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jeudi 7 septembre 2023

UNE BELLE FAÇON DE RIRE DE NOS TRAVERS

LA RENAISSANCE DE L’INTERLOPE de François Bellemare m’a fait sortir de mes habitudes. Dans son roman, l’écrivain manie l’humour comme certains agitaient le fleuret, il n’y a pas si longtemps pour pourfendre leurs adversaires. Une relecture des cent dernières années de l’histoire du Québec à travers les aventures de la famille Foulanault qui profite de toutes les occasions pour empocher des sous et s’enrichir. Ils s’accommodent avec la pensée dominante et tendent la main à ceux et celles qui cherchent à vivre des moments que les pouvoirs politique et religieux dénoncent vivement. L’Interlope, un édifice majestueux construit par l’ancêtre Octave, dans un lieu stratégique de la ville de Montréal, coin Saint-Laurent et Sainte-Catherine, en plein cœur de ce que l’on a nommé le Red Light où les marginaux de toutes les époques ont trouvé refuge et certaines consolations. Une occasion pour cet écrivain de se moquer de nos discours, de nos campagnes de moralité, de raconter l’évolution des mœurs au Québec qui passe par la stricte rigidité de l’Église vers une plus grande tolérance des différences. Un regard percutant, un humour décapant et aussi un courage certain pour ridiculiser les tenants de la rectitude de maintenant qui cherchent à refaire l’histoire occidentale et la plier à leurs obsessions individuelles.  

 

Une famille d’entrepreneurs, très respectable, les Foulanault, de père en fils et en fille, dirige cette entreprise plutôt originale. L’Interlope, un édifice grandiose que l’on pourrait qualifier de «multifonctionnel» se métamorphose selon le temps et les mœurs, attire une faune de marginaux qui entendent vivre des expériences qui sont souvent condamnées dans la société. L’écrivain, avec un humour corrosif, s’attarde à nos travers et à nos manières de voir, de réagir aux diktats qui ont régné au Québec au cours des années. Tout y passe! Les directives strictes de l’Église sont incontournables en remontant dans le siècle, les politiques et les combats de Duplessis. Plus près de nous, il y a eu la fameuse Révolution tranquille et l’évolution des mœurs, le féminisme en particulier et l’affirmation de sa différence dans la vie publique. Le défilé de la fierté gaie aurait fait scandale il y a quelques décennies, on s’en doute.

Bien sûr, il ne faut pas oublier le club de hockey du Canadien de Montréal qui ne savait plus perdre à une certaine époque et qui remportait la coupe Stanley une fois tous les trois ans. Les temps ont bien changé en ce qui concerne les péripéties de la Sainte-Flanelle. La présence des Québécois dans cette formation adorée est de plus en plus effacée et témoigne de la mondialisation de ce sport.

Les Foulanault ont rapproché les anglophones des francophones alors que c’était très mal vu, organisant des rencontres où l’on «mélangeait les langues». Les homosexuels et les lesbiennes qui vivaient leur sexualité dans la clandestinité y ont trouvé refuge. À l’Interlope, tous pouvaient sortir du placard et s’imposer sans risquer les foudres des biens pensants. Tout comme des réunions entre gens de races et d’origines diverses. Jusqu’à nos jours où l’identité physique est aussi flottante et instable que les banquises qui fondent à vue d’œil avec les changements climatiques. Tout cela sur fond de poésie et de chants qui marquent les différentes époques.

 

«Un soir de janvier où le calendrier affichait ainsi Charlevoix et Outaouais, l’Agora des huit couleurs entendit les raffinées tournures des Secrets de l’Origami et son autrice Gabrielle Boulianne-Tremblay entrecoupées des extraits plutôt rentre-dedans de José Claer, qu’il puisait dans son Mordre jusqu’au sang dans le rouge à lèvres. Pour la diversitude affalée devant eux sur de moelleux coussins recouvrant le plancher de marbre, ce fut une rare occasion de pouvoir comparer la dentelle avec le dental.» (p.125)

 

AUDACE

 

S’il est relativement facile de se moquer des travers de nos compatriotes des années 20 ou 50, il est plus difficile de caricaturer ses contemporains qui ont la couenne sensible et se montrent souvent belliqueux dans l’affirmation de leur identité ou leurs droits. Je signale le genre masculin et féminin qui en a pris pour son rhume depuis les dernières années où le sexe hérité à la naissance n’a plus l’hégémonie absolue. Ce qui importe, maintenant, c’est l’appartenance que l’on se donne par toutes sortes de mutations et de transformations hormonales et chirurgicales. 

Les Foulanault sont de véritables caméléons et savent encourager la rectitude politique pour gonfler leurs avoirs à la caisse Desjardins en ouvrant leurs portes aux ostracisés. Plus la société devient libertaire et permissive, plus leurs affaires en souffrent. De génération en génération, il faut trouver le filon, la veine pour attirer les laissés pour compte. Il y a constamment des individus qui se voient comme des oubliés et des persécutés, peu importe les époques, il suffit de les repérer.

François Bellemare adopte le point de vue le plus strict et le plus rigide pour ancrer son récit. J’ai aimé particulièrement ses notes de bas de page, de petits bijoux d’humour et de cynisme où il louange les manœuvres de Duplessis contre les grévistes de l’amiante, prenant toujours le contre-pied des contestataires pour mieux faire ressortir nos contradictions et nos travers. Un délice où il est difficile de ne pas étouffer ses rires. 

