Je ne sais s’il faut parler de bande dessinée dans le cas de «Harvey, comment je suis devenu invisible». Le texte d’Hervé Bouchard permet à Janice Nadeau de créer une fête d’images. Une histoire qui fait un clin d’œil à «The Incredible Shrinking Man», un film de Jack Arnold réalisé en 1957. Scott Carré, le héros, rapetisse après avoir été frappé par une poussière cosmique.
Nous retrouvons la manière d’Hervé Bouchard, ses stances, sa façon de raconter en bousculant la vie pour mieux la dire. Tout va bien chez les Bouillon, une famille comme les autres. Harvey et son frère Cantin découvrent le printemps et la vie avec les copains du quartier.
Harvey, plutôt petit pour son âge, voue un véritable culte au personnage de Scott Carré, l’homme qui rapetisse, cherchant à l’insérer dans ses histoires et ses aventures quotidiennes.
Un jour, en rentrant à la maison, les frères retrouvent un grand rassemblent devant la maison familiale. Tous les voisins sont là, l’ambulance et le vicaire. Le père Bouillon vient de faire un infarctus. Mort instantanée. La vie bascule. Il faut s’arranger, faire face même si les enfants ne comprennent pas trop. Comment ne pas songer à «Parents et amis sont invités à y assister» où la famille Beaumont vit une situation similaire.
«J’ai entendu que notre porte s’ouvrait avec fracas puis ma mère Bouillon qui criait le nom de mon père Bouillon. Et j’ai entendu qu’on dévalait les marches en bois de la galerie puis qu’on roulait quelque chose dans l’entrée, qui passa tout près de nous. Et j’ai entendu des voix d’hommes que je ne connaissais pas et d’autres bruits de portes. J’ai réussi à me défaire de la prise du vicaire, j’ai tourné la tête et là, j’ai vu les deux brancardiers qui embarquaient la civière dans le fourgon. Une couverture cachait entièrement le corps. Ma mère Bouillon, elle était comme folle, elle criait à tout rompre le nom de père Bouillon. Mais lui, mon père Bouillon, on ne le voyait pas.» Vous avez là l’univers de Bouchard.
Il faut bien l’affronter cette mort voleuse de père. On retrouve les tantes Mélina, Ritalinée, Fionalinée, Ionalinée et Madelinée, des personnages que nous avions côtoyés dans le roman précédent de cet écrivain.
Harvey vit cette épreuve en ne comprenant pas trop ce que la vie veut lui enseigner. À la fin, au salon funéraire, dans les bras de son oncle Raymond, il regarde le mort qu’est son père. Il devient invisible alors, s’efface devant la douleur parce que son père ne peut plus le voir peut-être. Un orphelin perd-il son identité, son être ? La fin étonnante laisse le lecteur avec des questions qui ne trouvent pas de réponses.
Janice Nadeau donne une facture cinématographique à cette histoire avec des illustrations évocatrices. Un grand plan au début et un zoom nous pousse vers la petite ville d’Harvey, la rue et sa maison. En quelques séquences, le lecteur est plongé dans la vie du jeune garçon. L’illustratrice utilisera le procédé à quelques reprises, clin d’œil au monde du cinéma. Belle façon aussi d’évoquer le film d’Arnold en utilisant les ombres et des planches en noir et blanc. Un travail particulièrement réussi.
Dessins épurés qui s’intègrent au texte et le prolonge, tel un accord qui résonne longtemps à la fin d’une pièce musicale, laissant l’auditeur entre deux gestes et deux respirations.
Hervé Bouchard garde le lien avec son univers, la mort qui bouscule et transforme la vie. Une lecture oui, mais aussi un voyage avec des images qu’il faut prendre le temps de voir s’animer devant soi. Du très beau travail, évocateur, original et particulièrement inventif. Un régal que cette rencontre entre Nadeau et Bouchard. Un plaisir qui passe trop vite malheureusement, un instant que l’on aimerait prolonger. La magie bouchardienne est là, intacte.
«Harvey, comment je suis devenu invisible» d’Hervé Bouchard et Janice Nadeau est paru aux Éditions de La Pastèque.