vendredi 29 décembre 2023

TOUS CONDAMNÉS À CHERCHER LE MATIN

QUAND J’AI REÇU Matin, où es-tu? de Pierre Morency, c’était quelque part en automne, au moment où les couleurs suintent dans la forêt qui longe le grand lac. Aussitôt, j’ai su que j’avais là mon cadeau de fin d’année, que je lirais ce recueil lorsque je pourrais traîner sur chaque mot, pour les scruter et les ausculter de toutes les façons possibles et imaginables. 

Et j’oublie quand la tentation est venue d’ouvrir le livre, de le toucher, de m’attarder sur une phrase pour voir comment elle débordait dans l'espace. Une manière d’apprivoiser l’univers de Morency, de me risquer dans l’éternité d’un poème avant de refermer ce beau recueil pour faire durer la découverte. D’autant plus que Pierre Morency, au début, se niche plutôt du côté de la prose. La strophe éclate en se renversant. Une fleur de pivoine, que je me disais, qui ne cesse de multiplier ses pétales pour donner corps à la beauté. En fait, je ne lisais pas vraiment. Je butinais plutôt, flânais, permettais au texte de monter en moi. Et là, juste après Noël, après les libations, j’ai osé le long vol plané sur ces pages impressionnantes, me laissant porter comme le hibou qui traverse tout le ciel sans battre des ailes.

 

Pierre Morency n’en est plus à l’âge des découvertes, mais plutôt à un moment où l’on médite sur le temps qui glisse entre les doigts. Le poète sent que son parcours n’est plus le même et que ses pas se font plus lents, pour ne pas dire plus prudents. 

 

«J’écris dans mon enfance et mon après-jeunesse.

   Dans ce traîneau filant vers un destin.

   Dans ma vieille douleur et dans ma joie d’être en vie.

   Sur une grève de crans et de tufs à Lauzon.» (p.12)

 

Arrive un moment où la lecture n’est plus seulement une excursion dans le monde d’un auteur pour moi. Tout ralentit, tout m’interpelle et me voilà sur un texte de Morency à tourner comme les enfants qui découvrent la joie du patin sur le lac gelé depuis peu. Parce que moi aussi je suis dans ce «traîneau qui file vers le destin» et un avenir de plus en plus court et inquiétant.

Pierre Morency en est dans «son après-jeunesse», heureux d’être du côté des vivants. Parce que, moment terrible de cette rencontre, l’écrivain révèle qu'il a subi un AVC et s’est retrouvé sans paroles, le pire pour celui qui va toujours avec quelques mots dans ses poches et des bouts de phrases qu’il caresse entre le pouce et l’index.

 

«Dans un accident de tête

   Et cet orage en mes cellules

   À l’aube j’avais perdu ma parole.

   Les heures se traînaient.

   Je cherchais et cherchais.

   Ne trouvait que cela à l’hôpital :

   Écrire bafouiller sur bouts de feuilles

   J’amo j’ame j’amions

   Pour dire que beaucoup je goûte

   Avec toi qui es là

   La vie.» (p.77)

 

Je me suis imaginé sur un lit d’hôpital, tentant d’écrire quelques phrases dans mon carnet, n’arrivant plus à trouver les mots. J’avais du mal à penser Pierre Morency égaré dans le pays où les paroles s'effilochent. Balbutiant comme un jeune humain qui commence par imiter des sons avant d’entreprendre de déchiffrer l’encyclopédie du monde.

 

«Tu le sais bien

   J’avions tant aimé ces jours bleus

   Où l’aile des oiseaux me soulevait

   

   Oh que j’aimerions

   Que me reprenne l’envol

   Où toute la vie tremblait vers le haut.» (p.82)

 

L’auteur de Matin, où es-tu? se retrouve hors de son monde et de ses repères. Il claudique, glisse vers il ne sait quoi, une langue très ancienne ou autre, un temps où les verbes sonnaient différemment. Tout est épars, comme des éclats de glace emportés par la poussée d’une rivière. 


«Il n’y a pas de repos salutaires dans la vacance de l’esprit. Les mots nous aident à former notre assise, à creuser notre mémoire, à travailler notre amour. Dans les grands cahiers luit le caractère durable des feuillages, et les vivants deviennent des présences chargées de vérité. C’est là que tu t’appliques à inventer, chaque jour, un chemin vers la rondeur de ta vie.» (p.102)

 

Que c’est émouvant «ce retour au langage» de Pierre Morency, ces moments où les vocables tant courtisés n’arrivent plus à adhérer au monde qui était le sien. Tout s’est éparpillé dans une étrange farandole. Et comment se reconnaître dans les égarements de son esprit

Et il y a cette compagne qu’il avait ignorée ou fait semblant de ne pas voir. La voilà présente, toute proche, celle qui l’accompagnait et le suivait comme son ombre. 

La mort. 

Faut-il l’appeler par son nom? Elle est là, confiante, comme jamais auparavant.

 

«Le maître du calme dit : il y a blessure dans ton esprit. Il veut qu’on le délivre car il sait ce qui doit être délivré. Ton esprit souffre de n’être pas très à l’aise dans ton corps, ton corps souffre de ce que tu n’oses pas dire. Si tu es un écrivain qui a des lecteurs, tu dois dire ce que tu portes car tu as charmé des esprits qui souffrent dans des corps. Seras-tu honnête ou seulement poète?»

