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mardi 5 juin 2018

LOUIS-PHILIPPE HÉBERT ME HANTE

LOUIS-PHILIPPE HÉBERT surprend avec ce roman au titre un peu étrange : Le spectacle de la mort. Un écrivain se retrouve en Roumanie, à l’invitation d’un groupe littéraire, pour rencontrer des lecteurs et donner une conférence, parler de sa carrière et de ses publications. Il séjourne dans un hôtel un peu singulier, entouré d’un personnel indifférent à toutes les exigences des clients. Tous font la sourde oreille à ses demandes, particulièrement la femme de chambre qui le fuit et refuse de changer les draps. Elle le prend pour un zburator, un démon ou un revenant, un homme très beau qui visitait les jeunes filles pendant la nuit selon la légende.

Je n’ai pu m’empêcher de penser à Kafka, particulièrement à La Métamorphose où Gregor Samsa se retrouve confiné à sa chambre après être devenu un insecte. La mutation physique et psychologique pousse Gregor vers la mort la plus discrète, la plus effacée qui soit, celle des insectes. La nouvelle de Kafka divise les spécialistes et personne ne s’entend sur le sens de ce texte. C’est peut-être le propre des grands écrits de ne jamais se laisser cerner ou enfermer dans une logique interprétative. Les grands textes littéraires sont toujours des œuvres qui ne cessent de muter et de prendre d’autres significations avec les époques et les lecteurs.
Le spectacle de la mort est un roman épistolaire où chacune des lettres est signée de façon différente par l’écrivain. Louis-Philippe H, Louis-P, H, LPH jusqu’à la toute fin où il signe Louis-Philippe Hébert avant de muter et d’écrire : Mille hasards, le sobriquet d’un ancien voisin.
Les lettres s’accumulent et l’écrivain ne reçoit jamais de réponses du destinataire. Une longue stagnation du narrateur qui étouffe dans cette ville et ne quitte guère sa chambre où il imagine le pire.

DÉBUT

Tout commence le 29 février 2016, une année bissextile où tout peut arriver si on se fie au roman de Daniel Grenier. Dans L’année la plus longue le personnage se retrouve hors du temps puisqu’il ne vieillit qu’une fois tous les quatre ans, ou de vingt-cinq ans par siècle. Il connaît ainsi une forme d’immortalité qui l’isole et le rend suspect aux yeux de ses connaissances à qui il ne peut rien dire ou expliquer.
L’écrivain séjourne dans un pays où la langue lui est complètement étrangère. La solitude l’aspire. Les allusions à Kafka se multiplient dans le roman d’Hébert comme cette description du train qu’il compare à un insecte.

La locomotive, qui nous a tirés de Vienne jusqu’ici, ne parviendra donc jamais à sortir du halo que sa propre vapeur a installé autour d’elle. L’engin a été rattrapé par son haleine qui s’ouvre et se referme ; à la faveur d’une singulière respiration, la machine pousse hors de son espace blanchâtre, et au moment où on s’y attend le moins, une aspérité noire. On dirait la patte dentelée d’un insecte qui essaie de sortir de son cocon. Ou, plus justement, un scarabée épinglé vivant qui se débattrait dans de la ouate… (p.13)

L’écrivain affronte ses peurs et ses angoisses en écrivant à son ami D sans savoir si les lettres se rendent à destination étant donné les ratés d’Internet. La mort bouge imperceptiblement et le cerne tout doucement.
La ville, en marge du temps, se désagrège. Comment ne pas penser au vieillissement du corps qui laisse ses marques et nous transforme peu à peu ? Lent travail de sculpteur qui esquisse peu à peu le masque du mort que nous deviendrons à plus ou moins longue échéance.

