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mardi 3 février 2015

Robert Lalonde est un révélateur d’être

J’AVANÇAIS DANS Les luminaires, le gros roman d’Eleanore Catton, un peu indécis devant ce continent littéraire qui demande toute votre énergie. Je flânais aussi du côté de l’essai de Catherine Voyer-Léger sur le métier de critique. Ce n’est pas dans mes habitudes. Je lis un livre à la fois et rien ne peut m’empêcher de me rendre à la dernière phrase. À l’état sauvage de Robert Lalonde est arrivé. J’ai tout abandonné. Comment faire autrement ? Je retrouvais l’ami qui débarque à l’improviste. Vous savez ce genre de copain qui ne donne jamais signe de vie et qui arrive sans s’annoncer. Il suffit de quelques minutes et vous avez l’impression d’avoir discuté pendant des heures. Robert Lalonde est comme ça.

J’attends certains écrivains avec impatience. Aussitôt un livre lu, que j’en voudrais un autre. Je suis toujours en manque d’un nouveau Jacques Poulin, Victor-Lévy Beaulieu, Hervé Bouchard, Nicole Houde, Nancy Huston ou Larry Tremblay. Robert Lalonde est l’un de ceux-là. J’ai soupesé le livre, regardé la page frontispice, lu quelques lignes pour tâter le terrain. J’avais déjà tout le roman.


Mon cœur cognait. Je ne voyageais pas, ne me rendais pas à l’île en visite, je fuyais. Hélène et Jacques m’attendaient sans s’en douter. Ils ne le sauraient pas, je ne parlerais pas. Le mal passerait si je ne l’ébruitais pas. (p.9)

Une phrase, c’est assez pour se perdre ou se trouver, pour partir à l’aventure et vivre toutes les extravagances.
Je retrouvais un monde familier et nouveau, l’envie de courir partout comme un chien fou, les grandes questions existentielles qui collent aux personnages et viennent vous hanter. Les départs et les fuites permettent de se rejoindre, de se retrouver et de respirer peut-être. Cette fois, un écrivain tend la main. J’avoue que c’est tentant de mettre le visage de l’auteur du Monde sur le flanc de la truite sur ce personnage, ce grand rebelle au blouson de cuir usé qui a vécu une rupture et fuit l’univers qui était le sien. Il faut bouger, marcher, revenir sur ses pas pour se refaire une âme et se forger peut-être une nouvelle façon de voir. Être est ce qui importe après tout.

J’ai laissé échapper un petit rire plus incertain que la brise, comme la dernière fois, et j’ai pris place sur la banquette, entre la chatte et le chien, comme la dernière fois. Tout était pareil, hormis le mal que j’avais à m’imiter moi-même. (p.12)

Et encore, les espaces, les paysages qui étourdissent comme les voussures des cathédrales, font oublier un peu la douleur, le manque d’être, l’arrachement qui brûle l’âme. Il faut partir sans jamais arriver à s’oublier, aller vers l’autre quand c’est l’autre qui met ses mains sur vos épaules. L’écrivain retrouve des amis, un jeune garçon qui dérange par sa sagesse et son savoir, des hommes et des femmes qui ont décroché et dissimulent plutôt mal leur blessure. Des enfants se retrouvent dans la plus terrible des solitudes, des hommes et des femmes ont choisi les voies de contournement et n’ont pu en revenir. L’écrivain ne peut qu’écouter leur histoire pour mieux la raconter. Une tournée pour discuter avec des lecteurs en Gaspésie où il se retrouve devant un ancien collègue qui se prend pour un de ses personnages. Ça arrive. J’ai discuté avec une Anna-Belle et un Ulysse à quelques reprises. C’est toujours étrange d’écouter quelqu’un qui jure s’être retrouvé dans une de vos fictions.

Texte

À l’état sauvage pourrait être des nouvelles où le narrateur va d’un univers à l’autre, croise des êtres qui brûlent comme ces papillons quand les flammes montent la nuit. Un écrivain, c’est peut-être une lueur dans l’obscurité qui attire les âmes errantes et les porteurs de secrets. Ces marginaux devinent quand quelqu’un a du temps et sait écouter. Les grandes peines permettent peut-être aussi de s’approcher des autres, de ceux qui savent et qui en ont payé le prix. Des êtres exceptionnels que la société rejette comme du bois de grève. Julot qui désespère ses grands-parents ou Mathias, un hyperactif, qui sent les choses autrement. Tous recherchent un ancrage avec l’écrivain qui trouve dans les histoires et les phrases une certitude qui l’empêche de basculer.

