jeudi 12 octobre 2017

MARJOLAINE BOUCHARD SUBJUGUE

MARJOLAINE BOUCHARD, après avoir fréquenté des personnages historiques, décide de faire confiance à son imaginaire en plongeant dans une période récente du Québec, soit celle précédant la Révolution tranquille. Elle nous entraîne à l’intérieur des murs d’un couvent, celui des sœurs du Bon-Conseil de Chicoutimi. Un lieu qui va rappeler bien des souvenirs à des femmes d’une certaine génération qui ont hanté ces salles de classe pendant des années avant de devenir institutrices. Je pense notamment à Nicole Houde qui a sillonné les couloirs de ce couvent sans pour autant arriver à être « maîtresse d’école ». Une période où la religion enrobe les moindres gestes et se fait omniprésente dans les enseignements des matières scolaires. Qui oserait de nos jours commencer un cours par une prière ?

Je ne suis pas un lecteur de romans historiques. J’ai souvent l’impression de lire à peu près le même ouvrage. C’est trop souvent fait rapidement et les auteurs s’enfoncent avec une complaisance étonnante dans les clichés. C’est peut-être pourquoi j’ai pris du temps à m’aventurer dans Les portes du couvent de Marjolaine Bouchard même si j’ai tout lu de cette écrivaine.Je n’ai jamais été un admirateur de Michel David, encore moins de Daniel Lessard. Un réflexe, des préjugés, peut-être… 
Et j’avais de bonnes raisons pour me tenir un peu loin. J’ai passé un été à lire comme un forcené. Être membre d’un jury littéraire important a ses exigences. 
J’ai toujours eu du plaisir pourtant à lire Marjolaine Bouchard et quand est paru le deuxième tome de son triptyque, je ne pouvais plus me désister. J’ai pris une grande respiration avant de plonger.
Pendant plusieurs pages j’ai boudé un peu. Un entêtement, un désir de ne pas aimer ce genre d’ouvrage. Celui ou celle qui suivent mes chroniques savent que j’aime les romans où l’on doit travailler souvent pour comprendre où veut nous entraîner l’auteur. Surtout, j’aime une écriture qui me secoue et qui me fait me demander dans quelle embarcation je viens de monter. J’ai cherché à trouver des défauts à ce texte. Une écriture un peu convenue, de longues descriptions, des répétitions souvent. Tout pour ne pas suivre sœur Irène aux Escoumins et la petite Flora qui survit à la perte de sa famille.
Peu à peu, Marjolaine Bouchard a eu le dessus. La vlimeuse a réussi à faire tomber toutes mes résistances et à me mener par le bout du nez. Je me suis surpris à me passionner pour le quotidien d’une fillette qui commence sa scolarité et celle d’une religieuse qui enseigne la musique.

AVENTURE

Joseph-Albert Blackburn a un faible pour la bouteille même s’il fait des efforts pour sortir sa famille de la misère. Un séducteur qui a fait tourner les têtes dans sa jeunesse, un homme qui se décourage souvent, bat sa femme et la laissera handicapée. L’incendie de la maison familiale emporte toutes les sœurs de Flora qui se retrouve chez son oncle et sa tante. Le père s’est volatilisé après le drame tout comme son fils Julien qui promettait à sa petite soeur de former un cirque et de partir à la conquête du monde.

Il s’installe d’abord à cinq pas de la silhouette, écarte un peu les jambes, en plaçant le pied droit derrière. Il empoigne fermement un couteau par le manche et le lance. Sans que ses pieds ne bougent, tout son corps s’engage vers la cible. Le poignard file en exécutant un tour sur lui-même et toc ! la lame se pique non loin de la tête dessinée. Un autre couteau suit rapidement et se plante, cette fois, près de la cuisse. Puis un troisième ne tarde pas à se ficher près de l’épaule. Flora observe, les yeux ronds, pendant que Julien récupère ses lames pour recommencer les manœuvres, aussi vite, aussi précis. Après cette démonstration, il explique : il prépare un numéro d’envergure, un grand spectacle dont les gens raffoleront. Cependant, il lui faut davantage de couteaux, de l’équipement plus sophistiqué, entre autres une grande cible tournante sur laquelle il placera une partenaire. (p.78)
Tout le monde a le sens du spectacle dans la famille Blackburn. Peut-être un héritage du père qui a chanté dans un groupe pendant sa jeunesse et de la mère Marie-Alice qui joue du piano et chante avec une justesse étonnante.