 


COURAGE

 

Il faut du courage maintenant pour se moquer de l’écriture inclusive et non genrée qui fait des siennes dans certaines revues et même des journaux. Une approche qui nous pousse vers des aberrations linguistiques qui n’a plus rien à voir avec le français ou la langue que j’ai apprise sur les bancs de la petite école? On sait que les tenants de cette récente «religion» ont la mèche courte et François Bellemare n’y va pas de main morte. De quoi rendre fou le correcteur Antidote!

 

«— Merci à toustes les commentateurixes, et touxes celleuxes des nouvelleux contributeurixes aliaes, ainsi qu’à Misix les polticiems participanxes a lo débat des chefxes, cèx eleganx orateutrices, toustes et chacun si déterminaes. Nous sommes restaes douxes entre nouxes, et Monestre lia animateutrice, aël est restae si patient! (Faisant une pause) Damoixes téléspectateurices, toustes vos proches — foeurs, tancles, nvèces — sont toustes contens des nombreuxes nouvols travailleurices — musicaens, ou mecanicienxes, patroms ou employaes, maitrems établixes ou nouvelleaux diplomaes — chacun etant invitae par ims. Ex toustes ceuzes qu restent indécixes, inerepllaes? Yels sont aussi désireuxes d’être heureuxes. Comme le dit maon ban voisaine — un granx poex, olle qui est restae éternyel bonx amy do citoyen moyenx, envers loquyel ul reste dévouae : restons touxes mobilisaes!» (p.180)

 

Ce discours de la première ministre du Québec est un bijou. Rien que pour ce passage, La relance de l’Interlope vaut la peine d’être lue. Une ironie saine, maîtrisée avec parfois quelques exagérations comme il se doit. J’ai pris un plaisir particulier à cette prose qui se moque de tous nos travers, de nos manies et de nos grands et petits débats qui perdent bien de la saveur avec le temps. François Bellemare renoue ainsi avec Marie Calumet, de Rodolphe Girard et La scouine, d’Albert Laberge, qui ont appris durement à leur époque que le clergé et les évêques n’avaient pas l’humour des gens ordinaires qui s’amusaient avec des chansons grivoises quand ils avaient vidé un verre ou plus. En espérant que François Bellemare ne reçoive pas le traitement que la société réservait à ces écrivains, les ostracisant et les condamnant à la misère.

Un regard, une perception, une manière de dépeindre des travers qui ne manquent jamais de s’imposer même dans ce que nous nommons avec le plus grand sérieux, la modernité où l’on prône la tolérance, l’égalité et l’individualité tous azimuts. Tout cela pour montrer que nous avons échappé au collectif le plus étouffant au cours des décennies pour se plier à un «je» despote qui permet toutes les dérives. 

De beaux moments avec François Bellemare, un écrivain audacieux et original qui nous sort du ronron quotidien et de nos habitudes de lecture.

 

BELLEMARE FRANÇOISLa renaissance de l’Interlope, Éditions du Sémaphore, Montréal, 208 pages. 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/la-renaissance-de-linterlope/ 

jeudi 18 mai 2023

DANIEL GAGNON-BARBEAU A VÉCU L’ENFER

JE N’AI PAS été un fidèle de Daniel Gagnon-Barbeau et de ses publications. Je l’ai lu ici et là, me laissant entraîner par les chemins de lecture qui ne vont jamais en ligne droite. Et me voilà avec un petit livre dans les mains, un titre qui étonne : Dans les ténèbres de l’omerta. Un ouvrage où il s’attarde… Quel terme utiliser? L’écrivain nous pousse plutôt dans l’univers des enfants agressés, violentés de toutes les façons imaginables, de jeunes garçons qui sont livrés à des adultes sans âme, des proches, des parents malveillants en plus. Là encore, je ne trouve pas les mots pour qualifier ces démons. On a beaucoup parlé des sévices que les autochtones ont vécus, des petits kidnappés dans leur milieu, enfermés dans des pensionnats où ils ont enduré tous les outrages en plus de devoir enterrer leur origine et leur langue. C’est certainement la pire chose qui peut arriver à un garçon et une jeune fille qui commencent à peine à s’émerveiller des beautés du monde. Pourtant, on oublie souvent que des Québécois francophones ont subi un sort similaire, surtout dans des institutions d’enseignement où ils ont été violés, violentés et battus. Que dire des orphelins de Duplessis? Mon ami Bruno Roy m’en a tellement parlé.

 

Le mot qui m’a tiraillé tout au long de la lecture de Daniel Gagnon-Barbeau? Pourquoi? Pourquoi l’écrivain plonge dans ce récit insoutenable? Il faut parcourir tout le livre, cette «complainte» pour comprendre. D’abord, ce curieux mot pour qualifier le texte. On dit, selon Le Larousse, qu’il s’agit d’une chanson populaire racontant les malheurs d’un personnage. Un genre traditionnel important que j’aime beaucoup. Je pense surtout à La mort en camion interprétée par Michel Faubert. Un chant troublant parce que le défunt relate son histoire, son décès lors d’un accident. Il fait ses adieux à sa famille et sa mère.

Daniel Gagnon-Barbeau répond à la toute fin à cette question qui m’a fait hésiter souvent à tourner une page. 

