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vendredi 22 novembre 2024

PEUT-ON AVOIR PLUSIEURS VIES À LA FOIS

BULLES DE FANTAISIE de Sophie Bouchard nous plonge dans la vie de trois femmes qui se retrouvent dans des situations particulières avec leurs conjoints. Un roman qui m’a laissé perplexe d’abord, comme si je n’arrivais pas à saisir les intentions de l’auteure. Et puis, page 188, un extrait m’a éclairé. Oui, je suis lent, et têtu aussi. Je n’abandonne pas un livre facilement, surtout pas après quelques lignes. Un écrivain a droit à une vraie lecture, jusqu’à la dernière phrase, même quand le sujet m’ennuie ou que le ton, le rythme, la musique du texte montrent des ratés. Laura, Alice et Mireille sont des femmes libres, sûres d’elles qui veulent explorer toutes les dimensions de leur être. Si on a eu des mâles qui rêvaient de fuites et de routes qui ne mènent nulle part, il y a maintenant la trinité de madame Bouchard, qui vit des aventures palpitantes et tente d’échapper à la monotonie du quotidien.

 

Il y a des indices, bien sûr, mais je n’ai pas été assez attentif, faut croire, en lisant Bulles de fantaisie, cherchant trop peut-être à appréhender dans quoi je me risquais. Quand on sait que Laura, Alice et Mireille sont une seule et même femme, qu’elle a des existences parallèles avec Grégoire, David et Mathieu, tout devient limpide. 

Sophie Bouchard a réussi l’exploit de me mettre dans la peau du conjoint qui tente de voir clair avec celle qu’il aime et qui est prêt à tout lui pardonner. Je sentais que des choses clochaient, mais comment poser le doigt sur un malaise ou un soupçon? Grégoire est le premier à chercher à comprendre ce qu’il vit avec Alice. Faut dire que Jules, le petit garçon, lui pousse dans le dos. 

Bon, cette femme est tour à tour Mireille l’enjôleuse, Alice, la mère de Jules, dont elle s’occupe plus ou moins, et Laura, qui va et vient dans sa quête d’absolu. La forme du roman aussi est non conventionnelle et colle à cet éclatement, passant d’un personnage à l’autre. Six narrateurs en plus de quelques psychologues qui interviennent ici et là. Oui, tout le monde est en thérapie dans cette aventure, pour démêler des fils qui s’embrouillent et deviennent un nœud impossible à défaire.

 

«Quand j’ai une rage d’amour, j’mords. J’essaie de contrôler ma force. C’est tough. On dirait que j’veux dévorer l’autre d’amour. Lui manger la tête. J’aime le sexe, beaucoup, mais ça vient juste si on s’retrouve dans notre zone. J’ai besoin d’amour. Avec des mots, des gestes, avec tendresse, du smooth. Je suis facile à décoller, pas besoin d’jeter une canisse de gaz dans l’feu.» (p.47) (Mathieu à Laura)

 

Les trois hommes sont des pions dans la vie de cette femme multiple et toujours insatisfaite. Bien sûr, il y a plusieurs «je» en nous, des aspects que nous masquons selon les lieux et nos agissements en société. C’est connu. Des figures célèbres ont décidé de changer de peau et de se doter d’une nouvelle identité. Le «je est un autre» de Rimbaud, c’est du sérieux pour plusieurs. Je pense à Grey Owl, cet Anglais qui s’est fait passer pour un Ojibwé. Il était plus vrai que le plus pur autochtone et est devenu écrivain et conférencier. Il est le père de l’écologie moderne en quelque sorte. Et Buffy Sainte-Marie. On la croyait Crie de l’Ouest canadien jusqu’à ce que l’on sache qu’elle était une Américaine, née à Boston. La question se pose : que seraient-ils advenus s’ils étaient demeurés bien sagement dans leur identité première? Je pense que l’imposture leur a permis de faire de grandes choses et de se dépasser.

 

«C’est un phénomène peu documenté, il n’est pas encore répertorié dans le dictionnaire de la santé mentale. J’ai tenté de faire plus de recherches, mais j’arrive toujours sur les définitions de concept de fantasme. Qui par définition signifie la production de l’imaginaire par laquelle le moi cherche à échapper à l’emprise de la réalité. L’art d’inventer, de fuir par autre chose, de se divertir avec un monde construit de toutes pièces. Ce que je nomme bulles de fantaisie, ce sont ces espaces où une personne se permet consciemment de vivre d’autres existences que la sienne virtuellement et de la transformer physiquement pour finir par croire que ces vies sont toutes aussi légitimes que la première.» (p.188)

 

Sophie Bouchard met le doigt sur ce trouble psychique, tente de voir ce qui pousse cette femme à vivre des vies différentes.