 (p.139)

 

Matin, où es-tu? devient particulièrement touchant et important. Chacun des mots ou des segments de phrases se transforment en bouées auxquelles le poète s’accroche. Il a tâté l’ombre, le pire, fréquenté le flou. Toutes les promesses se sont envolées comme le plus beau et le plus étrange mariage d’oiseaux. 

J’ai ressenti la fragilité de l’homme, de celui qui s’égare un peu et hésite dans sa parole et sa pensée, se retrouvant en vieil enfant qui doit réapprendre à tout dire et à se situer dans la vie. 

Je me suis attardé sur chaque phrase comme une hirondelle qui s’accroche à un fil pour surveiller le monde qui l’entoure, pour arriver à tisser ce présent avec lui, ce lieu où il fait bon respirer et écrire.

 

«Notre pauvre petit espace de temps pour dire

   l’infini.

 

   Infini est un mot qui appelle. Soif est notre

   condition de passage.

 

   Ton amour flambe comme un soleil dans le

   ruisseau. L’envol d’un feu qui chante.

 

   Un pays de mépris, terre de méprise, avenir d’un

   massacre. 

 

   Tu auras vécu entre deux guerres et c’est la source

   de ton angoisse.

 

   Ce ne sont pas les oiseaux qui nous tueront, mais

   bien notre désir d’enfermer les volants pour mieux

   leur tordre le cou.» (p.155)

 

Témoignage, réflexion, méditation sur le voyage de vivre, la perte et la parole. Pierre Morency nous emporte dans la magnifique aventure d’être vivant malgré tout et où vieillir devient un privilège. Ça m’a terriblement remué comme si monsieur Morency effleurait du doigt des questions que je néglige de secouer même si je sais qu’elles sont là. 

Je n’ai pas lu Matin, où es-tu? Non. Je l’ai ressenti dans toutes les fibres de mon être et de mon corps. Dans tous les recoins de mon âme peut-être. Et à la toute fin, je me suis redressé dans l’aube qui remet toutes les choses en place. Toujours devant une fenêtre en éternel poseur de questions et chercheur de beauté. Du moins, je le veux. Sans oublier la désespérance de ceux qui se nourrissent de bombes et de morts en terre de Gaza et d’Ukraine. Heureusement, il y a des jardins, des lieux de paix, tout près d’un lac gelé, quelqu’un dans les plis du jour qui ouvre la porte d'une maison et trouve le matin au bout de la galerie, avant de déjeuner sur la grande table de l’univers. 

 

MORENCY PIERRE : Matin, où es-tu? Éditions du Boréal, Montréal. 184 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/matin-3999.html

jeudi 21 décembre 2023

UNE FORMIDABLE QUÊTE D’IDENTITÉ

CERTAINS LIVRES viennent vous séduire, tellement que l’on souhaiterait rencontrer les personnages pour discuter, prendre un café, faire un bout de chemin avec eux et parvenir, peut-être, à se faire une petite place dans leur univers. C’est ce qui s’est produit avec Chapitre 15 de Sylvie Nicolas. Comment ne pas aimer John Pelham, cet anglophone généreux, originaire des maritimes, qui vit à Québec, dans le quartier Saint-Sauveur. Avec Élène qui débarque comme ça, arrivant de Toronto, après une longue absence. Jérôme aussi, l’homme à tout faire, un grand cœur toujours prêt à aider et à s’occuper des autres. En plus, je me suis retrouvé dans une librairie de livres anciens et d’occasion, le Déjà-lus. Je me suis mis à rêver que je repêchais mes premières publications qui ne sont plus sur les tablettes des librairies depuis je ne sais plus quand. Surtout que les clients ne se bousculent pas dans ce lieu paisible, et que John peut se permettre de prendre son temps, de vivre sa passion pour les ouvrages rares et précieux. Il participe même à des rencontres internationales pour croiser des collègues et s’informer sur certains documents.

 

Élène revient à Québec après la mort tragique de son amoureux, s’installe chez John qui l’accueille sans poser de questions comme un véritable ami le fait. Elle a sa place dans la librairie de la rue Saint-Vallier, dans le petit studio, tout en haut, au premier, pour guérir et surtout, peut-être, oublier ou du moins accepter les épreuves qu’elle vient de vivre. 

Elle donne un coup de main à John qui lui laisse le temps de se retrouver même si la vie bouscule toujours un peu tout le monde et ne cesse de surprendre.

La mort d’Adeline par exemple, une cliente, une dame fort attachante qui avait adopté Élène. Cette dernière allait chez elle, pour lui faire la lecture, au moins une fois par mois. Tout change avec l’étrange héritage d’Adeline, des textes plus ou moins longs qu’elle lègue à sa lectrice. 

 

COMA

 

Adeline y raconte des comas qui ont marqué son existence. Une sortie hors de sa vie consciente pour se retrouver dans un milieu idéal peut-être, avec des amis fort sympathiques, un amour sans doute. Cette léthargie reste un état bien mal connu. Le cerveau cesse-t-il toute activité lucide alors ? Bien des questions demeurent sans réponses.

Une rencontre avec Guylaine Fortin, la notaire chargée d’exécuter les volontés d’Adeline, lui permet de recevoir cet héritage et tout un monde s’impose. La vieille dame parle de son autre existence, de ses liens dans ce monde incertain, peut-être pas si inaccessible que l’on pourrait le croire.