COUVENT

 Flora possède une voix d’ange que sœur Irène voit s’épanouir avec plaisir. Cela n’empêche pas la jeune fille de rêver au retour de son frère, de vouloir partir sur les routes, d’attirer les regards des spectateurs. Elle possède aussi une imagination fertile et raconte des histoires qui captivent tout le monde. Le réel se transforme, même les pires drames de sa famille, quand elle se lance. Une fabulatrice formidable.
Marjolaine Bouchard a le sens du rebondissement. Bien sûr le genre veut cela, mais on se laisse prendre par les petites intrigues, les chagrins, les conflits qui ne manquent jamais dans un couvent. La petite fille rêveuse qui enjôle tout le monde avec sa voix d’ange ne peut que séduire. Elle peut aussi mentir. Elle apprend curieusement que le mensonge peut la faire parvenir à ses fins. Tout le contraire de l’éducation que l’on veut lui inculquer. Et il y a sa cousine Jeanne, la parfaite aux comportements si étranges.

Si Flora mettait des mots sur son sentiment envers sa cousine, les mots eux-mêmes tantôt sentiraient le bon pain chaud et réconfortant de tante Blanche, tantôt goûteraient l’amère huile de foie de morue qu’elle est forcée d’avaler tous les jours, vu sa maigreur. Mais Flora manque de mots, et ses tortillements d’anguille sous les fortes caresses de Jeanne expriment ce manque. (p.122)

Et puis j’ai parcouru les deux gros volumes de cette fresque sans reprendre mon souffle. Même quand on perd le personnage auquel on s’est attaché pendant une centaine de pages pour en suivre un autre, même quand on oublie Flora pour basculer dans le quotidien des religieuses, les questionnements de sœur Irène sur sa vocation, des conflits qui ne manquent jamais de surgir dans une classe. Ça devient une aventure palpitante. On aime croire que Julien va surgir un matin sur sa moto pour emporter la petite fille sur les routes du Saguenay jusque dans le lointain pays de Charlevoix. On rêve avec Flora de s’inventer un autre monde plein de musique et de chants, de lanceurs de couteaux et de jongleurs.

LE QUOTIDIEN

Marjolaine Bouchard a l’art de faire vibrer le quotidien, d’incarner une époque révolue. Bien sûr, j’ai connu ce genre d’éducation chez les frères Maristes. Ils m’ont permis de découvrir les mystères de la science, les beautés de la littérature et de la musique. Je me souviens du frère Lambert qui a eu la bonne idée de nous faire écouter de la musique classique. Ce fut une véritable révélation. Si tous les étudiants se faisaient un devoir de détester cette musique, j’ai aimé cela. Le frère Lambert a ouvert une fenêtre et après, j’ai pu apprivoiser les œuvres des grands compositeurs. Il y avait  le théâtre aussi, les petits rôles que nous nous partagions entre amis. Et aussi la poésie que l’on découvrait à petites gorgées. Cela m’a mené tout naturellement vers l’écriture. Ce sont les frères Maristes de Saint-Félicien qui ont éveillé le lecteur boulimique que je suis devenu et l’écrivain qui tente toujours d’aller plus loin dans son exploration.
Bien sûr, j’ai pensé souvent à La passion d’Augustine de Léa Pool en suivant Marjolaine Bouchard. On peut faire des liens. Nous sommes un peu dans les mêmes lieux, mais l’écrivaine y apporte sa touche, sa manière de voir. Elle a surtout un extraordinaire sens de l’observation pour décrire les gestes du quotidien. Une précision chirurgicale.
J’ai lu d’un seul élan les quelques 600 pages de cette aventure et me suis répété que j’aurais dû attendre pour bondir tout de suite dans le troisième volet, la suite et dernière étape des aventures de Flora et d’Irène dans un Québec révolu, une époque qui avait ses grandeurs et dont, malheureusement, on a retenu que les aspects les plus scabreux. Malgré des cas malheureux, des dizaines de garçons et de filles ont découvert un autre monde dans ces salles de classe un peu étouffantes.
Marjolaine Bouchard réussit à rendre palpitante une époque, des principes d’éducation qui feraient hurler tous les jeunes de maintenant. Surtout, il ne faut pas résister comme je l’ai fait. Le pouvoir de raconter des histoires, Marjolaine Bouchard le partage avec sa petite Flora. Elle aime s’inventer des aventures pour en faire de gros romans, pour transformer la vie peut-être et la rendre plus douce.


LES PORTES DU COUVENT (TÊTE BRÛLÉE et AMOURS EMPAILLÉES) de MARJOLAINE BOUCHARD est paru chez LES ÉDITEURS RÉUNIS.

                                                                                                                                    

https://www.lesediteursreunis.com/cataloguedetail/311/les-portes-du-couvent.html