 

PERSONNAGES

 


C’est fascinant de penser que l’on peut se glisser dans la peau d’un autre et s’aventurer dans des existences parallèles pendant des années, garder tous ces liens amoureux malgré les heurts et les différends. Ce n’est pas un jeu, encore moins une comédienne qui incarne un rôle ici. Chacune (Laura, Mireille et Alice) touche une facette du personnage. (Je suis incapable de lui accoler un prénom, parce que je ne sais pas qui est la vraie.) Elle est Laura, Mireille ou Alice selon les moments et les lieux. Bien oui! Un romancier et une romancière sont ce genre de faussaire qui se glisse dans la peau de leurs personnages et qui se permettent toutes les identités, de changer de sexe même.

 

«T’avais peur de devenir un personnage. T’avais peur que notre histoire finisse en livre avec un message superficiel en dédicace. À Rolande, une histoire d’adultère riche en émotions. Bonne lecture! T’avais peur que notre rencontre céleste ne devienne qu’une vulgaire histoire fade, parce que tu t’doutais bien que ça pouvait pas faire autrement.» (p.158) (David à Mireille)

 

Pas facile d’être plusieurs sans semer des doutes et des soupçons. David, Mathieu et Grégoire finissent par comprendre la singularité de leur quotidien. Leur vie claudique et des lézardes apparaissent peut-être parce que leur amoureuse s’affirme plus et prend tous les risques. La bulle crève et la réalité éclabousse tout le monde. 

 

REFLET

 

Le roman de Sophie Bouchard intrigue, dérange, nous pousse dans des zones grises et des problèmes de comportement. Nous n’aimons pas les incertitudes, les faux-fuyants et l’incompréhension. Nous avons la prétention de nous ancrer dans nos réalités et de regarder l’avenir sans un battement de paupière, malgré toutes nos contradictions et nos manques.

 

«C’qu’on a vécu depuis cinq ans est réel, sauf qu’il y a une grande partie de ta blonde qui est déformée ou qui n’est pour toi qu’illusion et mirage. J’ai une famille. Ça te fesse. J’te comprends. Avant d’me sentir comme un poisson dans l’eau dans ces histoires interposées, parfois, j’arrivais plus à distinguer le vrai du faux. Je manquais d’air ou un battement de cœur tellement j’avais peur de me vendre. Jules me ramenait à moi. Grégoire, devant mon échec. Toi, devant la porte ouverte qui me permettait de tout r’faire. Pas d’limites… et j’suis allée plus loin. Jusqu’à David.» (p.189) (Laura à Mathieu)

 

Il faut bien l’avouer, nous ne sommes jamais tout à fait les mêmes dans l’intimité, au travail ou pendant les vacances où l’on oublie les contraintes. On joue toujours un certain rôle selon les circonstances et les moments de la vie, dans sa famille, avec les collègues ou encore dans les rencontres sociales. Tous, nous sommes un peu un autre quelque part dans nos vies. 

Je ne serai jamais seulement ce «je unique» que je décris dans mes fictions. Il y a le conteur, le journaliste, le rêveur, le sportif, et tous ceux que j’aurais pu devenir : travailleur forestier, anachorète, moine qui caresse le silence dans un ermitage, ou encore prisonnier condamné à lire tous les livres. En fait, Sophie Bouchard nous place devant un miroir et nous force à nous demander qui nous sommes quand les masques tombent. 

 

INTENSITÉ

 

La fin de ce roman est particulièrement perturbante, quand le père retrouve sa fille, lorsqu’elle n’est plus personne, qu’elle est toute seule avec elle. 

 

«Au lieu d’me cacher dans mes bulles de fantaisie, j’me suis construit une coupole de protection autour du corps en entier. Pour rentrer, ça va prendre un mot de passe. Tasser les émotions, pas d’peine, pas d’joie pas d’colère, pas d’passion, juste la paix. Je gérerai c’que j’ressens plus tard. Ça va être ça mon moratoire, penser à moi, tasser le reste.» (p.262) (Laura, Alice et Mireille)

 

Comment ne pas compatir avec cette mégalomane qui s’accroche à ses identités pour ne pas couler? Je me répète, ce roman est une thérapie où tous les personnages interviennent les uns après les autres pour cerner leurs émotions, leurs doutes, leurs peurs et leurs rancunes, leurs soupçons aussi et leurs propres mensonges. Le lecteur ne peut qu’emprunter la voie et se regarder dans une glace en se demandant qui il est et qui il aimerait être. Tous, je crois, avons une petite «bulle de fantaisie» dans un coin de la tête et Sophie Bouchard nous permet d’en rêver, malgré tous les dangers.