 

« Je suis resté un long moment les yeux rivés au feuillet, la tête à la fois pleine et vide. Je me sentais incapable de décacheter une autre enveloppe. Je n’aurais su dire ce qui venait de me traverser, mais à cet instant précis, j’aurais voulu glisser dans un univers de sommeil semblable à celui d’Adeline. » (p.77)

 

Élène et John s’aventurent dans une quête, disons-le, qui permet de se retrouver, de respirer après des remous qui secouent et font perdre pied souvent. La vie est comme ça et même dans le rêve, rien ne semble de tout repos.

 

AMIS

 

Les personnages de Sylvie Nicolas sont des gens ordinaires que l’on pourrait rencontrer en sortant de chez soi, saluer ou encore inviter à prendre un verre pour un bout de conversation, un moment de bonheur qui rend la journée intéressante, pour ne pas dire précieuse. Des individus qui vous permettent de mieux vous sentir dans votre espace, un peu comme les hommes et les femmes de Jacques Poulin. Comme si on tombait en amour avec ces personnages.

Élène cherche à oublier Carl, un photographe de talent. Sa mort l’a dévastée. Elle est fragile, a tout abandonné derrière elle pour tenter de faire le ménage dans sa tête. John comprend très bien son amie et demeure particulièrement discret. Lui aussi n’a pas été épargné. May, son amoureuse, l’a quitté pour une secte religieuse qui rend un culte un peu étrange à la Vierge Marie. Un groupe qui n’a rien de rassurant. Les hommes qui viennent demander de l’argent à John ont plus à voir avec la mafia que des anges convertis.

Jérôme, la bonne âme, le généreux de son temps et de son savoir, celui qui règle tous les problèmes quotidiens, se remet mal de la mort d’Adeline qui était plus qu’une amie, du moins dans son cœur et sa tête. 

Et tout s’ébranle, secoue ces gens avec les petits événements qui leur font oublier leurs soucis.

 

« Guylaine vous aura mentionné que vous devez vous sentir libre d’accepter les enveloppes ou de les lui laisser. Si vous en prenez possession, vous resterez libre de les ouvrir ou pas. Libre de lire le contenu de la première de jeter les autres. Libre de lire le contenu de la première et de jeter les autres. Libre, quoi. Il n’y a aucune obligation de votre part. Et de ma part, aucune intention de vous encombrer. » (p.31)

 

Il n’y a pas de meilleure façon de vous lier. Et voilà Élène avec bien des questions. Tous tentent de l’aider, de comprendre que le réel n’est peut-être pas ce que l’on pense. Adeline a vécu des événements particuliers dans un autre monde.

 

LECTURE

 

À deux reprises, Adeline a sombré dans un coma profond pour rejoindre, pour ainsi dire des amis, des gens dans cet autre univers. Des enfants, des amoureux. Il y est question de son pays d’origine, de Forillon qui a été rasée pour faire place au parc national que nous connaissons. Une allégorie, certainement, de Sylvie Nicolas pour nous parler de ces gens qui ont été dépouillés de leur récit et coupés de leurs racines. Ils se retrouvent dépourvus, comme s’ils n’avaient jamais existé, n’avaient jamais eu de passé. Et pour apprivoiser cette vie perdue, ils doivent basculer dans une sorte de sommeil onirique pour ranimer leur histoire. Tout se complique un peu quand on apprend que le père de la notaire Fortin, lui aussi originaire de ce coin de pays, a vécu des comas qui coïncident avec ceux d’Adeline. 

 


MISSIVES

 

Les fameux écrits rappellent des gens, des événements qu’il est difficile de percevoir et de comprendre, surtout pour John et Élène. Guylaine, la notaire, par la même occasion, tente de trouver les morceaux manquants de sa vie avec un carnet rédigé par son père.

Tous tâchent de reconstituer le puzzle de cette histoire pour retrouver leur équilibre. Élène, qui a tant de mal à évoquer le suicide de Carl. John qui a quitté son pays des maritimes et qui a vu May s’évader dans un autre monde. Jérôme qui s’occupe de sa sœur et d’une amie qu’il qualifie de « femme de sa vie ». Tous, pour envisager l’avenir, doivent apprivoiser leur passé et l’accepter avec sérénité.

 

« Le document s’achevait sur l’amour immense, impossible à formuler, qu’elle portait à ces petits. Non pas comme une femme de son âge, écrivait-elle, mais comme l’enfant qu’elle avait été dans ce monde où les pères et les mères avaient disparu. Elle et les marmots partageaient le même chagrin : celui de leur mémoire effacée. » (p.165)

 

Un formidable roman, une quête d’ancrage qui nous emporte. Des personnages vibrants et fragiles qui se tendent la main, toujours prêts à aider leurs proches. Ils refont surface dans une belle solidarité malgré les embûches et des blessures que l’on pense souvent impossibles à guérir. Et il y a des épreuves, la covid, les guerres qui permettent de se serrer les coudes devant l’horreur. 

L’impression de perdre des amis en refermant ce roman lumineux. Oui, j’ai ressenti une peine d’amour en abandonnant Élène et John, Jérôme qui se retrouve seul à la mort de sa sœur. 

Mais, il y a la vie, le présent et des hommes et des femmes qui s’aident, font tout pour devenir plus généreux et attentif aux autres. Et quelle magnifique maîtrise de l’écriture par Sylvie Nicolas. Une retenue que je lui envie, un monde qui vit, palpite et fait de la vie la plus belle et la plus folle des aventures. Et pour le titre, vous devrez faire l’effort de lire ce roman, de suivre ces personnages impossibles à oublier. Vous m’en reparlerez.

