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jeudi 10 juillet 2025

GAZA : UNE BLESSURE À L’ÂME DE L’HUMAIN

«GAZA ÉCRIT GAZA»un recueil de textes dirigé par l’écrivain et enseignant Refaat Alareer touche l’âme et l’esprit. Quinze auteurs palestiniens ont décidé de traduire leur réalité, de dire ce qu’ils vivent depuis plus de cinquante ans au jour le jour. Les morts, les bombes, les arrestations, les innombrables contrôles quand ils doivent se déplacer et surtout l’arrivée des bulldozers qui rasent les oliveraies et qui détruisent le lieu où ils travaillaient depuis des générations. Ils deviennent alors des errants qui transportent tout ce qu’ils ont sur leurs épaules, soulevant la poussière dans une longue caravane de la faim et de la dépossession. L’ouvrage a d’abord été publié en anglais et quinze écrivains d’un peu partout ont participé à la traduction en français. Parmi eux, huit auteurs du Québec ont mis leur énergie et leur générosité au service de ces écrivains de la survie. On parle de Joséphine Bacon, Anaïs Barbeau-Lavalette, Gabriel Robichaud, Stanley Péan et sa fille, Laura Doyle-Péan, Kev Lambert, Perrine Leblanc et Martine Delvaux. Un livre important qui témoigne de l’état du monde et peut-être aussi de toutes les erreurs que nous avons commises dans le passé et que nous n’osons pas remettre en question.


Gaza, cette bande de terre située près d’Israël, cet espace de toutes les turpitudes, de toutes les violences difficiles à imaginer. Une terre bombardée depuis des générations, une population qui vit dans la peur et le bruit des avions et des missiles, quand ce n’est pas celui des drones qui maintenant entourent toutes les agglomérations de ce pays que Donald Trump voulait convertir en site touristique pour les biens nantis. Un endroit où les gens marchent sur les ruines et la désolation, la crainte, dans l’odeur de putréfaction des cadavres, cherchant de quoi manger et boire, un lieu pour respirer et dormir en toute tranquillité. Il semblerait que ce désir fondamental ne soit pas possible pour tous sur notre planète. 

Pourtant, il y a des hommes et des femmes qui réfléchissent et qui se battent avec d’autres armes que les bombes et les drones dans ces territoires occupés. Refaat Alareer, professeur de littérature et de création à l’Université islamique de Gaza, a eu l’idée de solliciter de jeunes étudiants et étudiantes pour qu’ils racontent leur histoire dans de courts textes initialement rédigés en anglais, dans le but de toucher un public international. Ces témoignages ont ensuite été publiés en français par les éditions «Mémoire d’encrier», qui s’engagent à donner une parole aux personnes marginalisées et ignorées du monde. 

 

«Véritable orateur, il dénonçait avec force et éloquence le colonialisme, le nettoyage ethnique ainsi que le blocus inhumain et illégal imposé à Gaza. Mais sa véritable passion résidait ailleurs. Elle était dans les histoires enfouies sous les ruines, dans les voix qui criaient fort, mais que le monde refusait d’entendre. Il écoutait ces voix avec une attention infinie, et nous répétait sans cesse : “Elles comptent. Elles comptent. Elles comptent.”» (p.237)

 

Un enseignant qui croyait à la puissance des mots, qui savait écouter et surtout comprendre ce que ses étudiants et étudiantes lui confiaient. Il leur a demandé d’écrire, il les a encouragés à le faire et ils ont entendu son message.

 

TÉMOIGNAGE


Ayah Rabah, étudiante en médecine, l’exprime fort bien à la fin de cet ouvrage où l’on donne la parole à tous les écrivains et écrivaines pour qu’ils expliquent leur démarche, disent pourquoi ils ont décidé de raconter un moment puisé dans leur vie, un petit bout de leur parcours qui allait se fonder dans la grande histoire de ce coin de terre. «J’écrivais pour me protéger de la folie de la guerre qui rugissait à l’extérieur. J’écrivais ce que je vivais, et cela me redonnait la force et de la résilience.»

Tous ont obéi à cette nécessité intérieure, à ce besoin de parler, de se faire entendre, de croire qu’il est possible de toucher d’autres personnes qui peuvent comprendre la situation dans laquelle ils tentent de se faire une existence décente et tranquille. Parce que vivre sous les bombes, sous les attaques en pleine nuit, les déflagrations, la famine et la peur, la mort de ceux qui nous entourent n’est pas dans la normalité des choses. 