 

«Dans la cinquantaine, j’ai retrouvé des souvenirs effroyables d’abus et de prostitution aux mains de mon père, ce qui explique peut-être l’intensité de ma révolte. Je me sens très proche du mouvement et des combats des “moi aussi”. J’admire leur courage de parler. Je me suis rendu compte alors que certaines scènes de mes romans étaient très proches des agressions dont j’avais été victime. Quelques scènes sont encore vives, celles par exemple dans des hôtels où nous étions vendus à des hommes, mais parfois, comme dans Loulou, j’étais jeté nu sur le corps d’une femme, d’une prostituée, simplement pour faire rire perversement mon père et mes oncles avec mon petit sexe d’enfant effaré et humilié devant eux par sa réaction involontaire.» (p.109)

 

Tous les mots de la langue française pour décrire l’agression, les abus pourraient être utilisés ici. Difficile d’imaginer un gamin souillé par son géniteur et forcé à se prostituer avec des adultes?

 

DÉFLAGRATION

 

Voilà un texte dense, rugueux pour ne pas dire étouffant. J’ai eu du mal à le suivre et à entendre tout ce que l’écrivain avait à raconter. Cette complainte est une véritable déflagration. Pourtant, je n’ai pu l’abandonner dans l’horreur, le dégoût et le découragement, dans ces eaux glauques et répugnantes. J’ai eu la sensation de m’enfoncer dans la vase avant de refaire surface une centaine de pages plus loin, à bout de souffle, d’espérance et de colère. Nommer les choses, dire les sévices devient une entreprise de survie pour l’écrivain qui doit y consacrer toute son énergie et son désarroi, s’accrocher aux mots pour repousser ce passé impossible, des scènes qui le hantent.

 

«En racontant l’abus, mais sans obscénité, peut-on faire comprendre le mal de l’intérieur, faire naître une émotion, peut-on vraiment donner forme à l’inexplicable et à l’abjecte violence?» (p.10)

 

La souffrance, l’avilissement, le pire que peut vivre un enfant qui ne demande qu’à faire confiance aux adultes et à profiter de tout ce que la vie peut offrir de merveilles. Un garçon livré aux instincts d’hommes dépravés qui les utilisent comme des objets, des choses malléables que l’on martyrise. 

 

«Il n’était pas rare que nous ayons le corps couvert d’ecchymoses et de morsures, particulièrement sur les cuisses et le bas ventre.» (p.9)

 

À noter que Daniel Gagnon-Barbeau n’emploie jamais le «je» dans sa narration et échappe ainsi à la tentation du drame personnel. Le «nous» permet d’englober le sort et les agressions subies par tous les jeunes qui ont été brutalisés par des adultes qui ont satisfait leurs fantasmes en tuant l’enfance et saccageant l’innocence.

 

DÉTRESSE

 

Un récit qui vous glace le sang et réussit à vous faire vivre la désespérance et la détresse de ces jeunes garçons que l’on traite comme des esclaves. Tous réduits au silence, sans jamais avoir le droit d’ouvrir la bouche ou de se plaindre. La loi de l’omerta pour que tout continue, que tout recommence jour après jour. Chaque phrase vous tourne à l’envers, vous donne envie de brailler. Comment des humains peuvent-ils descendre si bas?

 

«Certains d’entre nous ont connu une vie toute brève et sont morts avant de pouvoir parler. D’autres ont survécu, terrorisés et réduits au silence à jamais par leurs cauchemars et leurs maladies chroniques.» (p.11)

 

Comment garder confiance dans un monde qui se referme comme une huître, où le mutisme étouffe, où le cri, la parole et le hurlement sont interdits? Comment espérer un avenir où il est possible de rire, de s’amuser, de jouer, de s’inventer des rêves et des amitiés? Comment imaginer que la vie peut être différente, belle, heureuse avec des mains qui savent ce que sont les caresses et la tendresse?

 

«Aujourd’hui nous avons l’impression de revenir d’entre les morts, et nous nous demandons comment cela a pu arriver, comment nous avons pu réussir à survivre à ce monde tyrannique de bouches et de sexes voraces.» (p.13)

 


ÉCRITURE

 

Daniel Gagnon-Barbeau s’accroche aux mots avec un désir qui tient du désespoir. Il faut tout dire, tout dénoncer, tout décrire pour se débarrasser de l’abjecte et de la douleur, pour refaire surface dans et par les phrases. Mais comment exprimer ce qui ne se dit pas, comment peindre l’inavouable et l’impossible? Écrire pour respirer, pour se faire un petit espace dans sa tête et faire éclater la vérité au grand jour comme une grenade qu’on lance dans la foule. 

 

«En 2003, j’ai obtenu de la Cour supérieure du Québec une citation à comparaître contre mon père pour abus sexuels sur moi enfant. J’ai dû faire ce qu’on appelle “une plainte privée”, car la police et le procureur avaient refusé de m’entendre, protégeant toujours exagérément la réputation des abuseurs. Ma famille m’a ostracisé. C’est dire les difficultés que les victimes d’abus sexuels doivent affronter. Il n’y a pas eu de procès.» (p.110)

 

Révolté, les poings serrés, j’ai refermé ce témoignage désarmant. Comment cela est-il possible? Comment cela peut-il arriver dans une société que l’on déclare civilisée?

Cette complainte est le chant le plus terrible que j’ai pu parcourir au cours des dernières années. 

Je crois que vous ne serez pas nombreux à réagir ou à vous risquer Dans les ténèbres de l’omerta. Je vous connais mes lecteurs. Vous n’aimez pas ce genre de témoignage. Je vous comprends, mais nous devons savoir, entendre ceux et celles qui osent prendre la parole, dénoncer, accuser et décrire une enfance où tout leur a été enlevé. 

