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jeudi 17 juillet 2025

JACQUES LEMAIRE PEUT NOUS INQUIÉTER

JACQUES LEMAIRE DANS «La vie et l’œuvre de Derek Doyle» m’a profondément déstabilisé. Une ancienne vedette de la chanson populaire s’est terrée dans un manoir de la Gaspésie, loin de tout, pendant un hiver de neige et de froid. Un refuge où le créateur tente d’échapper à la banalité du quotidien et à toutes les contraintes. Quelques personnes le servent et lui vouent un culte pour ne pas dire une forme idolâtrie. Le musicien souhaite toucher la fibre de l’être et provoquer une forme d’illumination avec ses pièces, cherche l’œuvre absolue, celle qui nous pousse dans une autre dimension de l’être. Doyle est une sorte de shaman qui domine ses proches avec une froideur et une insensibilité maléfique. Une plongée dans un monde étrange qui peut ébranler bien des certitudes et faire douter de tout, y compris son propre jugement. 

 

François Lafrenière obtient le contrat. Il va écrire la biographie de Derek Doyle, chanteur célèbre. Il a été choisi par le compositeur et doit le rejoindre dans son refuge de la Gaspésie pour l’interviewer, cerner le personnage. Une semaine avec l’artiste devrait suffire à l’auteur pour accumuler assez de matériaux pour son travail. Le musicien, après une carrière éblouissante, a quitté la scène, mais il continue comme un chercheur dans un laboratoire afin, peut-être, de trouver la source de toutes les musiques, celle du son premier né dans la déflagration du big bang qui a donné naissance à notre univers. 

Lafrenière s’en rendra vite compte. Son horaire est une partition. Doyle n’a rien laissé au hasard. Il y aura des rencontres tous les jours, l’après-midi où l’écrivain pourra poser ses questions et le confronter même. Lafrenière croit se retrouver devant un être exceptionnel et le recul nécessaire à son travail est fortement secoué.

 

«Les personnalités riches et célèbres n’avaient jamais intéressé Lafrenière, les gens de pouvoir non plus, mais un artiste assez imaginatif pour le faire frissonner d’émotion? Oh, ça oui! Un être capable de mettre la beauté en marche? Au plus haut degré! D’être hébergé pendant quelques jours dans sa maison, de bientôt manger à sa table, de profiter de l’occasion pour lui poser toutes les questions qui l’intriguaient, qu’était-ce sinon un rêve éveillé? Et si Doyle n’avait pas le temps de le recevoir immédiatement, Lafrenière n’avait qu’à prendre son mal en patience!» (p.8)

 

Les entretiens médusent le journaliste et le laissent sans voix. Doyle se livre à de longs monologues et paralyse pour ainsi dire son auditeur comme le serpent qui hypnotise sa proie. C’est peut-être l’isolement dans ce manoir enfoui sous la neige au milieu de la forêt, l’atmosphère feutrée et un peu oppressante, la garde rapprochée de l’artiste qui obéit au doigt et à l’œil. 

 

LES PROCHES

 

Jim, l’homme à tout faire, agit comme intendant. Ann, la cuisinière, la compagne du garde du corps, mijote des plats peu ragoûtants. Jenny, l’infirmière, injecte au maître certaines substances qui lui permettent de travailler et d’aller plus loin dans sa quête d’absolu, de cette musique qui touche l’âme. Elle est totalement sous le joug de l’artiste et lui voue une adoration mystique. Jonathan, un jeune garçon, est coupé du monde ambiant. Il porte de grandes coques sur les oreilles pour écouter on ne sait quoi.

 Lafrenière se rend compte rapidement que tous sont prêts à tout pour Doyle. Jamais ils ne remettent en question ses directives. Et il se sent troublé, comme si tout son être et son cerveau s’engourdissaient depuis qu’il est dans ce manoir. Est-ce l’effet Doyle?

 

«— Du bruit blanc? Je ne comprends pas.

-       Vous ne connaissez pas ça? Vraiment? Eh bien, en émettant des ondes à une certaine fréquence, on réussit à annuler tous les autres sons. C’est ça, cette fréquence qu’on appelle le bruit blanc. Et justement ce que je cherche, avec Jonathan, c’est de l’isoler du monde environnant. On aura beau crier, il n’entendra rien. Avec ce traitement, même les battements du cœur sont étouffés. Même chose pour les souvenirs trop douloureux. Il s’agit d’un bon calmant, en tout cas d’après certains psychiatres. Vous comprenez : la disparition de ses parents l’a un peu troublé. Je pense qu’il faut lui engourdir les nerfs.» (p.23)

 

Doyle se prend pour un prophète. Il a rencontré ces éclopés lors de ses pérégrinations et il les pousse au bout de leurs passions et de leurs obsessions. 