 

LE QUOTIDIEN

 

Des récits simples, des histoires, des événements qui s’insèrent dans une tragédie qui ne cesse de prendre de l’ampleur chaque fois qu’un drone est lancé, qu’une bombe souffle une maison ou l’aile d’un hôpital, creuse un trou au cœur d’une route ou d’un parc. Des souvenirs, des moments de l’enfance, des jeux et la survie par miracle, un hasard incompréhensible. Je pense à ce texte de Rawan Yaghi. Elle raconte la hâte d’une petite fille qui veut s’amuser avec ses amis dans la rue. Sa mère lui demande de manger avant d’aller les rejoindre et puis…

 

«Les enfants rient et retournent à leur partie. Et une fraction de seconde un flash lumineux explose devant mes yeux. Je suis projetée contre le mur de la cuisine avant de m’étaler au sol. Des briques tombent des murs, immédiatement suivies de bris de verre. Genoux et mains tremblantes, je ne peux me remettre debout. J’entends un son étrange et dérangeant, tel un sifflement ininterrompu, et j’étouffe à cause de la fumée. Ma mère se précipite, hurlant, hystérique. Elle tâte chaque partie de mon corps, s’assurant que je suis indemne, et me prend dans ses bras.» (p.52)

 

Tous ceux qui bondissaient, couraient et criaient dans la rue sont morts. Les corps sont là, éparpillés dans la poussière, démembrés. La petite fille a été épargnée par hasard… Mais, est-ce vraiment une chance que de voir tous ses amis tuer et d’être oubliée du côté des vivants?

 

ÉVÉNEMENTS

 

Bien sûr, il y a des tragédies comme celle qu’a vécu Rawan Yaghi, un texte terrible de cruauté. On peut aussi parler d’un mal de dents qui fait qu’on est obligé de faire des choses que l’on ne ferait pas normalement. Une militaire israélienne qui est attirée par un homme dans un parc avant de comprendre ce qui se passe. 

Des moments du quotidien comme l’attente d’un visa pour sortir et étudier aux États-Unis ou en Angleterre, qui devient une véritable comédie de l’absurde digne de Samuel Beckett. L’obstination d’un père de famille à retourner voir sa maison dont il a été chassé pour y mettre une bombe.

 

«— Écoute, fils. Ce qu’il y a de plus terrible dans une occupation, c’est qu’ils ne se préoccupent pas des intentions. C’est pour cela que toute occupation est pernicieuse. S’ils m’avaient surpris avec ces explosifs. J’aurais été fusillé — nous aurions été fusillés. Ils n’auraient pas vérifié nos intentions, et même s’ils l’avaient fait, ils ne nous auraient pas crus. L’occupation est un mal. Oui, elle vole et détruit, mais elle enseigne aux gens la haine, et pire, la méfiance. C’est pour cela que nous laissons ici une bombe qui est un message : je peux détruire cette maison, mais je choisis de ne pas le faire. Parce que je voudrais que les gens commencent à se poser des questions au sujet de la moralité de leur comportement envers nous. Tu es mon fils, et tu es dans mon cœur, dit Abu Salem.» (p.148)

 

Des scènes terribles, des hommes et des femmes admirables de résilience qui n’arrivent pas à vivre en paix sur leur terre ou dans une oliveraie héritée de leurs ancêtres. Il faut du courage pour lever la voix, pour murmurer cette plainte qui se fait entendre depuis plus de cinquante ans. Comment l’humanité et tous les pays dits civilisés peuvent-ils tolérer une telle situation? Des humains souffrent, meurent, survivent blessés dans leur pensée et leur chair dans une indifférence coupable. Des enfants crèvent de faim et n’ont que des ruines pour jouer dans des odeurs de corps en putréfaction.

Est-ce cela être humain?

Ces récits nous font douter de l’intelligence humaine et de notre capacité à vivre dans le respect des autres et l’acceptation des différences. Des textes bouleversants rédigés par des hommes et des femmes admirables qui racontent cette «blessure à l’âme de l’humanité.»

 

ALAREER REFAAT : «Gaza écrit Gaza». Mémoire d’encrier, Montréal, 2025, 279 pages, 29,95 $.