J’aurais voulu dire quelque chose, avouer que j’étais un vaincu qui fuyait, qui avait écrit et écrirait des histoires, mais qui ne savait pas nommer sa peur de la défaite, son effroi de l’heure depuis toujours annoncée, que nous étions, lui et moi, deux aventuriers battus, mais qu’il y avait encore des minutes palpitantes, que ce soir, grâce à lui qui veillait, je sauvais la face, je gardais le feu, qu’il avait arrêté le temps, les heures trop pressées. (p.22)

Écrire, c’est tenter de mettre un peu d’ordre dans le chaos en y introduisant sa confusion. L’écrivain ne peut qu’écouter ces égarés qui rôdent à la lisière, ne demandent qu’à dire ce qui a fait basculer leur vie. Un amour, une violence, une manière d’être que les hommes et les femmes acceptent difficilement. Elle porte toujours tellement les mêmes habits notre société.

J’ai voulu protester, mais il m’a posé sa grande main sur ma bouche. D’un coup la furie m’a lâché et nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, tels deux orphelins entrés étourdiment dans la nuit d’un grand mystère. Sa bouche dans mes cheveux. (p.111)

Une attirance physique et métaphysique entre un homme et un homme, une femme, un enfant permet de tenir la tête hors de la tourmente. Des êtres fascinants, inquiétants comme Jim Norris qui sait mieux parler aux chevaux qu’aux humains, un homme qui a perdu son âme soeur dans un affaissement d’une mine ou un autre qui ne peut s’empêcher de faire des projets pour dompter le présent.

Nature

Lalonde, c’est surtout la nature, le monde sauvage dans sa plénitude et sa dureté. C’est comme si vous glissiez dans un grand corps végétal qui moule, apaise, bouscule et fait oublier les feux qui ravagent l’âme. L’errance du chercheur de chimères, du coureur d’histoires le fait aller en Gaspésie, en Abitibi, au bord du fleuve à Trois-Pistoles ou ailleurs pour trouver un être qui se glisse dans son intériorité.

La Matapédia bouillonnait sous une volée de flocons. Le soleil, par-ci par-là, déchirait la nuée du bleu-noir de l’encre coulant dans l’eau, allumait les bouleaux, faisait des ricochets dans les anses encore dentelées de glace. Soudain, le grésil, mais ça s’arrêtait tout de suite, et sur le pare-brise des diamants étincelaient. Un coup de vent et les épinettes valsaient. (p.62)

C’est toujours comme ça avec Robert Lalonde. Un souffle brasse les arbres et provoque des tremblements d’être, des rencontres lumineuses qui vous mettent dans tous vos états. Et cette écriture qui étourdit par sa justesse et sa beauté. Des phrases comme une caresse qui apaise et étonne, vous redonnent le monde peut-être.
Peu importe, ça bouscule toujours, ça m’arrête quand une image luit comme une pierre sur la plage ou une fleur dans un parterre de mousse. Cet écrivain réussit toujours à aborder les grandes passions qui consument et poussent vers tous les excès. Robert Lalonde est un révélateur d’être.

À L’ÉTAT SAUVAGE  de Robert Lalonde est paru aux Éditions du Boréal, 168 pages, 19,95 $.      

vendredi 30 janvier 2015

Une méditation qui fait oublier le temps et l’espace


La mère prend de plus en plus de place dans notre littérature. Je pense à Francine Noël qui a raconté la vie de sa mère dans La femme de ma vie. Robert Lalonde dresse un portrait saisissant d’une femme qui l’a marqué dans C’est le cœur qui meurt en dernier. Et que dire de Louise Dupré et de L’album multicolore ? Un témoignage saisissant. Au tour d’Hélène Dorion de s’approcher du lit où sa mère est en train de rendre l’âme. La mort a beau être douce, prévisible, elle reste saisissante et un point d’interrogation. Peut-on s’habituer à elle ? Y a-t-il une réponse que l’on peut murmurer à l’oreille d’un proche qui voit l’univers se réduire à un lit d’hôpital, à une fenêtre où se profile un espace qu’il ne pourra plus jamais parcourir ?