 

«— Vous ne voyez toujours pas ce qu’ils cherchent en moi? Eux? Et vous? Vraiment pas? Eh bien, voici : que je le veuille ou non, je suis leur mère nourricière. Je suis investi de leurs désirs. Je suis leur idole. Dieu descendu sur terre. Leur seul espoir d’échapper à la misère de leur vie.» (p.139)

 

Le chanteur tente d’abolir les frontières et tout ce qui peut devenir un frein à sa quête d’absolu. Que ce soit dans sa musique ou dans ses contacts avec ses collaborateurs, il exige un don total. Autrement dit, ses proches doivent renoncer à leur identité et à leur moi pour satisfaire ses moindres caprices. 

Lemaire utilise des procédés connus pour ce genre de despote. Douceur, séduction, grands discours, violence psychologique et imposition de ses dogmes. Doyle dicte ses vérités, ses codes et se place au-dessus de toute moralité, parle de sa fascination pour les dictateurs qui se sont arrogé le droit de vie et de mort sur leurs contemporains et qui ont eu le courage d’aller au bout de leur démence.

 

UN ABSOLU

 

Lafrenière est vite perturbé par le charisme de Doyle, qui lit dans ses pensées, perce des secrets qu’il a refoulés au plus profond de sa conscience. Le maître est un voyant halluciné, qui s’enferme avec des reliques et des objets qui alimentent ses fantasmes lors de certains rituels étranges.

 

«Car Doyle avait l’ambition de créer une musique qui, ne serait-ce que le temps d’une chanson, sous l’insolente domination de la beauté, posséderait une puissance proprement inouïe, où chaque auditeur, chaque être humain éparpillé, fait de morceaux sur des morceaux, regagnerait son unité perdue. C’est aussi cette quête d’un art cristallin tout — l’esprit, l’âme, le corps — qui permet d’expliquer le cas de Lafrenière, ce dérisoire chercheur d’absolu… … Et le maître avait beau lui faire du mal, Lafrenière lui était infiniment reconnaissant, qu’il accepte de descendre jusqu’à lui. Doyle le dominait comme seule une divinité peut le faire avec ses fidèles. Il l’ouvrait à une vie nouvelle, à la fois ridiculement étroite et absolument précieuse.» (p.164)

 

Des réflexions sur la création, la musique, le pouvoir, la politique, la transgression, la vie et la mort, Jacques Lemaire n’épargne personne, tout comme Doyle le fait avec ses proches. Je me suis laissé prendre presque par le délire de cet homme qui pousse Jenny au suicide sans sourciller. La folie fascine quand elle se drape des couleurs de l’art et de la recherche. 

Jacques Lemaire secoue tout l’édifice de la société dans laquelle nous nous agitons, décortique les fibres de la domination, de l’amour qui, dans un tel milieu, est la manifestation d’une tyrannie. 

Voilà une quête d’absolu, de vérité qui exige tout de ceux et celles qui sont au service du chef d’orchestre. On a connu des gourous qui ont rassemblé des disciples autour d’eux pour les subjuguer par la parole, dans des communes qui sont devenues des prisons pour ceux et celles qui ne cherchaient que la paix, l’harmonie et le bonheur. Doyle veut créer sans contraintes, peu importe les conséquences. 

Un roman qui bouscule des certitudes et fait trembler le sol sous vos pieds. Lemaire a quasi réussi à m’envoûter. Doyle est un monstre fascinant, comme tous les monstres. Un ouvrage terrible de vérité et de questionnements. 

 

LEMAIRE JACQUES : «La vie et l’œuvre de Derek Doyle», Éditions Sémaphore, Montréal, 2025, 216 pages, 27,95 $.

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/la-vie-et-loeuvre-de-derek-doyle/

jeudi 27 mars 2025

DIANE GRAVEL SURPREND DANS CE RECUEIL

DIANE GRAVEL nous offre un recueil de nouvelles particulier avec Aux absents les os. Dix-neuf textes qui nous font entrer dans une famille sur trois générations. Des grands-parents d’abord au début du siècle dernier qui sont évoqués et tous les frères et sœurs qui se retrouvent pour le décès de Madeleine, qui a eu huit enfants. Une mort soudaine, dans la soixantaine, d’un cancer foudroyant comme cela arrive de plus en plus. Oui, des histoires de fratrie, des portraits fragmentés où les points de vue convergent et donnent un éclairage particulier aux péripéties qui ont marqué ce clan à travers la périlleuse aventure de la vie. Assez pour dévoiler les affinités et les conflits qui surgissent dans une famille ou des événements qui traumatisent un peu tout le monde. Tout cela et bien plus encore dans la deuxième publication de cette écrivaine originaire de Chicoutimi. 

