet tous les délires et de jongler avec tous les préjugés. Kokis s’en donne à cœur joie. Il a cet art de suivre des marginaux qui voient le monde à travers des verres déformants.
«Cet immense trou bétonné, carré, disgracieux, tel un sordide dépotoir atomique deviendrait inexorablement le parking souterrain d’un bâtiment moderne, sans cave ni grenier, sans recoins où se cacher, entièrement informatisé, illuminé de partout, envahi de lecteurs avides et indisciplinés qui se serviraient à leur guise et sans scrupules des livres chers à son cœur.» (p.29)
Et voilà que Steiner se «reconnaît» dans les fresques de Jérôme Bosch, un peintre né en 1453 et décédé en 1516. Convaincu d’avoir servi de modèle à l’auteur du «Jardin des délices», il explore l’univers étonnant de ce peintre. C’est le meilleur du roman. Steiner prendra la fuite et traversera une partie de l’Europe en marchant vers Saint-Jacques de Compostelle. Un parcours que le romancier a fait, il y a quelques mois, en chaussant les bottes du pèlerin.

Le mal

De magnifiques pages sur Jérôme Bosch, l’obsession du mal qui hante les fresques que Steiner retrouve et admire un peu partout dans les musées des pays qu’il traverse.
Malheureusement, Sergio Kokis résiste mal au plaisir de donner des petits coups de griffes un peu puérils. Des phrases assassines sur Jacques Parizeau ou encore les Québécois font hausser les épaules. Des fadaises qui heurtent un peu le lecteur admiratif que je suis.
«… Steiner reconnut aussi de manière indiscutable le visage gras, haineux et rempli d’arrogance de l’ancien premier ministre Jacques Parizeau… … Steiner détestait ce politicien, qu’il qualifiait volontiers de paradigme du grand bourgeois fat, impertinent et proche du racisme par sa haine des étrangers.» (p. 63)
Bien sûr, le personnage permet ce genre de propos, mais Kokis a trop de talent pour se complaire dans ce genre de balivernes.
Malgré ses outrances, son machisme, son obsession de la putain, ses tics, son côté un peu brouillon et ses jugements à l’emporte-pièce, Sergio Kokis demeure une voix unique au Québec et un écrivain qui ne cesse de surprendre et d’éblouir.

«Le fou de Bosch» de Sergio Kokis est publié aux Éditions XYZ.