 

BOUCHARD SOPHIE : Bulles de fantaisie, XYZ Éditeur, Montréal, 272 pages. 

https://editionsxyz.com/livre/bulles-de-fantaisie/ 

vendredi 1 octobre 2010

Les amours impossibles de Sophie Bouchard

Sophie Bouchard récidive avec un roman d’amour et de désespérance, deux ans après la parution de « Cookie ».
L’univers marin est plus présent que jamais dans « Les bouteilles ». La mer devient un personnage qui rythme les jours et les nuits, tord les êtres dans leur solitude. Un univers de fureur et de silence.
Il faut un temps cependant pour découvrir le drame de Cyril qui s’est exilé sur un piton rocheux au milieu du grand fleuve. Depuis des années, il vit en marge des humains.
« Je vis dans un enfer, un phare entouré d’eau. Pas de terre à des kilomètres. » (p. 11)
Tout change avec l’arrivée de Frida et Clovis, un couple que l’isolement défait rapidement. Elle est rêveuse, aimante et sensuelle. Lui devient muet et indifférent, ne rêvant que d’automatiser le phare et d’en chasser les humains.
« Clovis ne s’arrête pas à écouter cette substance tangible et figée dans les longs silences de son amoureuse. Il justifie son caractère discret en la décrivant comme une personne sereine. En paix. Il ne voit pas ses yeux toujours humides. Un regard qui désire s’accrocher à une parcelle de terre cachée derrière la brume. Les vagues. Les jours où la silhouette de son village apparaît dans les montagnes, Frida se dénoue. Sa tête se remplit d’odeurs connues et rassurantes. Elle transpire la libération. Elle habite son corps. » (p. 17)
Le couple est désarçonné par les vents, les brouillards et les marées. Il n’y a qu’Armand, le commissionnaire, pour apporter un moment de répit. Le passeur s’amuse de la fureur des eaux avec ses provisions de mots.

Défaite

Le lecteur comprend peu à peu que Cyril est allé au Sénégal avec Rosée. Un séjour qui a failli le tuer. La misère, l’exploitation, les « boat people » qui prennent la mer, les corps roulés par les vagues à chaque matin, il n’en pouvait plus.
« Il quittait le confort d’un pays dévasté. Jardiniers. Cuisiniers. Gardiens de nuit. Ménagères. Une qui lavait les vêtements. L’autre qui époussetait les meubles. Une autre pour les carreaux et les planchers. Encore une pour balayer la cour. Rosée et Cyril avaient goûté à la richesse et leur maison se gérait comme une entreprise. Des employés à payer. Ils ne savaient plus que faire de leurs dix doigts. Ils engageaient les voisins pour qu’ils puissent se sortir la tête de l’eau et nourrir leurs familles nombreuses. Rosée adorait cette fourmilière, cette maison toujours pleine. Cyril culpabilisait et participait aux tâches quotidiennes. »  (p.105)            
Il est rentré. Rosée est restée. Après des années, elle lance des appels à son amoureux. Elle coule, elle meurt. Cyril tarde à répondre.
La mer amplifie les tensions. La tempête se déchaîne. Des vagues comme on en voit seulement dans les romans. Le phare est détruit. Clovis est emporté par une vague. Cyril et Frida retrouvent la côte. Ils sont devenus des naufragés qui tentent de colmater leur vie. Elle va au Sénégal et lui arrive trop tard. Rosée s’est jetée à la mer. Peut-être que c’est elle qui est venue buter contre le pic rocheux dans sa folle désespérance. Frida et Cyril ne peuvent qu’être une présence à l’autre après tout ce qu’ils ont vécu. C’est ce qu’ils peuvent après les tempêtes de l’amour.
L’aide au pays en voie de développement est questionné, le déséquilibre planétaire, la répartition des richesses, les iniquités et l’exploitation. Sophie Bouchard questionne des façons de vivre. La planète est en danger et si plusieurs lancent des bouteilles à la mer, ils ne reçoivent des réponses que rarement.
Une écriture haletante, épousant les vagues qui butent contre le phare et imposent la cadence. Comme dans « Cookie », les relations amoureuses s’avèrent impossibles. Chacun s’enferme dans son soi et n’arrive pas à s’ouvrir à l’autre. Il est toujours trop tard quand l’un pose un geste ou répond à l’appel de détresse. Une vision pessimiste ? Peut-être mais combien riche. On le sait, les grandes histoires d’amour finissent mal. Un roman enlevant, dense et particulièrement fascinant.