 

SYLVIE NICOLAS : Chapitre 15, Éditions Druide, Montréal, 240 pages.

https://www.editionsdruide.com/livres/chapitre-15

mercredi 13 décembre 2023

RITA LAPIERRE-OTIS GARDE L’ŒIL OUVERT

RITA LAPIERRE-OTIS, dans L’infini du regardun carnet, garde les yeux bien ouverts pour décrire le monde qui l’entoure. L’écrivaine récidive après m’avoir charmé en 2021 avec Territoires habités, territoires imaginés. Encore une fois, elle invite le lecteur à la suivre dans son petit et merveilleux univers. Celui des arts visuels qu’elle a exploré pendant des années, produisant des œuvres avec patience et ténacité, s’offrant même une apothéose au Centre national d’exposition de Jonquière. Mais, comment nous rendre vigilants à tout ce qui nous voisine, habite notre espace et en fait sa plénitude et sa formidable densité? Tout passe par l’œil qui nous permet de prendre conscience de soi et des autres, du monde qui nous entoure et nous permet la durée. Il faut ce regard pour se sentir vibrant, réceptif à la beauté que la nature sème autour de nous. Rita Lapierre-Otis se risque dans l’aventure de décrire la vie, nous donne l’occasion de rester attentif à son environnement et au nôtre. J’aime cette «femme à la fenêtre» qui observe les travaux des oiseaux, les chamboulements dans les arbres avec les saisons et aussi qui n’hésite jamais à faire un pas en arrière, quand une teinte dans le bouleau, une odeur ou encore un objet la ramène à son enfance et ses souvenirs. Il ne faut pas oublier non plus les grandes manigances du chat des voisins qui sait si bien se fondre dans le boisé derrière la maison.

 

Je répétais souvent, lors des ateliers que j’ai donnés au Camp littéraire Félix, qu’un écrivain est avant tout un lecteur du monde qui l’entoure. Un curieux insatiable aussi des auteurs, ses contemporains surtout, pour comprendre leurs regards sur son époque. Je n’inventais rien, m’inspirant des propos du frère Marie-Victorin qui affirmait ceci : «On ne possède pas un territoire qu’on n’a pas nommé. On ne connaît pas un territoire dont on ne connaît pas le nom.» Dire, décrire, peindre dans une certaine mesure ce pays dans ce qu’il est. Les plantes omniprésentes, les arbres pour l’ombre, les chants du vent, les bouchées de verdure du printemps et les tellement beaux coloris d’automne; les oiseaux aussi qui surveillent nos jours et nos nuits, nous accompagnent parfois dans nos folles randonnées. Mettre le monde en mots, cet univers qui nous entoure avec les êtres courants, rampants, volants qui occupent tout l’espace. Tout cela pour être conscient de son environnement, de tout ce qui palpite et nous cerne, nous secoue et nous empêche de demeurer des touristes pendant toute notre existence. Nous passons si souvent dans nos petits pas, sans voir tout ce qui rend heureux, sans prendre la peine d’admirer la mésange qui s’accroche à la mangeoire ou encore, dans l’effervescence de l’été retrouvé, tout ce qui fleurit, pousse, éclate dans le boisé ou la cour arrière. Rita Lapierre-Otis nous apprend à ouvrir les yeux, à observer ce qui nous constitue.

 

«Je reviens à mon carnet d’atelier, ce grand album couvrant des sujets récurrents : le temps, les racines, l’identité, la nature du territoire, les arts visuels et l’environnement. Rassemblés, des écrits, notes, citations, croquis, dessins, collages qui font constater qu’on demeure profondément ce que l’on a été. Mais toujours de façons différentes.» (p.20)

 

Rita Lapierre-Otis est semblable au chat à l’affût de ce qui remue près de lui lors de ses expéditions quotidiennes. Je me suis déjà attardé à observer l’une de mes chattes dans l’univers qui s’étend autour de la maison, la suivant discrètement, m’arrêtant quand elle figeait, tentant de deviner ce qu’elle apercevait, ce qu’elle sentait et tout ce qui faisait bouger ses oreilles. Elle m’a permis d’être plus attentif aux froissements des feuilles, aux effluves qui flottent dans l’air en empruntant des chemins imprévisibles, les frémissements dans les herbes et peut-être aussi au bruit que fait une fleur de lilas en s’ouvrant. Une expédition qui m’a fait voir autrement le bouleau, les pivoines et les rhododendrons. Et l’appel du merle et de la corneille au loin, du chardonneret et de la tourterelle triste. Depuis, je réponds aux salutations des mésanges et aux visites des durbecs des sapins.

 

QUÊTE

 

Le quotidien de Rita Lapierre-Otis se fait quête où elle tente le plus souvent possible de «voir réellement» ce qui l'entoure et ce qui lui est si familier tout en restant inconnu. Les objets qui s’accumulent dans l’atelier et qui rappellent des moments d’enfance, l’époque où elle ouvrait les yeux et ses oreilles au monde. Des réminiscences aussi qui la suivent depuis toujours et qui font ce qu’elle est. Parce que nous sommes faits autant du passé, celui des parents et des ancêtres, que de nos propres aventures.