Comment meurt-on ? demande la mère d’Hélène Dorion. L’écrivaine tente des réponses, mais elle n’est sûre de rien. Que dire ? Aucun manuel n’explique comment réussir sa mort et vivre celles des autres.
La poétesse ressent un immense chagrin, sent que sa vie glisse. Le départ d’une femme qui nous accompagne depuis notre premier souffle laisse un vide vertigineux. L’écrivaine ne s’attarde pas à son immense peine pourtant. Elle se tourne vers la nouvelle liberté que sa mère lui donne. Comme si une amarre se rompait et qu’elle devenait soi, une femme autonome qui ne peut compter que sur elle.

Ainsi ma mère m’invitait-elle, par sa mort, à remonter vers ma propre source, au-delà même de notre lien physique qui se rompait - jamais plus son visage au creux de ma main, jamais plus son visage. Elle ouvrait la fenêtre de l’automne qui allait souffler sur le passé, égoutter une à une les feuilles jaunies pour que l’hiver, et pour que le printemps adviennent. (p.15)

Un autre soi doit s’affirmer et personne n’est là pour la guider, l’aider à vivre ses expériences. Libre, mais incroyablement isolée. Le corps rejeté ou lancé dans une autre dimension, seul maître de ses désirs, ses peines et ses joies.

Héritage

Le décès d’un proche est un temps pour faire le point, regarder ce qui a été et peut-être ce qui reste à parcourir. L’enfance et l’adolescence reviennent à la surface, des affrontements et des querelles. Il faut tenir tête à ses parents pour devenir adulte, semble-t-il. La jeune Hélène a tenté de réconcilier un couple qui se heurtait souvent, de protéger la paix qu’elle souhaitait. Cette quête sera l’entreprise de sa vie.
L’écriture deviendra une manière de faire la paix autour et en elle. Elle se penchera sur des études de philosophie et des textes sacrés. Et il y aura la poésie et la littérature. L’histoire de l’humanité est une chronique de questions et de tentatives de réponses. Où vis-je, où vais-je, qui suis-je ? Que dire à quelqu’un qui vous regarde dans les yeux et dit que sa vie dépend de votre réponse ?

La philosophie m’a peu à peu ouvert un chemin vers la littérature. Par le biais de penseurs qui, de diverses façons, cherchaient à englober les multiples aspects de l’existence humaine et ouvraient en même temps à la dimension charnelle de l’être, aux sensations et aux émotions au cœur desquelles se jouent nos existences, la littérature est entrée dans ma vie. Soudain, le langage disait autre chose de lui-même, je le voyais mettre en mouvement des formes qui généraient du sens. (p.29)


L’écrivaine jongle, tente des réponses, souvent maladroites. Hélène Dorion pense effleurer quelques certitudes quand tout lui échappe. Et il faut recommencer, vivre l’aventure d’un nouveau livre, la vie, des événements qui la pousseront encore une fois dans une direction imprévue.

Rompre

La mort de la mère est un vent qui nous pousse vers le large. Hélène Dorion vit aussi la fin d’un amour, d’une paix qu’elle croyait acquise. Elle se réfugie dans une île, loin, pour trier le vrai du faux peut-être. Nous ne faisons que cela, toujours, du matin au soir.
Un refuge ravagé par une tornade. Quand elle y retourne, quelques années plus tard, elle constate qu’une catastrophe permet la régénérescence. Il faut la cassure pour que la vie s’impose. Et toutes ces petites morts poussent vers une autre liberté et une meilleure façon d’être.

On ne peut rien retenir, on le sait, mais cette expérience est souvent si douloureuse qu’on la refuse, et l’on reste face à ce qui s’est défait devant soi, impuissant, stupéfait par ce qui s’est transformé à notre insu, est passé du printemps à l’hiver et nous laisse maintenant au milieu de cette dévastation. Et si l’on demeure attaché à ce paysage de ruines, on empêche alors le feu de renaître. (p.56)

Hélène Dorion écrit, lit surtout. L’un ne va pas sans l’autre. Il faut la paix, le calme, s’éloigner des agitations pour se donner une manière de respirer, de vivre sa liberté sans se nier. Il faut une longue course pour y arriver, avant la chambre où on va se demander comment il est possible de mourir. La réussite d’une vie exige toute une vie.