 

Tout se mélange et se bouscule dans ces nouvelles pas tout à fait comme celles que j’ai l’habitude de lire. Parce qu’elles sont intimement imbriquées les unes aux autres et qu’un texte donne un éclairage à certains faits ou incidents. C’est un tout, avec chacune des histoires qui a sa raison d’être et qui permettent de mieux comprendre les liens et les conflits qui persistent dans cette famille. Un véritable tricot qui fait que tout tient ensemble. 

Madeleine était une originale qui avait ses secrets, des amours et une vie que même son mari n’a pas été capable de percer. Discrète cette Madeleine, volontaire et solide. Une femme qui savait où elle allait et surtout ce qu’elle ne voulait pas. Et comment échapper aux traumatismes qui marquent la lointaine enfance où l’on apprend la terrible tâche de devenir adulte en passant par l’étroit chemin de l’adolescence? Madeleine a vécu un drame dont elle ne peut parler et qu’elle a tenté de biffer de sa mémoire de toutes les manières possibles certainement.

 

«Difficile à suivre, ma mère. Dans l’étendue de ses idées avant-gardistes comme dans ses chantiers à bras d’homme sur la ferme. Dans l’expression de son originalité comme dans le rayonnement de son engagement social. Son autorité naturelle avait imposé le respect. Elle était venue à bout de toutes ses entreprises. Sauf celle qu’elle avait envisagée pour moi. Je lui avais opposé la résistance d’une enfant rebelle, l’insoumission d’une adolescente incontrôlable. Féministe parmi les femmes soumises de son époque, elle avait néanmoins pu être dure avec sa fille. Personne ne savait qui des deux provoquait l’autre.» (p.10)

 

Les familles nombreuses sont à l’origine de bien des écrits marquants de notre littérature et ont souvent été à l’origine de terribles conflits. Je pense à Jean-Philippe Pleau maintenant, qui doit se défendre devant les tribunaux pour «outrage à ses proches». Pourtant, son récit Rue Duplessis ne fait que raconter son enfance et les liens qu’il avait avec ses parents et son parcours. Ce n’est pas non plus s’en rappeler les démêlés de Gabrielle Roy avec sa sœur Adèle, qui a tenté de discréditer l’œuvre de Gabrielle de toutes les manières possibles. 

Des querelles, des bouderies de filles qu’on finit par comprendre. Par exemple, Laure, qui refuse d’assister aux funérailles tout en demeurant dans les environs comme si elle ne pouvait s’empêcher de graviter autour de sa mère. Des différends, bien sûr, des silences, de l’inceste, des accusations, des amours, un suicide qu’il fallait vivre dans le plus grand des secrets parce que la parenté et la société n’auraient jamais permis qu’on discute de ces événements sans filtres. Des originaux et des déviants, un grand-père un peu borné qui a traumatisé son fils à tout jamais en le dressant comme une bête. 

 

«Henri se souvient. Le grand-père paternel se prenait pour un chef de meute. Sa conception de la famille. D’ailleurs, il s’inspirait des comportements des animaux pour assurer l’éducation d’Henri. Son mâle alpha qu’il disait. Successeur désigné. Le vieux ne savait pas lire les âmes.» (p.38)

 

On trouve de tout dans une fratrie. Des débrouillards, des moins doués, des obsédés et des handicapés, des événements qui ont secoué tout le monde, des sujets tabous qui ont marqué Madeleine, et surtout sa petite sœur, qui avait de la difficulté à comprendre ce qu’elle voyait et entendait. 

C’était le cas dans ma famille où il y avait des histoires que personne n’évoquait ou n’osait mentionner dans les rencontres où les esprits s’échauffaient parfois quand on vidait un peu trop rapidement une bouteille. C’étaient des secrets, des gestes que tous taisaient, des propos interdits. Des silences qui concernaient les femmes surtout, des récits de violence ou d’inceste, de viols commis par les pères. Un mutisme qui protégeait toujours les agissements des hommes et leurs agressions. J’ai abordé ces sujets dans La mort d’Alexandre et surtout dans Les oiseaux de glace où je raconte, en laissant beaucoup d’espace à mon imaginaire, un moment de la vie de ma marraine qui a connu l’enfer pour ne pas dire autre chose avec l’un de mes oncles. 