L’humidité de ce matin gommeux ne semble plus vouloir se lever. Je vois autour de moi des immeubles qui se lamentent sans voix. Je sens une perpétuelle agonie traverser leurs murs de briques ; le mortier moisit sur place, et l’accumulation de graisse huileuse qui englue les traverses du chemin de fer découragerait tout net le piéton délinquant ; même trompé par la demi-obscurité qui n’en finit plus de s’incruster, il se retiendrait d’en faire la sinistre expérience. Bien puni celui qui tâterait de la semelle au hasard et s’engagerait hors des passages balisés ! (p.12)

MUTATION

L’écrivain sent que tout bouge autour de lui, que son corps se modifie imperceptiblement. Il en arrive à douter de sa raison. Il est comme avalé par la ville qui le transforme et le déforme. Il n’est plus certain de la réalité et certains de ses amis viennent le hanter, le passé et le présent se confondant. Ariane avec qui il a eu une aventure amoureuse s’avance et il la reconnaît dans une étrangère qu’il croise, retrouve son  père et sa mère, l’écrivain Cioran qui était lui aussi obsédé par les chambres et qui y a séjourné très souvent. Un écrivain de la solitude et de l’errance. Ou encore ce voisin au nom d’Émile Lazare qu’il pense surprendre à Alba, la plus ancienne ville de Roumanie qui se situe dans la région de la Transylvanie, le pays de Dracula, un autre grand mutant. J'aime penser qu'il évoque peut-être le Lazare de la Bible que Jésus est allé chercher dans la mort.
J’aime les allusions de l’écrivain qui nous pousse dans toutes les directions pour mieux nous égarer. L’étau se referme peu à peu autour du narrateur qui sent que tout se modifie autour de lui, comme s’il échappait au moment présent pour glisser dans un autre espace. Longue et lente mutation du corps et de l’esprit qui fait que l’écrivain s’efface à la toute fin, signe la dernière lettre du nom de son ancien voisin Émile Lazare, son surnom plutôt : Mille Hasards. Il est devenu un autre.
Cet exil ne l’empêche pas de faire certains liens avec le Québec.

Ce mets correspond bien à l’état de la langue chez nous, une sorte de baragouin, un français de cuisine où trône l’expression d’une pensée dont on ne peut même pas applaudir la spontanéité… puisqu’elle est alambiquée par des intellectuels qui se nient ; elle n’a même pas le mérite de mimer la langue populaire alors qu’elle n’en est qu’une moquerie dont la plupart des gens du peuple ne saisissent pas l’humour. Mais qui peut entendre les récriminations d’un vieil écrivain qui refuse d’utiliser le coffre à outils d’une culture en train de mourir… et pour exprimer quoi sinon son désarroi devant sa propre disparition ? (p.34)

Hébert juge sévèrement peut-être notre époque, mais je crois qu’il fait plutôt preuve d’une grande lucidité. Quand je regarde un gala qui célèbre les productions cinématographiques de l’année au Québec et que la plupart des films en nomination sont en langue anglaise avec sous-titres français, cela me perturbe. Sommes-nous en train de devenir un peuple qui parle une langue de sous-titrage ?

ÉCRIVAIN

Et si l’écrivain mutait quand il s’isole pour écrire, qu’il s'aventure dans ses souvenirs d’enfance, en se faufilant dans la peau d’un personnage. Si cette réclusion nécessaire à l’écriture faisait de nous un autre ?

Moi, je serais plutôt un écrivain de l’inquiétude. Et de l’insomnie. Je l’avoue. Du manque. Et de la trahison. Je trahis la réalité. (p.29)

La vie ne cesse de sculpter peu à peu la mort. Cette vie qui doit passer par la décrépitude pour faire en sorte que les générations se tendent la main. La mort que nous tentons d’apprivoiser de toutes les manières et que nous connaissons si mal.

