Anita
est juive et a connu les camps nazis. Les prisonniers et les prisonnières y étaient
numérotés comme du bétail. Elle était alors une jeune femme à peine sortie de
l’enfance. Après sa libération, elle migre à Montréal avec son père. Voilà qui
explique le titre un peu étrange du dernier ouvrage de Claude Jasmin, Anita, une fille numérotée. On retrouve la
verve habituelle de cet écrivain, son art de raconter en bondissant un peu
partout. Une histoire d’amour qui sort des sentiers battus. À toutes les fois
qu’il est question de Claude Jasmin, je pense à cette rencontre au Salon du
livre de Québec. Je venais de publier Souffleur
de mots aux Éditions Trois-Pistoles. Je m’étais retrouvé, le temps d’une
séance de signatures, coincé entre lui et Jean-Claude Germain. Inutile de dire
que je n’avais pas eu la chance de placer un mot ni de rencontrer un lecteur.
Claude
Jasmin, depuis un certain temps, prend plaisir à raconter ses aventures de
jeunesse, à esquisser le profil de personnages qu’il a côtoyés. Cela nous a
donné Chinoiseries et Papamadi, des textes fort sympathiques. Il
semble qu’avec le temps, l’attrait de l’enfance devient irrésistible. Beaucoup
d’écrivains empruntent la route de l’autobiographie, d’autres celle du récit.
Nous
voici dans les années cinquante. Le jeune homme ne peut continuer son cours
classique. Échec en mathématiques. Son père lui trouve une place à l’École du
meuble où il pourra devenir céramiste.
Refus global
Le
milieu est en effervescence. Borduas vient à peine de publier le Refus global et il a été mis à la porte
de l’établissement. Il garde ses partisans et aussi ses dénigreurs sont
virulents. Une période folle de questionnements, de découvertes et d’idées qui
peuvent affoler des parents catholiques. Surtout son père, un «mangeux de
balustre» comme dit l’auteur.
«Refus global a osé proclamer un
anticléricalisme violent. Borduas a été aussitôt mis à l’Index et interdit
d’enseignement. Père de famille, il s’est retrouvé chômeur. Pour nous, c’est un
scandale! On n’en revient pas, mais mon père décrète: «Notre chef Duplessis a
fait ce qu’il fallait. Pas de place pour les athées. Je suis content. Tu as
échappé à l’emprise d’un suppôt de Satan. Concentre-toi sur la poterie, tout le
monde a besoin de vaisselle.» (p.69)
S’emmouracher
d’une juive n’arrange pas les choses. Cette fille étrange traîne de la
nourriture dans son sac et mange sans arrêt. Les parents du jeune garçon sont
dans tous leurs états.
«Ces
gens-là nous arrivent d’un monde à l’opposé du nôtre! Ces immigrants-là, ça
débarque de loin, de creux, de pays lointains, du fin fond de l’Europe. Ils ont
des accoutumances et des cérémonies bizarres qu’on peut pas comprendre, ça fait
qu’un gars normal peut pas rentrer dans ces familles-là, on peut pas
s’accoutumer à leurs simagrées, comme qu’on pourrait dire… Et ça serait une sorte
de sacrilège, contraire à notre sainte foi catholique romaine. On risque
l’excommunication «ad vutam étermam!». (p.26)
On
croirait entendre Jean Tremblay, le maire de Saguenay, dans l’une de ses
envolées édifiantes.
Appréciation
Heureusement,
l’auteur oublie un peu son histoire d’amour qui s’essouffle pour nous parler de
l’École du meuble, des enseignants et de ses découvertes artistiques; de ses
incursions au théâtre. Les grandes vedettes françaises comme Louis Jouvet et
Gérard Philipe viennent à Montréal et il ne rate aucune représentation. Il croise
des gens qui deviendront des personnages importants.
«Les
yeux fermés, sa mâchoire remue sans cesse, me faisant penser à ce jeune corbeau
dépeigné, Miron, un poète que l’ami Gréco nous a présenté l’autre midi. Une
sorte de paysan volubile qui jouait de l’harmonica ou carré Saint-Louis.»
(p.45)
Jasmin
se laisse porter par la mouvance qui secoue Montréal et le Québec alors. Des
questionnements, des virages qui nous poussent vers la modernité qui attend bien
sagement son heure.
Une
belle histoire d’amour, une fille brisée par l’horreur des camps nazis. Elle
n’en parle guère, mais elle a vu mourir des gens, disparaître de grands pans de
sa famille, sa mère surtout. Le jeune Jasmin est peu conscient de cette réalité
bien lointaine.
Préjugés
Le
jeune homme, malgré sa bonne volonté, sera victime de préjugés. Il abandonne la
belle Anita, incapable d’oublier «certaines révélations». Jasmin se rendra
compte trop tard qu’il a été victime de calomnies et de ses préjugés. Une
lâcheté qui le hantera toute sa vie.
L’écrivain
décrit une société qui hésite entre la tradition et la modernité, un milieu
artistique en effervescence, avec force détails. C’est précieux. Il brosse un
portrait, encore une fois, du Montréal de l’époque avec une justesse et un
enthousiasme contagieux.
Anita,
une fille numérotée de Claude
Jasmin est paru chez XYZ Éditeur.