 

«C’est bien là, le mystère du temps. Mais inutile de vouloir suivre pas à pas les méandres de la mémoire. Et sait-on, avec le temps, ce qui a été rehaussé, enjolivé, idéalisé ou interprété? Par ailleurs, ces histoires mnémoniques ne procurent-elles pas à “la dame qui écrit”, une matière souple et un large champ d’interprétations dans ce désir profond de réinventer son monde?» (p.55)

 

C’est ainsi que j’ai accompagné «la femme qui regarde» pendant à peu près toute une année dans ses métamorphoses et ses surprises. Peu importe que ce soit pendant l’éclatement du printemps ou pendant l’effervescence enluminée de l’automne, Rita Lapierre-Otis s’efforce de demeurer attentive à toutes les petites choses qui nous suivent dans une journée. Le café matinal, une fleur qui s’ouvre dans sa couleur, les geais dans l’arbre, le chat en chasse, un livre qui traîne tout près avec une phrase qui la ralentit. Même quand la neige barbouille les cèdres et les épinettes du cran si souvent étonnant, elle est là, pleinement dans son regard. Toujours, malgré les humeurs du temps et les grâces du moment, il y a quelque chose à surprendre et à étudier pour l’artiste. 

Bien sûr, il faut apprendre à respirer et à être dans toutes les frontières de son corps, dans le présent, sans se laisser distraire pour lire tout ce qui se transforme dans son jardin, allant à petits pas dans la galaxie qui jouxte sa maison, reconnaissant et saluant les fleurs qui s’épanouissent dans des petits cris d’émerveillement certainement, que seule la poète parvient à enfermer dans un haïku. 

 

«douce odeur de forêt

   pin sylvestre sapin beaumier

   le goût d’un thé des bois» (p.60)

 

Il y a tant à découvrir. Les geais bleus si bavards et expressifs, les sittelles qui voient le monde à l’envers, les quiscales toujours un peu bruyants, les papillons, encore les perce-neige, et peut-être aussi un éclat de soleil dans les épinettes qui capte l’attention de l’artiste. Des moments de recueillement et d’apprentissage pour être tout droit dans son regard et son corps, dans l’instant même et pas ailleurs. 

 

APPRENDRE

 

Voir, respirer, écrire en retenant son souffle pour ne pas effaroucher le monde vivant, se sentir toute là, les pieds sur le sol chaud, devant une pivoine qui se courbe, épuisée par sa beauté. Et pour laisser monter en elle les marées du souvenir, les grandes vagues qui éclaboussent les rives des Îles-de-la-Madeleine d’où viennent ses ancêtres. Le son du violon de sa mère quand elle s’abandonnait à la tristesse, à la mélancolie et les mélodies qu’elle jouait, celles apprises avec patience dans une enfance qui se recroqueville dans un album de photos.

 

«échos d’hier

   dans l’aventure du carnet

   l’enfance en partage» (p.112)

 

Un carnet formidable que L’infini du regard, un hymne à la création, un chant qui porte la splendeur de tous les matins du monde. Rita Lapierre-Otis voit, sait puiser dans les mots des autres une expression, une image qu’elle scrute comme une pierre précieuse. Parce qu’elle écrit en prenant son temps, tout lentement, debout à la fenêtre, devant un univers qui n’arrête jamais de la captiver. Attentive, là, concentrée dans son regard, dans son sourire certainement au plus chaud du jour et parfois de la nuit. Et aussi pendant une escapade avec des amis pour se frotter à la beauté du fjord du Saguenay, un paragraphe d’un livre qui ne cesse de l’émerveiller et de la combler. La carnetière a l’art de nous présenter ces moments qui rendent plus conscients de notre aventure d’être. Un calepin où elle médite et nous transmet son bonheur du monde. Même quand tout semble aller un peu de travers, elle sait se relever devant le miracle d’un autre matin qui s’impose en enjambant la tête des arbres. Avec ici et là, un haïku, comme une tranche de temps, une toute petite aquarelle. Mille fois merci à cette écrivaine qui permet de nous évader dans les merveilles quotidiennes, de se perdre dans l’abîme du regard. 

 

LAPIERRE-OTIS RITA : L’infini du regard, Éditions L’instant même, Longueuil, 136 pages.


 https://instantmeme.com/livres/l-infini-du-regard/

 

 

jeudi 7 décembre 2023

FRÉDÉRICK LAVOIE SE QUESTIONNE

FRÉDÉRICK LAVOIE a reçu une bourse de la Fondation Aga Khan Canada pour effectuer une série de reportages portant sur le problème de l’eau au Bangladesh. Les experts prévoient, avec les changements climatiques, que ce pays situé au niveau de la mer presque pourrait perdre cinquante pour cent de ses terres avec la hausse du niveau de l’océan et provoquer un mouvement migratoire intense et rarement vu. Rendre compte de cette situation dans une société dont on ne possède pas la langue, n’est pas une tâche facile pour un journaliste même si Frédérick Lavoie a l’habitude des pays étrangers. On a connu son audace où, se fiant à son instinct et au hasard, il s’est retrouvé en prison dans l’ex-empire soviétique. Il a raconté cette expérience dans Allers simples, aventures journalistiques en Post-Soviétie. Cette fois, il a dû faire appel à un interprète, un «truchement» comme on disait à l’époque des coureurs des bois. Il le devait pour expliquer sa présence aux Bangladais qui se demandaient qui était cet étranger qui posait tant de questions. Lavoie a dû faire confiance totalement à cet interprète. Ça complique drôlement les choses. Et traduire, c’est souvent aussi un peu trahir. Le voilà donc dans ce vaste pays où l’on parle le bengali avec un horaire serré. Il croise des gens lors de ses déplacements, n’est pas trop certain qu’ils comprennent ses préoccupations et surtout s’ils lui disent toute la vérité. 