Pourtant, enfant, j’ai toujours adoré les cimetières. Ayant eu l’obligation, très jeune, d’assister à des cérémonies funéraires, si je détestais les salons et le relent fade des corps, j’ai par contre pris goût à l’odeur de la terre, de l’herbe et des gerbes de fleurs, à laquelle se mêlent les vapeurs d’encens. Mais ce n’était pas uniquement une question de parfums, et malgré la solennité imposée en présence du cercueil, des airs de fête déjà m’envahissaient. J’ai découvert plus tard que cette espèce d’effet euphorique provenait de la décomposition des corps. D’un gaz particulier qui fait fleurir différemment le dessus des tombes. La phosphine. (p.61)

La solitude aussi du voyageur dans une ville où personne ne parle sa langue. Il devient muet pour ainsi dire et sourd. Seul comme jamais il n’a pu l’imaginer, seul parmi les autres avec ses souvenirs, les amis qui ont traversé sa vie et qui ressurgissent comme des spectres. Il devient une sorte de fantôme pour lui et les autres.
Le spectacle de la mort est assez unique dans l’œuvre de Louis-Philippe Hébert, cet écrivain prolifique qui ne cesse de changer de peau pour mieux secouer l’aventure de vivre et l’acte de la création. L’une de ses œuvres fortes qui vous arrêtent à chaque paragraphe, vous force à revenir sur vos pas pour être certain de bien comprendre la direction que l'auteur souhaite nous voir prendre.
Un texte dense et percutant. Hébert est singulièrement « existentiel » dans ce roman singulier où « être » est toute une aventure. Une histoire qui m’a remué profondément et m’a fait me regarder dans un miroir, sans nécessairement me reconnaître. La vie fait de vous un étranger qui vous parle et vous bouscule. Voilà la plus terrible des métamorphoses. Louis-Philippe Hébert nous pousse dans nos derniers retranchements et nos plus terribles hésitations.


LE SPECTACLE DE LA MORT de LOUIS-PHILIPPE HÉBERT, une publication de LÉVESQUE ÉDITEUR.

  
http://www.levesqueediteur.com/le_spectacle_de_la_mort.php

mercredi 27 juillet 2016

Louis-Philippe Hébert explore le monde des cauchemars

LES RÊVES FONT PARTIE de nos nuits et s'aventurent parfois en plein jour. Certains nous titillent longtemps et nous permettent de réaliser des choses étonnantes. Ils peuvent être à l’origine d’œuvres littéraires fascinantes. Je connais des écrivains qui rêvent leurs histoires avant d’en faire des livres. Je pense aussi à ce cauchemar que j’ai placé au début de mon carnet L’enfant qui ne voulait plus dormir. Une histoire de destruction qui m’a suivi pendant des jours et que j’ai exorcisée par l’écriture. Heureusement, à peu près tous les rêves se diluent dans les premières gorgées de son café. On dit qu’ils sont là pour « nettoyer l’esprit » et calmer certaines angoisses. Chose certaine, cela permet de comprendre le fonctionnement complexe du cerveau qui possède des dimensions ignorées. Il me semble téméraire cependant de vouloir leur trouver une signification précise, de chercher à les classer pour en faire une science exacte.

J’ai hésité sur les premières pages du roman de Louis-Philippe Hébert. Je ne sais trop, un certain vague, un flou, une réalité qui nous échappe. Et ce James, animateur vedette d’une émission scientifique à la télévision, rêveur obsédé qui note ses cauchemars et tente de les analyser. Il suit une thérapie, participe à des rencontres avec un groupe qui se débat avec des phobies. La narration nous déroute souvent et nous ne savons plus qui raconte l’histoire. Mais qui dit que le monde des rêves est linéaire et rassurant comme la physique quantique ?
Et il est arrivé ce qui arrive souvent : je me suis laissé prendre par ce texte qui ne cesse de nous bousculer et de se dérober. Louis-Philippe Hébert possède ce talent de nous faire perdre pied et de nous étourdir.
James Cook ne veut plus fermer l’oeil. Est-ce possible ? Il semblerait que l’on ne peut résister qu’une douzaine de jours sans dormir. Il s’ensuit après de graves problèmes de santé, d’équilibre et de perceptions. Toutes les fonctions normales du corps sont altérées.
Et comment ne pas penser encore à mon carnet, à l’enfant que j’ai été et qui ne voulait plus dormir par peur de la mort ? Décidément, Louis-Philippe Hébert touchait des peurs et des obsessions que j’ai soigneusement camouflées par l’écriture.