Il a fallu une immense détermination à Daniel Gagnon-Barbeau pour plonger dans cette entreprise qu’il a illustrée avec des éclaboussures à l’encre noire, des taches, des visages grugés, rongés, mordus et défaits, inquiétants et farouches, flottants entre la vie et la mort. 

Quel courage a cet écrivain et peintre touché à l’âme et dans son intelligence! Nous avons le devoir de l’entendre et surtout d’écouter sa détresse d’adulte qui reste fragile, si émouvant et vrai. Daniel Gagnon-Barbeau doit se débattre toutes les nuits dans des cauchemars qui le hantent. Il faut lui souhaiter des moments d’apaisement après cette confession qui a dû le laisser la tête vide et le corps épuisé. Voilà un écrivain de courage et de paroles. Un rescapé, un humain digne et admirable qui a vécu l’enfer.

 

GAGNON-BARBEAU DANIELDans les ténèbres de l’omerta, Éditions du Sémaphore, Montréal, 112 pages. 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/dans-les-tenebres-de-lomerta/ 

mercredi 19 avril 2023

LISE DEMERS RESTE TRÈS PERTINENTE

LISE DEMERS raconte, dans l’avant-propos de son roman Le poids des choses ordinaires, qu’il y a vingt ans, pas une maison d’édition n’avait voulu de son manuscrit à la fois politique et contestataire. Un ouvrage qui nous plonge dans les coulisses du gouvernement et de l’enseignement supérieur, qui permet de suivre les manœuvres que certains individus sont prêts à faire pour atteindre les plus hauts sommets. Le pouvoir est un aimant puissant qui finit par piéger à peu près tout le monde, même ceux qui désirent changer les façons de faire en restant intègre et fidèles à leurs principes. Un ministre sur son déclin, redresseur de torts dans sa jeunesse, un professeur d’université qui a su se faufiler dans toutes les instances de l’état, un journaliste sans compromis, une comédienne célèbre devenue une icône, voilà les personnages qui se croisent, se confrontent, s’aident, s’aiment et s’accompagnent pour le meilleur et le pire dans cette histoire pleine de rebondissements. C’était il y a vingt ans, c’est aujourd’hui et demain.

 

Ça ne m’étonne guère que l’on ait refusé ce manuscrit, il y a vingt ans, parce que les éditeurs du Québec se sont toujours montrés frileux en ce qui concerne les questions politiques et les contestations sociales et ouvrières. Et ce n’est pas d’hier. Historiquement, rappelons le sort réservé à Marie Calumet de Rodolphe Girard, à La Scouine d’Albert Laberge ou encore au roman de Jean-Charles Harvey, Les demi-civilisés. On peut ajouter à cette liste Pierre Gélinas. Les vivants, les morts et les autres a été ostracisé et banni en 1959 à cause de son incursion dans les coulisses du syndicalisme et des militants communistes. 

La vie de ces audacieux, la plupart des journalistes, est devenue un enfer après la parution de leurs ouvrages. Ils ont perdu leur emploi et certains ont dû s’exiler pour survivre. Le clergé les avait marqués au fer rouge et quand un évêque lançait un anathème contre une publication au début du siècle dernier, c’était la misère assurée pour son auteur. Une bien triste histoire pour ces écrivains qui osaient s’aventurer dans la marge et montrer les travers et certaines habitudes des Québécois d’alors ou des Canadiens français. 

 

FICTION ET POLITIQUE

 

Tout comme il est difficile de mettre la main sur les ouvrages qui font revivre les grands événements qui ont secoué notre société et qui l’ont traumatisée jusqu’à un certain point. Je pense à la révolte des patriotes de 1837 qui n’a guère trouvé d’échos à l’époque dans notre milieu fictionnel. Curieusement, c’est un Français bien connu, Jules Verne qui a traité de cette insurrection dans Famille-sans-nom publié en 1889, un roman qui nous plonge dans cette révolte. L’auteur de Voyage au centre de la terre et du Tour du monde en 80 jours n’hésite pas à parler de génocide envers la population francophone du Canada. Il a fallu Louis Caron pour revenir sur cette période dans Les fils de la liberté. Cette trilogie s’attarde aux troubles de 1837, à la résistance de Louis Riel et des métis dans l’Ouest canadien en 1869, enfin à la crise d’Octobre en 1970. Les publications qui se penchent sur ces événements sont exceptionnelles. Et, qui s’est aventuré du côté du référendum de 1980 et 1996. 

Même de nos jours, les écrits littéraires abordent rarement de front les luttes pour la syndicalisation et l’indépendance du Québec. Bien sûr, on trouve certains ouvrages, mais mettre le doigt sur des histoires qui racontent ces périodes traumatisantes est peu fréquent. Peu d’auteurs ont l’audace d’un Louis Hamelin qui a replongé dans la crise d’Octobre avec La constellation du lynx. Des sujets qui demeurent un peu tabou et que l’on mentionne toujours du bout des lèvres en ressassant les clichés que les politiciens ont su nous enfoncer dans le cerveau. Si c’était l’Église qui agissait comme frein avant la Révolution tranquille, c’est maintenant certains chroniqueurs qui rendent ces sujets inoffensifs en répétant que cela n’intéresse plus personne. Pourtant… Et avec la dictature du «moi» et du «je» de plus en plus omniprésente dans les médias, on ne risque pas de voir cette tendance se modifier dans les années à venir. 