Le Bangladesh est un pays fragile qui se retrouve à la merci des changements climatiques avec la mousson qui crée des inondations de plus en plus importantes, noyant terres et villages, ravageant les récoltes et contaminant les puits. Des conditions de vie difficiles et il semble que les paysans et les pêcheurs, doivent toujours recommencer ce que la nature et les activités de certains humains prennent un malin plaisir à dévaster. 

 

«Et c’était tout le cœur de mon problème avec Dompter les eaux : je n’arrivais même pas à déterminer ce qui me permettrait de prétendre avoir été juste à l’égard de ces gens, et donc d’avoir été à la hauteur de mes principes. Leur univers m’était demeuré trop opaque pour que j’ose y plaquer mes interprétations avec une quelconque confiance.» (p.47)

 

Bien plus, le journaliste a l’impression que les hommes et les femmes avec qui il discute ne sont pas du tout intéressés par les sujets qu’il aborde. Cela crée un malaise chez le manieur de questions, on le comprend. Voilà donc de sérieuses difficultés de communications et la certitude qu’il passe trop vite dans les villages, ne consacre pas assez de temps à ses interlocuteurs pour leur rendre justice dans ses comptes rendus. Comment parler de la survie, du pays qui se défait et mute devant une crise planétaire pendant une escale de quelques heures tout au plus? Un danger qui touche tous les scribes, peu importe l’endroit où ils se trouvent. Tous doivent faire rapidement, résumer en quelques minutes pour un court récit à la radio ou à la télévision. Pas le temps de s’attarder, de réfléchir, de sentir les soucis des gens. 

Gros problème de conscience pour le journaliste. 

Le reporter, après un séjour trop bref dans un patelin, doit donner l’impression lors du compte rendu de tout savoir et de tout comprendre. Il y a là, certainement, une forme d’imposture sinon un malaise que j’ai maintes fois ressenti dans ce travail où il faut surprendre l’être vivant derrière l’événement. C’est peut-être aussi pourquoi j’ai toujours gardé un pied dans le récit et le roman pour arriver à cerner des sujets et des personnages. Encore cette terrible impression de rester à la surface quand on fait le métier de cueilleur de nouvelles et de peintre en humanité. 

 

PROBLÈMES

 

Bien sûr, Frédérick Lavoie a le sentiment de se comporter souvent en abeille butineuse, d’effleurer les conséquences des changements climatiques sur le quotidien des populations. Il y a aussi la pollution qu’il voit autour de lui, poussée à un point qui donne le vertige. Surtout celle provoquée par les tanneries qui souillent les rivières et empoisonnent tout ce qui y vit. Alors, que peuvent les pêcheurs devant un tel désastre? Et les produits utilisés dans ces entreprises sont extrêmement dangereux et néfastes pour les ouvriers. Conséquences de tout ça. L’eau de surface n’est plus propre à la consommation. 

Le gouvernement a fait creuser des puits artésiens, pour puiser l’eau plus profondément dans le sol. Tout semblait réglé dans un premier temps. Les paysans et la population avaient retrouvé de l’eau et certaines maladies, surtout infantiles, ont disparu presque. Et un peu plus tard, on a constaté que l’eau contenait de l’arsenic à un taux inquiétant, que cette eau si vitale était, encore une fois, un danger. Creuser plus profondément, s’enfoncer dans la nappe phréatique? Et en forant, est-ce que l’on contamine cette nappe d’eau si précieuse? Les autorités du Bangladesh font face à un problème insoluble, semble-t-il. 

 

«Selon les estimations, entre 20 et 77 millions de Bangladais-es et plusieurs millions de personnes au Bengale-Occidental risquaient une mort prématurée en raison de cet empoisonnement à l’arsenic, appelé arsenicose.» (p.95)

 

Frédérick Lavoie, avec son guide et son interprète, se rendent dans les îles, croisent des gens, posent des questions, reçoivent des réponses et le journaliste écrit des reportages pour Le Devoir entre autres, mais il reste sur sa faim, a toujours l’impression de passer comme une bourrasque qui se calme tout de suite après une dernière salutation. Il n’en a pas fini avec le Bangladesh, ce pays où les problèmes de la planète semblent converger. 

Il veut avant tout raconter ces hommes et ces femmes, les entendre pour de vrai, comprendre leurs propos et montrer ce qu’ils sont dans leur vie de tous les jours. Mais comment parler de ces gens sans les trahir, sans en faire une sorte de caricature bien involontairement quand on soulève de la poussière dans un village qui retombe trop rapidement?

 

«Les inspirations qui m’ont aidé à me sortir de mes impasses sont multiples. Elles me sont arrivées de domaines variés, de la philosophie à l’éthologie, en passant par la science-fiction, la poésie, la psychologie ou encore la traductologie. C’est cependant dans les débats qui ont cours en anthropologie que j’ai trouvé le plus naturellement matière à réflexion. Cela n’est pas tout à fait surprenant, compte tenu de la parenté entre cette discipline et le journalisme, et particulièrement le journalisme international.» (p.284)

 

Chose certaine, un tel travail n’est jamais facile. Comment rencontrer l’autre, écouter, regarder et surtout montrer ce qu’il est dans son quotidien? Avec la barrière de la langue, c’est encore plus difficile. Le pire ennemi du journaliste est le temps. Il doit courir, toujours, aller rapidement, et c’est souvent pourquoi les reporteurs restent à la surface. Même que maintenant, on leur demande d’être des voyants et de prévoir ce qui peut se produire. Ce qui est tout à fait contraire à cette profession.