 

TOURNANT

 

Des faits qui ont orienté la vie de Madeleine, sa façon d’aborder la vie et d’envisager le présent, de surmonter les difficultés qu’elle a dû affronter au jour le jour. Ses enfants ont été marqués par certains événements, bien sûr. On transmet ses traumatismes, ses peurs et ses angoisses à ses rejetons, qu’on le veuille ou non. Madeleine n’a jamais évoqué le drame de son adolescence et a fait en sorte que jamais rien ne paraisse. 

 

«Le nœud n’aurait pu se resserrer davantage que ce fameux soir-là. Comme toujours, Gisèle enviait, épiait, suivait sa sœur. Jusque dans la grange, où elle la surprit dans les bras d’un garçon et, quatre mois plus tard, en pleine fausse-couche. Quinze ans. Gisèle l’observa envelopper le fœtus mort-né dans une guenille, puis, tenant “la chose” d’une seule main, attraper de l’autre une pelle. La petite la suivit dehors à son insu. Dans le soir éclairé par la lune, la malheureuse cherchait, sans doute, un endroit pour ensevelir son fardeau. À force de tourner en rond, elle s’effondra, à genoux.» (p.51)

 

Ce recueil de nouvelles, caractérisé par l’entrelacement des frères et sœurs, des parents, brosse un portrait de famille unique qui nous plonge dans une époque, des conflits, des oppositions, des jalousies et parfois des vengeances qui peuvent ressurgir des décennies plus tard. Tout ce qui unit une tribu et la déchire, tout ce qui les éloigne les uns des autres, comme s’ils survivaient sur des planètes différentes. Tous incapable de rompre tout contact. 

 

ÉPOQUE

 

L’écrivaine dresse un portrait de toute une époque, celle du début du siècle dernier avec la colonisation en Abitibi et l’emprise du clergé sur la vie des femmes surtout. Il y avait aussi le monde politique qui ne brillait pas par sa clairvoyance et ses idées d’avant-garde. On le sait, l’église s’est longtemps opposée à la création d’un ministère de l’Éducation et à la scolarisation des enfants. On faisait alors l’éloge de l’ignorance et tout ce que l’on devait mémoriser était les questions et les réponses du catéchisme. Heureusement, il y a eu la Révolution tranquille qui a transformé le pays du Québec et permis la grande libération des femmes avec la contraception et la pensée féministe qui a contribué à rendre plus égalitaire notre société et le partage du travail. Madame Jeannette Bertrand en témoigne de façon éloquente en racontant sa vie et le siècle dernier avec son centenaire de naissance, qui est devenu un événement national.

 

MONDE

 

Madame Gravel décrit un monde sans pitié, dur, difficile, dans lequel on n’hésite pas à ostraciser ceux qui ne respectent pas les règles, ou ceux qui dévient des normes à suivre et de la morale. Madeleine a connu ce genre d’amour défendu. Tout comme Camille, qui a dû réfréner son attirance pour les femmes. Une société où il y avait des interdits qui ont étouffé bien des gens et refoulé des désirs qui se vivent maintenant au grand jour. 

Des maladies, des obsessions comme celle de Lévis, qui est fasciné par les os qu’il collectionne et assemble pour s’inventer des êtres fantasmagoriques. Une manie, une fixation qui m’a laissé sans mots. 

 

«Mais ce soir, il a tiré tous les rideaux. Il n’a pas supporté d’avoir à combler de terre la sépulture de sa mère. Le fils endeuillé, reclus, n’attend rien de personne. Jamais il ne l’abandonnerait là, toute seule, dans le froid et le noir. Il sait faire avec l’excavatrice pour retirer neige et terre, remonter le cercueil et arracher le couvercle. Suffit de visualiser la suite avec méthode, s’exécuter sur place sans trop réfléchir : emporter le corps dans son véhicule, remettre le cercueil en place, le recouvrir comme il se doit, quitter les lieux, entrer chez lui à l’abri des regards et déposer la dépouille au centre de sa chambre secrète.» (p.27)

 

Tout cela dans une même famille, à une époque où les gens étaient abandonnés à eux-mêmes et qu’ils devaient se débrouiller avec les moyens du bord comme on dit. Des personnes qui nous montrent, en dépit des prophètes de malheur et des nouveaux censeurs, que le Québec a effectué des pas de géant vers la modernité et la liberté de penser et d’agir, au point de se perdre dans un tourbillon et de ne plus savoir où chercher la vérité ni démêler le vrai du faux. Comme quoi chaque époque doit faire des choix et prendre de grandes décisions, ou encore accepter de ne rien faire comme nous le faisons depuis 1980 en ce qui concerne notre avenir politique. Un recueil solide, inquiétant par moments, très beau et surtout très généreux et sincère. C’est une formidable aventure de lecture, une plongée dans un monde qui nous rappelle d’où nous provenons et qui nous permet de voir le présent d’un autre œil, et peut-être même de mieux l’évaluer et de comprendre nos parcours. Tous au Québec, nous venons de loin. Surtout, une écriture vive, enlevante, qui vous garde en alerte. Quelle belle découverte que ces textes de Diane Gravel.