 

ÉDITIONS

 

Lise Demers face à ces refus et cette incompréhension a fondé les Éditions Sémaphore pour publier ce premier ouvrage de cette maison qui fête ses vingt ans cette année. Un texte dérangeant et particulièrement percutant. Un roman qui aborde la question identitaire des francophones du Québec, les concessions que les politiciens font devant les grandes puissances d’argent, les chercheurs universitaires qui se faufilent dans les coulisses du pouvoir pour rafler toutes les subventions et qui acceptent des montants importants des entreprises privées. Ils perdent ainsi toute autonomie et en arrivent à détourner la mission des institutions de haut savoir au profit des multinationales. Cette situation s’est répandue partout au cours des dernières années. Plus que jamais, ces sujets sont d’une actualité brûlante et il faudrait y ajouter le lobby des pétrolières et des GAFAM qui font la pluie et le beau temps dans notre monde des communications. C’est pourquoi l’idée de republier ce roman pour marquer les vingt ans de cette maison d’édition est un événement.

 

«Loin de s’immoler, Vincent avait abdiqué et sauvegardé sa réputation quelque peu amochée en remerciant certains de ses collaborateurs. Les moins impliqués dans l’affaire avaient écopé, les autres, aussi habiles organisateurs politiques que magouilleurs, avaient dégusté leurs marrons chauds. Paul Royer démissionna de son poste et devint conseiller juridique chez Valmont avant de prendre le contrôle de la compagnie. Vincent s’était tu, se découvrant un amour immodéré pour le jeu entre initiés. Son silence, solidarité ministérielle oblige, lui valut honneur et nouveau ministère.» (p.42)

 

Je songe à ces enquêtes que tous réclament à grands cris et qui accouchent de pétards mouillés. La Commission Charbonneau, par exemple, et le scandale des commandites qui ont fait échouer le référendum de 1995. Et ce n’est pas du côté américain que l’on peut se rassurer quand on voit les magouilles et les manœuvres d’un certain Donald. 

 

JEUNESSE

 

Le poids des choses ordinaires n’a pas pris une ride. Lise Demers n’hésitait pas à se faufiler dans les dessous de la politique, à décrire les stratagèmes de certains qui se ferment les yeux et se bouchent le nez, cautionnant des atrocités sans nom. 

Tout cela incarné par quatre amis d’enfance qui ont emprunté différents chemins pour se hisser dans les hautes sphères du pouvoir et de la recherche universitaire. Tous, sauf un, qui consacre sa vie à débusquer les manœuvres des élus. Un scribe qui dénonce les agissements des figures connues en pratiquant un journalisme d’enquête de plus en plus nécessaire et important dans notre information spectacle. Ces amis sont liés par un secret, un drame dont ils ont été témoins et des


complices d’une certaine façon, alors qu’ils étaient des adolescents. Une histoire qui les unit, les étouffe, fait en sorte qu’ils ferment les yeux la plupart du temps pour se protéger. Comme quoi certains événements peuvent vous marquer et orienter un parcours d’adulte. Heureusement qu’il y a Édouard, le journaliste, la conscience, l’incorruptible qui est là pour révéler les choses et briser ce pacte. La vérité finit par éclater et elle est horrible, mais les mystificateurs trouvent rapidement le moyen de s’en sortir et de rebondir. Personne n’est imputable dans le milieu politique et de la recherche.

La quête des faits masqués par les harangues et les mascarades que sont devenues les conférences de presse est encore et toujours une nécessité dans notre monde qui ressasse des mythes et des discours sur le progrès et la prospérité qui nous poussent vers la destruction de la planète. 

 

QUÊTE

 

Il y a les écrivains, heureusement, pour raconter des vérités que personne ne veut entendre, des idéalistes que l’on refuse dans les maisons d’édition, que l’on rejette du revers de la main parce qu’ils risquent de perturber et qui sait, peut-être de compromettre certaines subventions. Pire, les journalistes ne s’attardent que très rarement à ce genre d’ouvrage. Lise Demers a eu raison de s’entêter et de publier ce livre il y a vingt ans et c’est un devoir que de le ramener dans l’actualité même s’il n’y aura pas beaucoup de bruit autour de l’événement. Elle ne sera pas invitée à Tout le monde en parle et, encore moins, au spectacle de ce Monde à l’envers

Que ça fait du bien de lire ça dans une époque où l’humour est devenu une pandémie qui squatte tous nos médias! Lise Demers maintient cette petite flamme qui permet de communiquer en envoyant des signes lumineux qui nous guident. C’est heureux parce qu’il faut garder l’espoir, croire que l’on peut effleurer la vérité même si cela se fait le plus souvent dans la plus terrible des discrétions. Je ne peux que penser à cet opposant Vladimir Kara Mourza, dissident et opposant à la dictature de Poutine qui vient d’être condamné à vingt-cinq ans de prison. Le poids des choses ordinaires est une flamme qui indique que la littérature doit servir à dénoncer et à démasquer tous les mensonges, se dresser devant les manipulateurs. Oui, ces auteurs risquent de payer chèrement leur quête, mais ils doivent continuer. «Nulle part, aucun régime n’a jamais aimé ses grands écrivains, seulement les petits.» - Alexandre Soljenitsyne.

 

DEMERS LISELe poids des choses ordinaires, Éditions du Sémaphore, Montréal, 208 pages.