« Les bouteilles » de Sophie Bouchard est publié aux Éditions La Peuplade.

jeudi 11 décembre 2008

Sophie Bouchard présente sa Cookie

Les formations politiques ne cesse de vouloir aider les familles au Québec. Il est question du nombre de places en garderie, des médecins de famille et de certaines allocations. Tous esquissent des généralités, laissant croire que la famille est encore un triangle constitué d’une mère, d’un père et des enfants.
Ce noyau a bien changé depuis la Révolution tranquille. Présentement, une union sur deux se termine par une séparation. Les enfants deviennent des nomades quand ils ne se contentent pas d’un seul parent. Ces réalités sont peu évoquées dans les programmes électoraux ou dans les informations où la bourse joue aux montagnes russes.

Jeunes écrivaines

Chez les jeunes écrivaines, les relations entre les hommes et les femmes prennent des teintes particulières. Deux parutions récentes illustrent bien le propos. «Cookie» de Sophie Bouchard et «Journal intime d’une pute conforme» d’Anick Fortin. Dans ce dernier cas, oublions le titre de mauvais goût.
Chez ces romancières, deux femmes dans la vingtaine cherchent à faire un bout de chemin avec un compagnon, un amant et un ami. Les mâles veulent bien d’un corps à corps d’une nuit, mais quand il est question de s’aventurer dans le quotidien, c’est autre chose. Après les secousses épidermiques, les hommes s’enfuient. Tout est toujours à recommencer.
Cookie a du cran, tient des statistiques et garde un œil sur l’espoir. Elle est coriace, pleine d’humour et de verve. Par dépit, elle imagine une vie sur une île, à la manière d’une Crusoé des temps modernes. Pas besoin de chercher si loin! Beaucoup d’hommes et de femmes vivent en ermite dans «l’île de leur appartement» sans beaucoup de contacts avec les autres.
Les hommes se succèdent sans que Cookie ne puisse en retenir un. Tout comme la Laurie d’Anick Fortin. Les deux guérissent d’une relation qui a duré un temps et s’est étiolée. Impossibilité d’établir quoi que ce soit de durable, de vrai et de solide chez ces romancières.
Cette instabilité pousse Cookie et Laurie vers l’alcool, des excès dont elles ne sont guère fières. Les deux abordent franchement leur sexualité, leurs désirs et ne renoncent pas à une certaine forme de romantisme et de tendresse. On peut aussi se tourner vers Stéfani Meunier qui a fait des relations de couple le sujet de ses romans.

Manière de vivre

Pourquoi la vie à deux est-elle devenue impossible? Est-ce notre manière de vivre, notre obsession de la consommation et de la performance qui déteint sur la vie amoureuse? Est-ce la disparition des balises qui faisaient, il n’y a pas si longtemps, que les couples se formaient pour le meilleur et le pire. Ou est-ce qu’on refuse les efforts qui sauvent le couple? Un différend, une contradiction, et adieu la vie à deux. Cela crée des univers étranges et schizophréniques. Bien sûr, la possibilité d’avoir un enfant dans un tel contexte est une utopie. Laurie se retrouve enceinte, mais l’action romanesque fera en sorte que l’enfant ne sera jamais là. 
Et pour explorer l’envers de «Cookie» et du «Journal intime d’une pute conforme», décidément ce titre ne me revient pas, il faut se tourner vers le roman de Fred Dompierre «Presque 39 ans, bientôt 100 ans». Ce récit décrit un homme instable et incapable de s’attarder auprès d’une femme. Après les grands titillements des premiers jours, il cherche par tous les moyens à décevoir la femme de sa vie. Il nage dans l’alcool et son cynisme est désespérant. Est-ce là l’homme que Cookie et Laurie veulent séduire?
Si Jack Kerouac et Henry Miller ont fait fantasmer bien des hommes de ma génération, il semble que les fils et les petits-fils ont peu changé. Ils sont toujours allergiques aux responsabilités et au couple. Le nouveau vient de ces jeunes écrivaines qui bousculent et questionnent cette réalité dans un langage particulièrement cru et senti.

«Journal intime d’une pute conforme» d’Anick Fortin est paru aux Éditions Trois-Pistoles et «Cookie» de Sophie Bouchard a été publié à La Peuplade. « Presque 39 ans, bientôt 100 ans» de Fred Dompierre est édité par les Éditions du Boréal.