COMPRENDRE

James glisse peu à peu dans une sorte d’état second où il dérive entre la veille et le sommeil. Il bascule dans des cauchemars où il est écrasé, étouffe et n’arrive plus à respirer. Le pire des supplices. Et puis cela m’a frappé. Le personnage d’Hébert porte le même nom que l’explorateur, celui qui a été le premier Européen à aborder l’Australie, la nouvelle Calédonie et Hawaï. Ce navigateur a été aussi le premier à faire le tour de l’Antarctique. Peut-être que l’écrivain veut nous faire comprendre que le rêve est un continent à découvrir et qu’un explorateur doit être un grand rêveur. Jacques Cartier et Samuel de Champlain avaient certainement un bel imaginaire. Il faut rêver longtemps pour penser marcher sur la Lune ou les planètes de notre voisinage. Jules Verne ne s’en est pas privé.

Plusieurs fois, tu as vécu cet étrange passage entre le rêve et la réalité. Colportant du rêve à la réalité des préoccupations qui ne la concernaient pas. Il y a vraiment deux mondes qui ne doivent pas emprunter l’un à l’autre, car ils ont leurs propres exigences, leurs extravagances et leur matière capricieuse. Nous nous imaginons durant toute une vie que l’un de ces deux mondes triomphera. Que la mort décidera pour le rêve, et qu’il faudra laisser derrière nous la réalité. Alors que, de toute évidence, un état n’est pas possible sans l’autre. Et le fait de combattre l’un ou l’autre n’entraînera jamais d’issue victorieuse. (p.17)

Il y a des dimensions de l’esprit que nous ne pouvons appréhender que par le rêve. Une sorte de monde secret que nous avons du mal à comprendre et qui peut effaroucher par certains aspects.
Pourtant, de grandes découvertes, les théories de l’univers par exemple, des concepts qui ont changé notre vision du monde, même si nous avons du mal à les assimiler, viennent d’abord du rêve. Il faut imaginer le monde pour le comprendre et percer certains de ses secrets. Que serait la connaissance sans ces chercheurs ? Einstein a répété que l’important était l’imaginaire. Mais le rêve éveillé a-t-il un lien avec celui du sommeil qui nous fait glisser dans des dimensions qui deviennent souvent cauchemardesques ?

RÉFLEXION
 
Le roman de Louis-Philippe Hébert est une véritable exploration du réel ou ce que nous pensons être la réalité. Qui sommes-nous dans l’univers et à quoi correspondent nos rêves ? Avons-nous en nous des dimensions que nous ignorons ? James entraîne son réalisateur dans ses obsessions, tente de voir clair, de trouver une façon de comprendre ce qui se passe en lui.

C’est le docteur Mortier qui, le premier, te suggéra de les transcrire et de noter l’heure de tes cauchemars. N’importe quel psy t’aurait dit la même chose. Et toi, tu as vu dans cette suggestion une démarche qui pouvait te plaire. Une solution scientifique. Tu t’es appliqué. Tu as voulu vérifier les occurrences à ton cadran même avec tes yeux de presbyte. Prendre conscience du moment de la nuit où tes ennemis intérieurs te hantaient. Je crois que le psychanalyste voulait ainsi créer une distance, disons objective, entre tes cauchemars et la réalité. Mais toi, tu as voulu mesurer l’immesurable. (p.29)

Un événement perturbe le narrateur. Sa servante, en voulant se faufiler d’une pièce à l’autre, reste coincée entre deux cheminées. On la retrouve quelques jours plus tard et elle ne s’en remettra jamais. Elle a perdu l’esprit. C’est certainement ce qui attend le narrateur. On ne peut se glisser dans une autre dimension sans tout risquer, sans perdre ce que l’on appelle notre bon sens.