 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/le-poids-des-choses-ordinaires-2/

 

vendredi 27 janvier 2023

LA VIE EST UNE LONGUE MÉTAMORPHOSE

DISPARAÎTRE, le titre du recueil de nouvelles de Jacques Lemaire, vient du deuxième texte, une bien étrange histoire. Un jeune homme choisit de devenir invisible pour ses proches. «Il avait donc décidé de n’être rien ni personne, de se supprimer en faisant en sorte qu’on l’oublie et qu’il s’oublie. Aller au bout de cette idée, allait requérir beaucoup de discipline.» Qu’on s’entende bien, ce n’est pas un suicide, cela aurait été trop simple. Une balle, un saut dans le vide et la mort vous emporte dans son silence. Vous n’êtes plus rien alors pour le monde des vivants. Ici, le personnage envisage une longue et patiente ascèse qui demande toutes ses énergies et qui se transforme en projet de vie, une manière de faire sa place dans la société sans provoquer de remous. Est-ce possible? Peut-on respirer sans attirer l’attention des autres, sans qu’un regard se pose sur vous pour vous intégrer à un milieu ou dans des activités humaines?

 

Voilà qui donne le ton à cet étrange recueil de nouvelles qui oublie les mondes rassurants et vous entraîne dans des univers où la question de l’être, de vivre, d’exister devient cruciale et au centre des préoccupations de l’écrivain. Peine du matin, le tout premier texte prévient le lecteur que l’aventure risque de le dérouter. Un homme perd un bras dans son sommeil. Sa femme furieuse, il a sali les draps, le quitte. Elle en a assez. Il sort dans la rue et tente de vendre ce membre inutile aux passants, mais les gens voudraient plutôt acheter l’une de ses jambes. Ça vous donne une idée. 

Je reviens au titre. Comment disparaître, n’être rien pour soi et ses semblables, se confondre avec les éléments du décor et n’être qu’un souffle, ou une petite brise qui fait à peine osciller les branches d’un arbre? Une présence qui n’attire jamais l’attention. Notre candidat à l’anonymat choisit de se modeler à un collègue discret, qui ne s’imposait jamais devant les autres. Pas un chef de file, mais un étudiant qui longeait les murs plutôt.

 

«Il trouva. C’était un de ses camarades d’école, au Collège Saint-Viateur. Il s’appelait Jacques Lemaire. En imitant cette apparence-là, en revêtant ce corps et cette face, en s’habillant à sa manière, en reprenant aussi le même timbre de voix, il pourrait s’effacer. Bref, il lui suffisait de se glisser dans la chair d’un autre, d’un autre pour qui il n’avait aucune affection, ni bonne ni mauvaise. Il tenait absolument à cette indifférence.» (p.8)

 

Comme si le personnage décidait d’échapper à la page pour retrouver ce qu’il était au départ, du blanc dans un gouffre du papier. Devenir invisible en se conformant au moindre geste de l’écrivain. Il y a là une belle allégorie certainement où l’auteur se réinvente, se masque aux yeux du lecteur. Pourtant, personne n’est dupe. «Madame Bovary, c’est moi», aurait dit le fameux Gustave. La question est fort intéressante et prête à beaucoup d’interprétation.

Nous sommes loin de Kafka et de Gregor Samsa de La métamorphose qui se transforme en insecte et glisse hors de la nature humaine. Ce n’est pas l’idée de Jacques Lemaire. Son personnage veut muter tout en restant avec ses semblables. Une sorte de mort de l’ego et du soi, une présence dans l’absence. C’est difficile à cerner et un projet comme ça ne se réalise pas en claquant des doigts.

Curieusement, plus il s’estompe et plus il m’a fait penser à un Christ qui écoute les autres, ceux qui ne demandent qu’à se confier. Le premier à vouloir s’effacer peut-être, c’est le fils de Dieu qui s’est glissé dans le corps d’un homme pour camoufler sa nature divine. 

Notre personnage se joint à un groupe religieux et attire l’attention d’un croyant fanatique et raciste. Au lieu d’être invisible, notre protagoniste devient omniprésent. Wainwright ne voit que lui, le Blanc, dans une foule de fidèles de couleur. Tout le contraire de ce que notre héros souhaite. 

Comme cela arrive fréquemment aux États-Unis, Wainwright décide d’éliminer ce Blanc qui n’est pas à sa place. Il l’abat, un coup de feu. La loi de l’arme qui régit les États-Unis d’Amérique. Les idoles ont la vie dure dans le pays de Joe Biden et ils finissent souvent mal. Comment ne pas songer à John Lennon qui est mort assassiné le 8 décembre 1980, sur le trottoir, en face de chez lui à New York par Mark Chapman, un admirateur

 

«Lui, il écoutait en les regardant dans les yeux. Il pouvait poser une question de temps en temps, pas davantage, et jamais plus qu’une main déposée sur l’avant-bras. Il ne proposait aucun conseil. Sa présence suffisait pour les réconforter. Il ressemblait au vent qui souffle sur l’eau et qui permet de tout oublier.» (p.25)

 

Le personnage de Lemaire effectue le bien juste en étant là, en renonçant à soi et surtout par cette attention où il fixe son interlocuteur, vient le chercher et le fait devenir quelqu’un en se confiant. J’ai pensé au psychiatre ou au psychanalyste qui reçoit des gens qui acceptent de s’épancher. C’est rare de savoir écouter pour rendre l’autre meilleur. Pourtant, il y aura un drame. Mais peut-on tuer quelqu’un qui n’existe pas ou si peu?