 

https://memoiredencrier.com/catalogue/gaza-ecrit-gaza/

 

 

lundi 7 juillet 2025

LE BEAU PÉRIPLE DE LA VIE ET DE L’ESPOIR

LES PARENTS de Laurent ont migré aux États-Unis, croyant que tout était possible au-delà de la frontière. Pourtant, le père a végété, s’épuisant dans divers métiers, n’arrivant jamais à s’installer dans la vie qu’il imaginait. Laurent, le fils, est à la dérive depuis son adolescence et semble condamné à suivre les traces de son géniteur. Il décide de donner un coup de barre, de jouer sa dernière carte, met le feu à la maison de son enfance et rentre au Québec. Peut-être que l’espace de misère et de solitude qu’il a connu en Louisiane s’effacera à jamais. Il saute dans son vieux camion et tourne le volant vers le nord. «Parallèle 45» d’Emmanuel Bouchard m’a rappelé Lorenzo Surprenant qui vante les merveilles de la ville américaine à Maria Chapdelaine et fait miroiter les contours d’un quotidien plus facile. Éphrem Moisan, dans «Trente arpents» de Ringuet, le fils d’Euchariste, vivra une déconvenue semblable à celle des parents de Laurent dans son aventure aux États-Unis. Et comment ne pas penser à Jacques Poulin, à «Volkswagen Blues». Jack Waterman veut retrouver son frère Théo en Californie, le pays des miracles. Théo a égaré sa langue dans les collines de San Francisco, tout comme Harmonium et Serge Fiori ont perdu leurs instruments de musique lors de leur tournée mythique qui devait les propulser vers les étoiles. Comme si les Québécois, en traversant la frontière, sacrifiaient leur nature et leur âme. De quoi questionner le succès de Céline Dion et de Denis Villeneuve. 

 

La grande illusion américaine du père de Laurent s’est effrité peu à peu, tout comme celui de Léo, le paternel de Jack Kérouac, qui est allé de déception en déception. On peut ajouter à cette liste Alexis Labranche, de Claude-Henri Grignon, qui troque son nom lors de son séjour au Colorado. 

Tout ce que le père de Laurent croyait possible s’est avéré un mirage qui ne cessait de s’éloigner. Comme s’il ne pouvait trouver que l’échec dans ses entreprises et ses ambitions. Le fils a hérité de cette incapacité et, pour déjouer le sort, pour se régénérer, il doit faire marche arrière, détricoter le temps et rentrer au pays du Québec. Le rêve américain s’inverse pour une fois. 

 

«Partir, abandonner ma demi-vie de mi-homme pour revenir au Québec, où j’irais vérifier si j’y étais en prévision des cinquante prochaines années. Il fallait en finir avec l’odeur de pourriture et de charogne qui ne voulait plus me quitter, comme s’il fallait que la puanteur s’imprime absolument sur une chair qui sentait déjà la merde.» (p.21)

 

Il a besoin de secouer sa vie avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’il ne se résigne et qu’il n’arrive plus à esquisser le geste libérateur. Peut-être qu’en retrouvant le Québec, le monde que ses parents ont fui, il va redevenir l’homme d’un lieu, adhérer à sa pensée et son être profond. Il pourra alors se réapproprier toutes les frontières de son corps et de son esprit, s’installer où il doit être, là où il peut respirer et se sentir en harmonie avec les autres.

Dans un arrêt routier, il sauve la vie de Donatien, un jeune Haïtien malmené par deux camionneurs. Ils s’en prennent à lui parce qu’il est noir et qu’il lit dans le restaurant. 

Un acte de pure barbarie et de racisme. 

Donatien a fui son île, veut se rendre au Canada, où il espère avoir un espace comme être humain. Il échappe à la folie de son père (sa mère lui a fait promettre de partir avant de mourir), à son intransigeance et à une vie de travail abrutissant. Et quand le découragement le prend, il ouvre un livre à la couverture verte que lui a offert un oncle. Cette lecture lui redonne la volonté de continuer. 

 

COMPAGNONS

 

Les deux doivent franchir les frontières pour échapper à leur misère morale et physique. Les compagnons discutent pendant des heures et des jours, se confient et deviennent deux âmes fraternelles en quête d’un espace pour vivre leurs désirs et leurs espoirs.