 

GRAVEL DIANE : Aux absents les os, Éditions Sémaphore, Montréal, 88 pages.

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/aux-absents-les-os/

jeudi 7 septembre 2023

UNE BELLE FAÇON DE RIRE DE NOS TRAVERS

LA RENAISSANCE DE L’INTERLOPE de François Bellemare m’a fait sortir de mes habitudes. Dans son roman, l’écrivain manie l’humour comme certains agitaient le fleuret, il n’y a pas si longtemps pour pourfendre leurs adversaires. Une relecture des cent dernières années de l’histoire du Québec à travers les aventures de la famille Foulanault qui profite de toutes les occasions pour empocher des sous et s’enrichir. Ils s’accommodent avec la pensée dominante et tendent la main à ceux et celles qui cherchent à vivre des moments que les pouvoirs politique et religieux dénoncent vivement. L’Interlope, un édifice majestueux construit par l’ancêtre Octave, dans un lieu stratégique de la ville de Montréal, coin Saint-Laurent et Sainte-Catherine, en plein cœur de ce que l’on a nommé le Red Light où les marginaux de toutes les époques ont trouvé refuge et certaines consolations. Une occasion pour cet écrivain de se moquer de nos discours, de nos campagnes de moralité, de raconter l’évolution des mœurs au Québec qui passe par la stricte rigidité de l’Église vers une plus grande tolérance des différences. Un regard percutant, un humour décapant et aussi un courage certain pour ridiculiser les tenants de la rectitude de maintenant qui cherchent à refaire l’histoire occidentale et la plier à leurs obsessions individuelles.  

 

Une famille d’entrepreneurs, très respectable, les Foulanault, de père en fils et en fille, dirige cette entreprise plutôt originale. L’Interlope, un édifice grandiose que l’on pourrait qualifier de «multifonctionnel» se métamorphose selon le temps et les mœurs, attire une faune de marginaux qui entendent vivre des expériences qui sont souvent condamnées dans la société. L’écrivain, avec un humour corrosif, s’attarde à nos travers et à nos manières de voir, de réagir aux diktats qui ont régné au Québec au cours des années. Tout y passe! Les directives strictes de l’Église sont incontournables en remontant dans le siècle, les politiques et les combats de Duplessis. Plus près de nous, il y a eu la fameuse Révolution tranquille et l’évolution des mœurs, le féminisme en particulier et l’affirmation de sa différence dans la vie publique. Le défilé de la fierté gaie aurait fait scandale il y a quelques décennies, on s’en doute.

Bien sûr, il ne faut pas oublier le club de hockey du Canadien de Montréal qui ne savait plus perdre à une certaine époque et qui remportait la coupe Stanley une fois tous les trois ans. Les temps ont bien changé en ce qui concerne les péripéties de la Sainte-Flanelle. La présence des Québécois dans cette formation adorée est de plus en plus effacée et témoigne de la mondialisation de ce sport.

Les Foulanault ont rapproché les anglophones des francophones alors que c’était très mal vu, organisant des rencontres où l’on «mélangeait les langues». Les homosexuels et les lesbiennes qui vivaient leur sexualité dans la clandestinité y ont trouvé refuge. À l’Interlope, tous pouvaient sortir du placard et s’imposer sans risquer les foudres des biens pensants. Tout comme des réunions entre gens de races et d’origines diverses. Jusqu’à nos jours où l’identité physique est aussi flottante et instable que les banquises qui fondent à vue d’œil avec les changements climatiques. Tout cela sur fond de poésie et de chants qui marquent les différentes époques.