Troubler les eaux est un livre franc, honnête d’un journaliste qui se questionne et qui veut entrer en contact avec son lecteur, avec les gens qu’il rencontre dans ses enquêtes pour rendre compte de leurs grandes et petites misères. Rien n’est jamais sûr dans ce travail étrange où l’on devient pêcheur qui jette sa ligne à l’eau et qui attend que le poisson vienne à lui. Pour cela, il faut de la patience et un certain savoir-faire. Parfois, la pêche sera bonne et souvent, le journaliste revient avec les mains à peu près vides. Et ce métier veut que l’on relate quelque chose quand même, toujours. J’ai passé ma vie de journaliste à me questionner et à tenter de trouver des manières d’entrer en contact avec les gens pour les dire le mieux possible. Même raconter un événement, un spectacle, une conférence, demande une terrible attention et aussi une capacité à saisir et traduire ce que l’on entend. Les récits Le tour du lac en 21 jours et Le bonheur est dans le fjord, répondent à cette nécessité. Cela m’a permis de reprendre tout ça dans une fiction : Le voyage d’Ulysse.

J’ai aimé le questionnement de Frédérick Lavoie, mais une petite chose m’a dérangé dans cette quête du journaliste qui tente de trouver une forme de certitude. L’utilisation de l’écriture inclusive m’a empêché de savourer pleinement sa pensée. Pourquoi employer un tel langage? Un idiome qui veut personnifier tout le monde finit par ne représenter personne. Qui peut prétendre englober tous les humains? Les celleux et les toustes ne font pas partie du vocabulaire des journalistes, pas encore du moins, je l’espère. Une autre matière à réflexion pour Frédérick Lavoie. Je pense, sincèrement, que ce n’est pas très heureux malgré les bonnes intentions de l’auteur, je n’en doute pas. 

 

LAVOIE FRÉDÉRICK : Troubler les eaux, Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 360 pages. 

https://lapeuplade.com/archives/livres/troubler-les-eaux

jeudi 30 novembre 2023

STANLEY PÉAN SE FAIT GUIDE D’AVENTURES

VOILÀ UN RECUEIL de nouvelles qui nous sort des repères que nous avons l’habitude de suivre. Stanley Péan et Jean-Michel Girard ont eu la bonne idée de jumeler illustrations et écriture dans Cartes postales d’outre-monde. Girard a créé trente-cinq planches, s'inspirant de celles que l’on retrouvait dans les fanzines où j’ai lu les aventures de Dick Tracy, le détective qui n’avait rien à envier à Hercule Poirot, Tarzan aussi, et le Fantôme. Des photos sépia, marquées par le temps, la couleur d’une époque en allée. Comment ne pas ressentir une certaine nostalgie en se penchant devant ces images? Vingt-trois des illustrations, des créations originales et uniques de Jean-Michel Girard, s’attardent à des femmes et les douze autres à des hommes, souvent des Noirs. Toujours des décors un peu flous, inquiétants et propices à faire galoper l’imagination fertile de Péan qui se plaît à nous entraîner dans son monde particulier. Le défi pour l’auteur était d’écrire de courtes nouvelles, à partir du personnage, du milieu représenté et de l’action que suggère la scène. Parce qu’il y a un scénario dans ces illustrations. Tout y passe ou presque. Il y en a pour tous les goûts.

 

Cette idée fort originale m’a happé dès la première image. Je me suis rapidement amusé à inventer une histoire face à cette femme bien mise, triste, qui tient la pose, perdue dans ses pensées, un peu boudeuse aussi et qui semble attendre que quelqu’un la secoue. La bouteille d’alcool tout près devient particulièrement importante, avec la couronne de Noël au mur. Sommes-nous devant la trahison d’un amoureux, la mort d’un proche, quelqu’un d’invisible qui tente de lui faire entendre raison? Un simple caprice d’une bourgeoise assuré de son quotidien. 

Comment savoir?

Je me suis jeté un peu partout avant de me pencher sur le texte de Péan. Oui, il avait remarqué des choses, les mêmes que moi, mais jamais je n’ai jonglé avec ce qu’il a fait dans son récit. Tout cela pour voir
comment nos imaginaires réagissent devant des scènes ou scénarios possibles. Un exercice qui m’a révélé, ce que je pensais déjà, que pas un auteur n’emprunte un même chemin malgré le point de départ. Je ne vous assommerai pas avec toutes les péripéties que j’ai rédigées dans ma tête, mais je me suis fort amusé. Ça m’a permis de belles trouvailles, et qu’il y a autant de récits et d’aventures qu’il y a d’écrivains. Oui, il y a des dizaines de lectures possibles dans une nouvelle.

 

«Jean-Michel s’était inspiré du style de Norman Rockwell, ainsi que de celui des artistes dont les œuvres ornaient les couvertures des pulp magazines d’antan, ces publications américaines et italiennes de littérature populaire où fleurirent des fictions allant de la romance à l’épouvante, en passant par les enquêtes criminelles, les histoires de science-fiction ou d’épopée fantastique.» (p.9)

 

J’ai retrouvé l’univers de Stanley Péan, malgré les contraintes, sa fascination pour l’étrange, une certaine forme de rites occultes, les bars inquiétants et enfumés, avec, c’est une obligation, le jazz un peu langoureux qui berce les clients qui boivent trop ou pas assez, c’est selon, grillent une cigarette, tout en prêtant l’oreille à la voix d’une chanteuse qui se déhanche ou encore à un instrumentiste qui se concentre sur son morceau de saxophone. Bien sûr, le piano est là, toujours, omniprésent, menant la marche en éparpillant ses gouttes de musique entre les mouvements. 