 

«Il parlait comme ça, Donatien, de ses objectifs surtout; entrer au Canada par le chemin Roxham, à propos duquel on lui avait dit deux ou trois choses. Au nord du 45e parallèle, la vie serait plus douce pour les gens comme lui. Plus douce que partout où il avait mis les pieds. Donatien n’avait pas vingt ans. C’était encore le temps d’espérer, de donner une couleur nette à sa confiance ou de mettre l’horizon à sa hauteur, en étirant les bras devant lui.» (p.34)

 

Se refaire un avenir, être tout entier dans son corps et sa tête, respirer sans avoir à fuir ou se protéger des manigances et des folies des autres. S’arracher à la misère et au bourbier qui a étouffé les deux hommes depuis leur naissance.

Laurent en est au mitan de sa vie et partage le rêve de Donatien, sans pourtant se laisser prendre par l’utopie ou un optimisme démesuré. 

 

«J’avais plus de deux fois son âge et, à ce moment de ma vie, j’avais comme lui besoin de croire que j’étais encore au début de quelque chose.» (p.35)

 

ON THE ROAD

 

Et il y a la route toujours semblable et nouvelle, les arrêts, des rencontres, les longues journées dans le camion où ils peuvent tout se dire. Les deux imaginent une certaine forme de bonheur. Il suffit de faire le geste au bon moment. Pas juste être en mouvement comme Jack Kérouac, qui sillonnait les États-Unis pour fuir le monde de son enfance. L’écrivain cherchait à muer, échapper au matérialisme et aux échecs de ses parents, à son être de Canucks en se jetant dans une course effrénée, un cercle infernal.

 

«J’ai compris alors seulement l’ampleur de sa souffrance et l’impuissance des mots pour qui s’obstine à n’y jamais céder (Leonel, Kevin et qui d’autre encore?). Puis je m’en suis remis moi-même à Carlos, qui représentait le plus grand espoir de Donatien. Carlos, dont je ne savais à peu près rien, deviendrait secrètement le pôle d’attraction de notre quête à tous les deux, la figure tutélaire de nos fuites.» (p.119)

 

Les deux se séparent à la frontière. Laurent rentre chez lui et Donatien doit emprunter le fameux chemin Roxham, le sentier du rêve et de tous les possibles. 

 

«Je serai là où j’ai pris racine, mais je serai autre. N’empêche que l’idée de l’éternel retour, de l’arrivée à ce qui commence, de la deuxième vie… ça m’embête, et je n’arrive pas à en démêler les subtilités. J’arrive dans la zone médiane de ma vie, le point de bascule, le truc du tissu qu’on replie sur lui-même ou le pic de la montagne. J’en suis là à essayer de fabriquer des coïncidences entre le temps et le lieu, entre l’histoire et le territoire, comme le dit Donatien.» (p.176)

 

Laurent hiberne pendant le long hiver de neige et de froid pour se secouer au printemps comme une marmotte qui sort de son terrier. La vie revient, la vie bondit partout et devient possible. Tout est vert, pareil à la couverture du livre de Donatien dont Laurent a hérité. On finit par comprendre! Le fameux roman n’est nul autre que le «Don Quichotte» de Miguel de Cervantès. Et il y a Sofia, l’espoir et le soleil dans un premier matin du monde.

Un ouvrage magnifique avec le futur qui surgit dans le sourire de Sofia. Elle est le crocus qui sort de terre dans les restants de neige. Laurent et elle vont déposer le livre vert de Donatien à la bibliothèque qui chevauche la frontière et qui a fait les manchettes dernièrement à cause des lubies de Donald. 

 

«À la bibliothèque Haskell, vous êtes ici et là, et vous pouvez faire entre deux pays autant d’allers-retours que vous le voulez.» (p.191)

 

Un roman splendide d’intelligence sur l’être, l’humain, le rêve, les migrants qui se cherchent un milieu d’ancrage, un plaidoyer pour la liberté de penser ce qui vous convient et de vivre le moment présent dans sa plénitude. Un idéal, une poussée vers l’affirmation de soi, le bien-être et la quête du lieu où l’on peut se réaliser dans toutes les dimensions de son être. C’est aussi l’invention de l’avenir. «Du bel ouvrage», comme aimait dire mon ami Victor-Lévy Beaulieu. 

 

EMMANUEL BOUCHARD : «Parallèle 45», Éditions Mains libres, Montréal, 2025, 204 pages, 29,95 $.

https://editionsmainslibres.com/livres/emmanuel-bouchard/parallele-45.html