 

«Un soir de janvier où le calendrier affichait ainsi Charlevoix et Outaouais, l’Agora des huit couleurs entendit les raffinées tournures des Secrets de l’Origami et son autrice Gabrielle Boulianne-Tremblay entrecoupées des extraits plutôt rentre-dedans de José Claer, qu’il puisait dans son Mordre jusqu’au sang dans le rouge à lèvres. Pour la diversitude affalée devant eux sur de moelleux coussins recouvrant le plancher de marbre, ce fut une rare occasion de pouvoir comparer la dentelle avec le dental.» (p.125)

 

AUDACE

 

S’il est relativement facile de se moquer des travers de nos compatriotes des années 20 ou 50, il est plus difficile de caricaturer ses contemporains qui ont la couenne sensible et se montrent souvent belliqueux dans l’affirmation de leur identité ou leurs droits. Je signale le genre masculin et féminin qui en a pris pour son rhume depuis les dernières années où le sexe hérité à la naissance n’a plus l’hégémonie absolue. Ce qui importe, maintenant, c’est l’appartenance que l’on se donne par toutes sortes de mutations et de transformations hormonales et chirurgicales. 

Les Foulanault sont de véritables caméléons et savent encourager la rectitude politique pour gonfler leurs avoirs à la caisse Desjardins en ouvrant leurs portes aux ostracisés. Plus la société devient libertaire et permissive, plus leurs affaires en souffrent. De génération en génération, il faut trouver le filon, la veine pour attirer les laissés pour compte. Il y a constamment des individus qui se voient comme des oubliés et des persécutés, peu importe les époques, il suffit de les repérer.

François Bellemare adopte le point de vue le plus strict et le plus rigide pour ancrer son récit. J’ai aimé particulièrement ses notes de bas de page, de petits bijoux d’humour et de cynisme où il louange les manœuvres de Duplessis contre les grévistes de l’amiante, prenant toujours le contre-pied des contestataires pour mieux faire ressortir nos contradictions et nos travers. Un délice où il est difficile de ne pas étouffer ses rires. 

 


COURAGE

 

Il faut du courage maintenant pour se moquer de l’écriture inclusive et non genrée qui fait des siennes dans certaines revues et même des journaux. Une approche qui nous pousse vers des aberrations linguistiques qui n’a plus rien à voir avec le français ou la langue que j’ai apprise sur les bancs de la petite école? On sait que les tenants de cette récente «religion» ont la mèche courte et François Bellemare n’y va pas de main morte. De quoi rendre fou le correcteur Antidote!

 

«— Merci à toustes les commentateurixes, et touxes celleuxes des nouvelleux contributeurixes aliaes, ainsi qu’à Misix les polticiems participanxes a lo débat des chefxes, cèx eleganx orateutrices, toustes et chacun si déterminaes. Nous sommes restaes douxes entre nouxes, et Monestre lia animateutrice, aël est restae si patient! (Faisant une pause) Damoixes téléspectateurices, toustes vos proches — foeurs, tancles, nvèces — sont toustes contens des nombreuxes nouvols travailleurices — musicaens, ou mecanicienxes, patroms ou employaes, maitrems établixes ou nouvelleaux diplomaes — chacun etant invitae par ims. Ex toustes ceuzes qu restent indécixes, inerepllaes? Yels sont aussi désireuxes d’être heureuxes. Comme le dit maon ban voisaine — un granx poex, olle qui est restae éternyel bonx amy do citoyen moyenx, envers loquyel ul reste dévouae : restons touxes mobilisaes!» (p.180)

 

Ce discours de la première ministre du Québec est un bijou. Rien que pour ce passage, La relance de l’Interlope vaut la peine d’être lue. Une ironie saine, maîtrisée avec parfois quelques exagérations comme il se doit. J’ai pris un plaisir particulier à cette prose qui se moque de tous nos travers, de nos manies et de nos grands et petits débats qui perdent bien de la saveur avec le temps. François Bellemare renoue ainsi avec Marie Calumet, de Rodolphe Girard et La scouine, d’Albert Laberge, qui ont appris durement à leur époque que le clergé et les évêques n’avaient pas l’humour des gens ordinaires qui s’amusaient avec des chansons grivoises quand ils avaient vidé un verre ou plus. En espérant que François Bellemare ne reçoive pas le traitement que la société réservait à ces écrivains, les ostracisant et les condamnant à la misère.

Un regard, une perception, une manière de dépeindre des travers qui ne manquent jamais de s’imposer même dans ce que nous nommons avec le plus grand sérieux, la modernité où l’on prône la tolérance, l’égalité et l’individualité tous azimuts. Tout cela pour montrer que nous avons échappé au collectif le plus étouffant au cours des décennies pour se plier à un «je» despote qui permet toutes les dérives. 

De beaux moments avec François Bellemare, un écrivain audacieux et original qui nous sort du ronron quotidien et de nos habitudes de lecture.