Le rêve : voilà donc un théâtre sans critique, sans analyste véritable. C’est pourtant le théâtre le plus répandu : un théâtre universel où chaque nuit des milliards de spectateurs et d’acteurs à la fois se retrouvent, créant leur décor, dirigeant la mise en scène, pour qu’il se produise quelque chose qu’ils seront les seuls à voir. Pour qu’un ange transmette un message, combien de nuits d’orgie devaient avoir lieu… (p.79)


Comme de raison, tout cela finit par la mort. Le fameux boa qui a poursuivi James pendant son combat finit par l’emporter. La mort est-elle un rêve ou un cauchemar ? Pourquoi l’esprit nous entraîne-t-il dans des dimensions où nous perdons tout ? Pourquoi rêver la mort ?

Le rêveur n’a plus qu’à descendre plus profondément dans la mine. Parce que, dans les couches les plus profondes, là où le rêveur n’a plus aucun contrôle sur le film qui se déroule, là où il n’y a même plus de projecteur, là, dans l’obscurité complète, là n’importe quel intrus peut agir à sa guise, là réside la vérité. Pas d’effort à fournir. Pourquoi se forcer ? La bonne vieille routine devrait suffire. Celle du tunnel, du couloir, de la grotte dont l’animateur n’arrive plus à s’extirper, l’endroit où James étouffe. Même plus besoin d’inventer une astuce pour le faire entrer là-dedans. Le prendre au piège. Il y va de lui-même maintenant. Mais il faut creuser la mine, et c’est leur travail. Chaque jour, chaque nuit, ils recommencent. Car les couloirs de la mine se remplissent aussitôt après le réveil…(p.129)

Un livre menaçant, étonnant, qui est venu me chercher dans mes peurs et mes obsessions. Une narration qui bascule dans des raccourcis fréquents, où l’on n’est plus certain d’être ce que nous sommes. Hébert m’a souvent dérouté et, en même temps, m’a fait parcourir un territoire qui me semblait connu. Tous les grands rêveurs sont peut-être passagers d’un même navire.
Nous ne sommes pas plus rassurés après les 101 fiches de James ou du réalisateur. Comme nous n’en savons guère plus sur la mécanique du rêve et son rôle. Tout est toujours à recommencer dans cette aventure. J’avoue avoir eu un peu peur d’aller au lit en lisant ce roman qui vous pousse dans des territoires que vous n’aimez guère fréquenter.
Oui, il y a encore des continents à découvrir, mais ils sont dans notre cerveau. Et il semble que l’on ne peut s’aventurer dans ces dimensions qu’en risquant sa peau ou en s’abandonnant à tous les rêves.

JAMES OU LES HABITS TROP AMPLES DU BOA CONSTRICTOR de LOUIS-PHILIPPE HÉBERT est paru chez LÉVESQUE ÉDITEUR, 290 pages, 30,00 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : DOUX DÉMENT de GILLES ARCHAMBAULT publié chez BORÉAL ÉDITEUR.

lundi 16 septembre 2013

Louis-Philippe Hébert s’amuse avec son lecteur


Dans La Cadillac du docteur Watson de Louis-Philippe Hébert, Sherlock Holmes, le narrateur, répète qu’il rêve d’écrire une histoire où il ne se passe rien. L’écrivain nous entraîne sur les routes d’un Québec incertain avec deux hommes qui discutent pour tuer le temps. Vous avez bien lu, ce sont les personnages de Sir Arthur Conan Doyle, les célèbres enquêteurs qui ont fait ma joie à la télévision, il y a déjà plusieurs années. Je suivais leurs aventures religieusement sans porter de signes ostentatoires.