 

«On a bien trouvé une flaque de sang et une douille sur le perron de la maison de madame Smith, mais pas de cadavre. Personne n’a même entendu de coup de feu, sauf un témoin, qui a entrevu la scène à travers le rideau de la fenêtre de sa chambre. Mais où se trouve maintenant ce témoin? On dit qu’il est disparu.» (p.29)

 

Celui qui a vu ce meurtre, l’homme derrière la tenture, ne peut être que l’écrivain, mais il restera discret, se contentant de son rôle d’inventeur de personnages et d’histoires. Et qui sait? C’est peut-être lui qui a fait mourir son héros.

 

FASCINATION

 

Voilà un recueil de nouvelles singulières et fort intéressantes. On peut disparaître de multiples façons dans notre monde. On peut se surprendre par hasard, en longeant un mur de miroirs dans un magasin et là, en une seconde, vous avez un étranger devant vous. L’image que l’on se fait de soi n’est jamais celle que les voisins ont de vous. 

C’est fort intéressant. 

Comment sortir de soi, s’oublier, n’être personne ou un autre? On peut le faire en imitant une idole, un personnage connu ou un collègue discret, mais il y a aussi la communauté qui vous avale, qui permet de vous glisser dans une entité plus grande où vous devenez un fidèle tout simplement, un parmi plusieurs. On peut le faire en se joignant à un groupe terroriste qui prend en charge votre identité ou encore vous abandonner à des croyances religieuses. Ça peut dérouter comme dans la nouvelle Le ravin où le narrateur est exécuté par des militaires. Il sort de l’anonymat par une photo.

Bien sûr, la société contemporaine valorise les vedettes vers qui se tournent tous les regards, ces dieux sportifs, ces étoiles de la chanson ou de la télévision qui muent en héros qui n’ont rien à voir avec ce qu’ils sont dans leur quotidien. Eux aussi sont invisibles en quelque sorte et s’effacent pour être un personnage adoré et envié. 

Ce recueil m’a entraîné dans des questionnements sur l’identité, le moi, l’être et la vie. Une réflexion sur ce monde en fuite où tous souhaitent être quelqu’un qui attire l’attention de ses semblables. Jacques Lemaire prend le parti de l’ombre, des humbles qui font partie de la masse et qui disparaissent au coin d’une rue sans laisser de traces.

Des textes étonnants, insolites que j’ai lus avec avidité, qui cherchent à comprendre des figures qui viennent vous bousculer. Mais la vie n’est-elle pas une constante mutation où l’on change à toutes les étapes de son existence?

Un recueil magnifique et percutant dont personne n’a parlé à ma connaissance, des nouvelles originales qui risquent de vous déstabiliser.

 

LEMAIRE JACQUESDisparaître, Éditions SÉMAPHORE, Montréal, 152 pages.

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/disparaitre/

jeudi 1 septembre 2022

NINON MELOCHE INCARNE LE VERBE

PATRICK STRAEHL signe un roman étonnant avec Ninon sur son X. Un peu déroutant au début, ce livre de 200 pages, s’avère le long monologue d’une massothérapeute qui raconte tout ce qui lui passe par la tête pendant son travail. Une parole vivante, théâtrale qui s’exprime en toute liberté. Ninon parle de son enfance, ses amours, ses relations avec ses filles, des jumelles, n’hésite jamais à donner son point de vue sur l’actualité, la pandémie, l’éducation, les jeunes et l’avenir de la planète. Monsieur Henri, son ultime patient (Ninon part à la retraite après la séance) en est réduit à l’état de mannequin qu’elle manipule de toutes les manières possibles. Pas de sexualité, cependant, le client est prévenu. Un roman comme il ne s’en fait plus, qui semble surgir d’une époque révolue. 


On ne peut qu’écouter Ninon raconter les turpitudes de sa vie, elle qui a connu plusieurs existences. Il faut un effort pour apprivoiser cette voix, un certain vocabulaire, une façon de secouer les mots, des expressions et aussi un dire que l’auteur tente de reproduire en plaçant des accents partout. Pas facile d’écrire au son, j’ai vécu l’expérience avec La mort d’Alexandre où j’ai voulu faire entendre la langue de mes proches dans les dialogues. On me l’a reproché, signalant une difficulté de lecture et qualifiant mon livre d’inaccessible. Pourtant, c’était la manière d’Aline, ma mère, qui parlait tout autant que Ninon, foulant sans cesse des sentiers que nous connaissions parfaitement. 

Si ma mère se contentait de ressasser ses chicanes avec les voisins, ce n’est pas le cas de Ninon qui possède une vision plus large de la société. Elle aime les voyages, n’hésite jamais à se rapprocher des autres et, étonnamment, peut aussi écouter ce que les gens veulent bien lui confier. Une bonne vivante qui démontre une empathie peu ordinaire envers les personnes âgées et la jeunesse. Une aidante qui cherche à améliorer le sort de tout le monde. 

Lentement, nous faisons le tour du jardin de Ninon Meloche, cordonnière d’abord, apprentie de son père, un métier quasi disparu même si on se gargarise de développement durable de nos jours. Cordonnier ou cordonnière, c’était l’art de tout recycler. Ces habiles artisans parvenaient à prolonger la vie des chaussures et de différents objets pendant des décennies. 