 

BELLEMARE FRANÇOISLa renaissance de l’Interlope, Éditions du Sémaphore, Montréal, 208 pages. 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/la-renaissance-de-linterlope/ 

jeudi 18 mai 2023

DANIEL GAGNON-BARBEAU A VÉCU L’ENFER

JE N’AI PAS été un fidèle de Daniel Gagnon-Barbeau et de ses publications. Je l’ai lu ici et là, me laissant entraîner par les chemins de lecture qui ne vont jamais en ligne droite. Et me voilà avec un petit livre dans les mains, un titre qui étonne : Dans les ténèbres de l’omerta. Un ouvrage où il s’attarde… Quel terme utiliser? L’écrivain nous pousse plutôt dans l’univers des enfants agressés, violentés de toutes les façons imaginables, de jeunes garçons qui sont livrés à des adultes sans âme, des proches, des parents malveillants en plus. Là encore, je ne trouve pas les mots pour qualifier ces démons. On a beaucoup parlé des sévices que les autochtones ont vécus, des petits kidnappés dans leur milieu, enfermés dans des pensionnats où ils ont enduré tous les outrages en plus de devoir enterrer leur origine et leur langue. C’est certainement la pire chose qui peut arriver à un garçon et une jeune fille qui commencent à peine à s’émerveiller des beautés du monde. Pourtant, on oublie souvent que des Québécois francophones ont subi un sort similaire, surtout dans des institutions d’enseignement où ils ont été violés, violentés et battus. Que dire des orphelins de Duplessis? Mon ami Bruno Roy m’en a tellement parlé.

 

Le mot qui m’a tiraillé tout au long de la lecture de Daniel Gagnon-Barbeau? Pourquoi? Pourquoi l’écrivain plonge dans ce récit insoutenable? Il faut parcourir tout le livre, cette «complainte» pour comprendre. D’abord, ce curieux mot pour qualifier le texte. On dit, selon Le Larousse, qu’il s’agit d’une chanson populaire racontant les malheurs d’un personnage. Un genre traditionnel important que j’aime beaucoup. Je pense surtout à La mort en camion interprétée par Michel Faubert. Un chant troublant parce que le défunt relate son histoire, son décès lors d’un accident. Il fait ses adieux à sa famille et sa mère.

Daniel Gagnon-Barbeau répond à la toute fin à cette question qui m’a fait hésiter souvent à tourner une page. 

 

«Dans la cinquantaine, j’ai retrouvé des souvenirs effroyables d’abus et de prostitution aux mains de mon père, ce qui explique peut-être l’intensité de ma révolte. Je me sens très proche du mouvement et des combats des “moi aussi”. J’admire leur courage de parler. Je me suis rendu compte alors que certaines scènes de mes romans étaient très proches des agressions dont j’avais été victime. Quelques scènes sont encore vives, celles par exemple dans des hôtels où nous étions vendus à des hommes, mais parfois, comme dans Loulou, j’étais jeté nu sur le corps d’une femme, d’une prostituée, simplement pour faire rire perversement mon père et mes oncles avec mon petit sexe d’enfant effaré et humilié devant eux par sa réaction involontaire.» (p.109)

 

Tous les mots de la langue française pour décrire l’agression, les abus pourraient être utilisés ici. Difficile d’imaginer un gamin souillé par son géniteur et forcé à se prostituer avec des adultes?

 

DÉFLAGRATION

 

Voilà un texte dense, rugueux pour ne pas dire étouffant. J’ai eu du mal à le suivre et à entendre tout ce que l’écrivain avait à raconter. Cette complainte est une véritable déflagration. Pourtant, je n’ai pu l’abandonner dans l’horreur, le dégoût et le découragement, dans ces eaux glauques et répugnantes. J’ai eu la sensation de m’enfoncer dans la vase avant de refaire surface une centaine de pages plus loin, à bout de souffle, d’espérance et de colère. Nommer les choses, dire les sévices devient une entreprise de survie pour l’écrivain qui doit y consacrer toute son énergie et son désarroi, s’accrocher aux mots pour repousser ce passé impossible, des scènes qui le hantent.

 

«En racontant l’abus, mais sans obscénité, peut-on faire comprendre le mal de l’intérieur, faire naître une émotion, peut-on vraiment donner forme à l’inexplicable et à l’abjecte violence?» (p.10)

 

La souffrance, l’avilissement, le pire que peut vivre un enfant qui ne demande qu’à faire confiance aux adultes et à profiter de tout ce que la vie peut offrir de merveilles. Un garçon livré aux instincts d’hommes dépravés qui les utilisent comme des objets, des choses malléables que l’on martyrise. 