Le périple semble ne jamais vouloir prendre fin et la tension monte dans l’habitacle.
«J’ai voulu créer une diversion. J’ai ramené sur le tapis ma volonté d’écrire au moins une fois dans ma vie une histoire où il ne se passerait rien. Question de désamorcer chez moi, l’auteur, comme chez le lecteur de nos aventures, cet attrait si artificiel pour une chute, une conclusion, une trame.» (p.77)
Comment réussir une telle entreprise? Cela m’a rappelé André Girard. Il avait lancé lors d’une rencontre à Baie-Comeau, il y a quelques années, qu’il rêvait d’écrire un roman où il n’y aurait pas d’histoire, rien. Le public était demeuré étrangement silencieux.

Périple

La vieille Cadillac conduite par Watson tient la route malgré son âge vénérable. Les deux passagers se prennent pour les célèbres enquêteurs.
«Nous nous étions mis en tête de faire revivre de nouvelles aventures aux deux héros, des aventures où le docteur et le détective tiraient leur épingle du jeu. And dont tell me were just pretending, j’étais Sherlock Holmes. Le plus sérieux des deux. Et le plus âgé aussi. Presque du double de son âge. Watson venait d’avoir trente ans. Il était encore un enfant. J’écrivais le récit de nos aventures. C’est moi qui, le soir venu, les transcrivais le plus fidèlement possible.» (p.24)
Les deux filent vers Saint-Hughes, près de Saint-Hyacinthe. Tout peut arriver dans une auto comme rien ne peut arriver. Il faut s’abandonner au mouvement, être «témoin» du décor. Watson a demandé à son ami de l’accompagner. Il doit régler une affaire dans ce coin perdu.
La tension s’installe rapidement. Une forme d’agressivité même. Holmes s’inquiète et n’arrive pas à «plonger» dans une narration comme il le souhaiterait. Watson désamorce toutes les tentatives. Peu à peu, ils deviennent les sujets de cette aventure.
«Créer une histoire sans histoire était plus qu’un exercice littéraire. J’y voyais l’œuvre de ma vie. Un texte pur. Un texte sans fautes. Qui ne serait pas soumis à l’ordre des choses. Mon histoire où il ne se passerait rien. Où on ne meurt pas. Watson dirait : «Où on est déjà mort.» Où il n’y a pas de punition. Où le bonheur, c’est d’exister. Tout simplement. Watson avait tort. Je le prouverais. Je n’étais pas compliqué. Alors, je ne voulais pas laisser Watson s’interposer, même si ce dernier, je le sentais, considérait que c’était pour lui une mission divine de m’en empêcher. Divine ou diabolique, je vous laisse deviner.» (p.104)
Le paysage, la fin de l’hiver, les champs boueux, les villages, des propos nous permettent de nous accrocher à la réalité. Quelques allusions à la vie familiale des personnages, leurs amours, l’histoire ne s’égare pas dans les détails.

Narration

Les deux hommes ne seront jamais les limiers connus, mais cela n’a guère d’importance. Comment les abandonner dans ce printemps frileux? Les amis deviennent peu à peu des étrangers.
Les personnages peuvent être l’un et l’autre, tout est possible, tout peut arriver quand les histoires se mélangent. Comment savoir? La finale m’a beaucoup dérangé. Peut-être que le roman débute là, peut-être qu’il y a eu un drame que nous ne connaîtrons jamais.
Louis-Philippe Hébert est habile, brillant. Il s’amuse à faire et à défaire son récit pour mieux nous retenir. J’ai été aussi têtu que Holmes et Watson, autant que l’écrivain. J’ai apprécié cette narration pas comme les autres. En tant que lecteur, je fais toujours confiance à l’auteur. Il ne peut que me faire vivre quelque chose d’étonnant ou de décevant. Un roman qui illustre la vie, ou la mort? Comment trouver une justification à la vie et à la mort?
Une véritable expérience que ce voyage qui n’en est pas un, cette réflexion sur la narration, l’écriture et l’aventure littéraire. Un récit qui ne cesse de se construire et se défaire.

La Cadillac du docteur Watson de Louis-Philippe Hébert est paru chez Lévesque Éditeur.