Une belle façon de s’aventurer dans le territoire de Péan qui se veut, la plupart du temps, urbain. Il aime s’attarder dans un quartier populaire avec les coins sombres, plutôt mal odorants et des culs-de-sac où tout peut arriver. Jean-Michel Girard l'a bien servi sous cet aspect.

 

MONDE

 

Des textes inédits, sauf cette fabuleuse histoire qu’est Plus bleu que le blues où il met en scène une chanteuse blanche, Lorrie, et un musicien noir, Lester «Sweet Lips» Washington. Un amour fou, torride, qui bouscule le corps et l’âme et nous plonge dans le racisme qui marque la société étasunienne, cette plaie qui fait une tache indélébile sur le passé de nos voisins du Sud. Des passions interdites et une fin horrible. Cette nouvelle a paru dans Lettres québécoises à l’été 2023.

Stanley Péan n’avait guère le choix. Les illustrations sont suggestives et indiquent une direction qu’il est impossible de négliger. Girard l’a entraîné dans une Amérique qui sort à peine des turbulences économiques des années 1930. Les bars clandestins se multiplient, là où la musique de jazz fleurit, celle de Billie Holiday ou de Lester Young. La fumée des cigarettes rend l’air irrespirable, l’alcool coule à flots. Les truands se tiennent un peu en retrait tout en ayant l’œil sur la clientèle. La vie, le plaisir, l’enivrement de tous les sens, mais aussi une violence omniprésente, le racisme et des règlements de compte dans les ruelles. 

J’ai retrouvé tout ça dans les textes de Stanley Péan. Parce que l’œuvre de cet écrivain et amateur de jazz ne cesse de nous surprendre et de nous entraîner dans ce monde où la musique devient un personnage qui dicte tous les comportements des protagonistes, comme s’ils faisaient tous partie d’un grand orchestre.

 

EXPLORATION

 

Voilà une belle manière d’explorer des territoires que l’on délaisserait autrement et de décrire des travers humains, mais aussi les côtés plus lumineux des passionnés qui cherchent à échapper à un environnement étouffant. 

Les femmes de ces nouvelles sont souvent des chanteuses seules. Il y a parfois un enfant dans leur quotidien et les mâles se sont éloignés comme des abeilles butineuses. Elles expérimentent de modestes succès sur la scène et après avoir rêvé de gloire et de richesse, elles se prostituent pour survivre et nourrir leur progéniture. Bien sûr que tout ça ne peut que mal finir. 

Que d’instants formidables dans cette suite de tableaux, de véritables condensés de vie! Je pense à Solo qui nous permet de revoir le personnage de Lester «Sweet Lips» Washington de la nouvelle Plus bleu que le blues. Il se retrouve dans une maison de gens âgés, perdu, vivant des moments lumineux quand il reprend son harmonica pour étonner tout le monde. 

 

«Malgré l’absurdité de la situation, leur nouveau collègue la fascinait et l’attendrissait. En dépit de son imperméabilité à tout ce que jouaient Tristan et elle, l’harmoniciste faisait preuve d’une ahurissante virtuosité. Sans rapport avec les sélections du duo, ses improvisations témoignaient d’une maîtrise absolue de son instrument et d’une évidente capacité de s’y investir corps et âme, de traduire en musique souvenirs et sentiments profondément enfouis en son for intérieur.» (p.232)

 

Une nouvelle forte qui permet à Stanley Péan de démontrer que le temps efface tout, même des moments que l’on pensait gravés dans la pierre de granite. 

Un recueil étonnant, celui d’un virtuose qui ne se laisse jamais démonter par l’atmosphère, le public ou encore les imprévus. Toujours, il nous plonge dans l’action et nous entraîne dans un monde qui est bien le sien malgré les balises.  

Je signale également un récit magnifique d’espoir, d’amour et de terribles déceptions. Au-delà des montagnes est un petit bijou. L’illustration fait la page couverture et révèle un peu tout. Le désir d’échapper à son destin, de connaître la grande aventure, peut-être aussi une autre vie. Péan s’y surpasse et nous fait glisser dans l’attente et la confiance qui s’amenuise peu à peu. 

 

«Elle avait passé le plus clair de son enfance à ne pas trop savoir qui elle était vraiment, à quelle communauté elle s’identifiait. Sa défunte mère, une Philippine tout juste sortie de l’adolescence, travaillait comme femme de ménage au domicile d’un riche magnat de l’industrie de la construction, dont elle avait eu à subir les agressions coutumières jusqu’au jour où il l’avait licenciée en apprenant la nouvelle de sa grossesse. Rejetée par sa propre famille, sa maman avait trouvé du réconfort dans les bras de celui que Josie appellerait son papa toute sa vie durant, tout en sachant qu’i n’était pas son géniteur.» (p.165)

 

Il faut souligner le travail de Mains libres, la facture de ce recueil de nouvelles. Papier glacé, belles planches mises en évidence, soignées, particulièrement, avec l’écrit enluminé qui sort du travail ordinaire d’un éditeur. Vraiment un magnifique ouvrage. Tout cela pour donner autant d’importance aux illustrations qu’au texte, pour établir le lien entre Péan et Girard. Que demander de plus?

 

PÉAN STANLEYCartes postales d’outre-monde, Éditions Mains Libres, Montréal, 266 pages.

https://editionsmainslibres.com/livres/stanley-pean/cartes-postales-d_outre-monde.html