Après la mort de son paternel, devant le déclin de son commerce, elle deviendra massothérapeute et sera intervenante à l’université où sa tâche consistera à recevoir les étudiants et les étudiantes qui se confient à elle. 

«Moé, j’t’une ouiziwouigue. What You See Is What You Get. Si ça fait pâs ton affaire de m’écouter pendant que j’te masse la carcasse, j’comprends très bien çâ. Tu peux aller ailleûrs. J’peux même te référer, y’aurâ pâs d’rancune de ma pârt. Pa’c’que çâ aussi, c’est dans ma natûre. De pâs être rancuniaîre. Si tu m’fais d’quoi d’plate, tu vâs l’savoir pis m’âs m’en rapp’ler. Mais j’cherch’rai pâs à cultiver un jardin d’rancoeûr envêrs toé. La vie est trop courte poûr entret’nir des sentiments qui font jusse te scraper l’dedans.» (p.19)

Je me suis surpris à lire des passages à haute voix pour trouver la musique, la cadence, tenter de mettre les mots de Ninon à la bonne place et d’imaginer sa prestance et sa manière. Parce que la parole est un chant, de la flûte traversière si l’on veut où l’on s’accorde à un souffle, un phrasé qui vous emporte et vous émeut. Ninon a du bagou, une façon d’occuper l’espace, ce qui m’énerverait certainement dans la vie. Elle se comporte en soliste qui éclipse l’orchestre qui doit se contenter d’un rôle de figurant. Monsieur Henri, son client, sert de faire-valoir.

Voilà toute la difficulté de cette lecture qui tient plus du théâtre et de la scène que du récit traditionnel. On le prend ou on ne le prend pas. Ninon peut fasciner comme rebuter. Elle a fini par me captiver et je l’ai suivie dans les nombreux méandres de son monologue, dans sa manière de voir et de triompher des embûches de la vie. 

 

INTÉRÊT

 

L’intérêt de ce soliloque se situe dans les propos de l’héroïne qui a des idées sur tout, ne se gêne pas pour les exprimer et est dotée d’un formidable « bon sens » comme on dit. Elle raconte des moments heureux avec certains clients qui venaient à la cordonnerie, dont la belle Pauline Julien qui mettait son père dans tous ses états. On ne sait si Gérald Godin suivait avec son sourire énigmatique. 

Il y a eu un mariage avec un camionneur aux grosses mains, expéditif en amour, leurs efforts pour avoir des enfants et l’arrivée des jumelles quand le couple avait renoncé à devenir parents. Fille 01 et fille 02 sont bien différentes, vivant chacune à son bout du Canada. Elles entraîneront leur mère au Japon où Ninon découvrira l’envers de sa personnalité. Elle si exubérante, la parole incarnée, croise des Japonais discrets qui pratiquent l’art de l’effacement. 

Nous effleurons avec elle tous les hoquets de la société. L’école, l’autorité, le travail, les relations de couple, la santé, l’avenir, la pollution, l’indépendance du Québec. Elle a vécu la COVID, s’enfermant dans un CHSLD pour passer autrement cette crise sociale et générationnelle sans précédent. 

«Pis ç’â été l’hécatombe. On s’doutait que les chesseldés, c’était l’maîllon faible de not’ systême, mais là, on l’â su que’que chôse de râre. Des décennies d’négligence qui nous ont pété dans’ face. J’sais pâs si t’âs r’marqué, mais c’t’a partir de lâ que nos chêrs dirigeants, y’ont arrêté d’dire que toutte allait bin aller. Chus très fiêre d’être Québécoise, mais lâ, j’ai eu honte de nous. Poûr moé, ç’â été la goutte qu’y’â faitte déborder mon bol intérieûr. Pis c’est pâs des belles jointûres en ôr qu’y’auraient pu empêcher l’déversement. Dins’ derniaîres années, avant» a Covide, on â connu des évén’ments tragiques qui m’ont faitte rager. Ça s’est accumulé dans mon vâse. Touttes des affaires qui sont arrivées pis qu’c’aurait jamais dû arriver.» (p.144)

Ninon sent bien que rien ne va, mais elle n’a que peu de moyens d’intervenir, ne peut faire totalement confiance aux élus non plus parce qu’ils déçoivent mandat après mandat. Elle incarne la majorité dite silencieuse qui choisit souvent de se tenir en marge et de ne plus se mêler des grands enjeux qui décident de l’avenir de la planète. Heureusement, ce n’est pas le cas de Ninon. Elle est toujours prête à monter aux barricades, même quand l’heure de la retraite sonne. 

Elle a une ouverture d’esprit remarquable et montre une résilience formidable face aux épreuves de la vie. Rien ne semble vouloir modérer son enthousiasme. Voilà une battante qui adore ses filles et tout le monde autour d’elle. Ça m’a remuée parce que cette femme ressemble par certains aspects à ma mère, je l’ai écrit plus haut. Aline avait des idées sur tout et ne se gênait pas pour les exprimer. Si elle était souvent hargneuse et belliqueuse, elle savait aussi quand se montrer généreuse. 

Ninon étourdit par moments, envoûte et m’a fait sourire avec ses propos étonnants. Un personnage plus grand que nature qui arrive à nous émouvoir aux larmes quand on s’abandonne à sa voix et qu’on lui laisse toute la place sur scène. Le verbe s’incarne dans cette femme qui échappe à toutes les normes.

 

STRAEHL PATRICKNinon sur son X, Éditions Sémaphore, Montréal, 200 pages. 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/ninon-sur-son-x/