 

«Il n’était pas rare que nous ayons le corps couvert d’ecchymoses et de morsures, particulièrement sur les cuisses et le bas ventre.» (p.9)

 

À noter que Daniel Gagnon-Barbeau n’emploie jamais le «je» dans sa narration et échappe ainsi à la tentation du drame personnel. Le «nous» permet d’englober le sort et les agressions subies par tous les jeunes qui ont été brutalisés par des adultes qui ont satisfait leurs fantasmes en tuant l’enfance et saccageant l’innocence.

 

DÉTRESSE

 

Un récit qui vous glace le sang et réussit à vous faire vivre la désespérance et la détresse de ces jeunes garçons que l’on traite comme des esclaves. Tous réduits au silence, sans jamais avoir le droit d’ouvrir la bouche ou de se plaindre. La loi de l’omerta pour que tout continue, que tout recommence jour après jour. Chaque phrase vous tourne à l’envers, vous donne envie de brailler. Comment des humains peuvent-ils descendre si bas?

 

«Certains d’entre nous ont connu une vie toute brève et sont morts avant de pouvoir parler. D’autres ont survécu, terrorisés et réduits au silence à jamais par leurs cauchemars et leurs maladies chroniques.» (p.11)

 

Comment garder confiance dans un monde qui se referme comme une huître, où le mutisme étouffe, où le cri, la parole et le hurlement sont interdits? Comment espérer un avenir où il est possible de rire, de s’amuser, de jouer, de s’inventer des rêves et des amitiés? Comment imaginer que la vie peut être différente, belle, heureuse avec des mains qui savent ce que sont les caresses et la tendresse?

 

«Aujourd’hui nous avons l’impression de revenir d’entre les morts, et nous nous demandons comment cela a pu arriver, comment nous avons pu réussir à survivre à ce monde tyrannique de bouches et de sexes voraces.» (p.13)

 


ÉCRITURE

 

Daniel Gagnon-Barbeau s’accroche aux mots avec un désir qui tient du désespoir. Il faut tout dire, tout dénoncer, tout décrire pour se débarrasser de l’abjecte et de la douleur, pour refaire surface dans et par les phrases. Mais comment exprimer ce qui ne se dit pas, comment peindre l’inavouable et l’impossible? Écrire pour respirer, pour se faire un petit espace dans sa tête et faire éclater la vérité au grand jour comme une grenade qu’on lance dans la foule. 

 

«En 2003, j’ai obtenu de la Cour supérieure du Québec une citation à comparaître contre mon père pour abus sexuels sur moi enfant. J’ai dû faire ce qu’on appelle “une plainte privée”, car la police et le procureur avaient refusé de m’entendre, protégeant toujours exagérément la réputation des abuseurs. Ma famille m’a ostracisé. C’est dire les difficultés que les victimes d’abus sexuels doivent affronter. Il n’y a pas eu de procès.» (p.110)

 

Révolté, les poings serrés, j’ai refermé ce témoignage désarmant. Comment cela est-il possible? Comment cela peut-il arriver dans une société que l’on déclare civilisée?

Cette complainte est le chant le plus terrible que j’ai pu parcourir au cours des dernières années. 

Je crois que vous ne serez pas nombreux à réagir ou à vous risquer Dans les ténèbres de l’omerta. Je vous connais mes lecteurs. Vous n’aimez pas ce genre de témoignage. Je vous comprends, mais nous devons savoir, entendre ceux et celles qui osent prendre la parole, dénoncer, accuser et décrire une enfance où tout leur a été enlevé. 

Il a fallu une immense détermination à Daniel Gagnon-Barbeau pour plonger dans cette entreprise qu’il a illustrée avec des éclaboussures à l’encre noire, des taches, des visages grugés, rongés, mordus et défaits, inquiétants et farouches, flottants entre la vie et la mort. 

Quel courage a cet écrivain et peintre touché à l’âme et dans son intelligence! Nous avons le devoir de l’entendre et surtout d’écouter sa détresse d’adulte qui reste fragile, si émouvant et vrai. Daniel Gagnon-Barbeau doit se débattre toutes les nuits dans des cauchemars qui le hantent. Il faut lui souhaiter des moments d’apaisement après cette confession qui a dû le laisser la tête vide et le corps épuisé. Voilà un écrivain de courage et de paroles. Un rescapé, un humain digne et admirable qui a vécu l’enfer.

 

GAGNON-BARBEAU DANIELDans les ténèbres de l’omerta, Éditions du Sémaphore, Montréal, 112 pages. 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/dans-les-tenebres-de-lomerta/