Recommencements

La poétesse sait que les recommencements font s’épanouir l’être, même si cela arrive souvent dans la douleur. Que de patience il faut pour se secouer et devenir l’âme que nous devons être. Parce que nous serons dépourvus un matin, un soir ou au milieu de la nuit, quand les questions referont surface. Toutes les distractions et les affolements ne compteront plus. Il n’y aura que l’être, la façon de voir et de respirer qui fera goûter peut-être ce dernier moment, affirmer que nous avons eu une vie. Tout le reste, on le sait, est futilité.

Dans cette chambre où la vie venait de se fondre dans la mort, je ne tenais qu’à quelques visages aimés, à la splendeur lumineuse que déployait l’horizon, alors même que se refermait celui de ma mère, je ne tenais qu’à si peu, entre ces murs blancs où soufflait le divin et où, comme jamais auparavant, je me savais unie à l’univers, et sentais déjà la vie qui en moi entamait un autre cycle. (p.130)

Recommencements, le titre le dit, est peut-être l’essence de la vie. Il faut toujours reprendre, revenir sur ses pas pour avancer. Ce questionnement commence avant sa naissance et subsiste d’une génération à l’autre. Nous sommes un héritage de faiblesses, de qualités et de bonnes intentions. Les nombreux livres de cette écrivaine sont des pistes qui mènent à ces questionnements qui ne demandent pas de réponses.
Madame Dorion est d’une honnêteté de tous les instants dans son exploration. Une quête que l’écriture permet de cerner. Plus qu’un livre, mais une recherche qui donne du sens à la drôle d’aventure qui s’étire entre le cri de la naissance et le soupir qui ouvre la porte de la mort. Une méditation qui fait oublier le temps et l’espace.

Recommencements d’Hélène Dorion est paru chez Druide Éditeur, 264 pages, 23,95 $.

mercredi 21 janvier 2015

Sommes-nous en train de sombrer dans la barbarie


Les massacres, les prises d’otages, les exécutions font partie de notre réalité avec les frappes aériennes, les bombardements et les opérations des commandos terroristes. L’attentat contre l’équipe de Charlie-Hebdo a laissé le monde dans la stupeur. Pendant ce temps, on a presque ignoré le massacre perpétré par le groupe islamiste Boko Haram au Nigéria. On parle de 2000 victimes. Au Proche-Orient, la guerre fait partie du quotidien depuis des générations. Les enfants n’ont connu que les affrontements et des bombardements du matin au soir, les bombes qui illuminent le ciel comme pour le plus beau des spectacles.

Ghayas Hachem est né à Beyrouth et vit à Montréal depuis des années. Il a vécu la guerre dans son enfance, les bombardements et Play Boys, son premier roman, témoigne de cette réalité de façon troublante. Un monde qui m’a rappelé L’orangeraie de Larry Tremblay, un roman qui rafle des prix depuis sa parution et qui pousse notre réflexion vers ces enfants que l’on mobilise pour commettre des actes terroristes.
Ref’at vit avec son frère Ramzi et sa mère à Beyrouth, une ville devenue un véritable champ de bataille. Le père a disparu et on ne sait s’il est vivant ou mort.

J’ai toujours senti et su que mon père était quelque part, mais il ne fallait pas que je donne l’impression de vouloir en savoir plus. Les larmes coulaient aussitôt sur les joues de ma mère. Son visage se fermait. Il n’était pas mort pour autant. Le noir que maman portait depuis moins d’un an était pour sa mère. (p.34)

Les hommes vont et viennent dans ces pays avec la mort qui colle à leurs talons. La guerre est là, lointaine, à côté dans l’immeuble. Elle devient un spectacle pour les enfants.

C’est là que mon cousin et moi observions ensemble les batailles nocturnes sur la montagne. Les missiles s’y abattaient, violets, bleus, jaunes, orange. Et, comme des oiseaux migrateurs soudain pris de panique, les éventails de balles saupoudraient les villages lointains. Les sons étaient trop faibles. Ils avaient le sérieux de pétards d’enfants. (p.35)

Cow-boy règne au rez-de-chaussée. Ce combattant mène une étrange guerre, interroge des prisonniers, les torture, les élimine avant de recommencer. Et il y a ces autos rutilantes que l’on prend à l’ennemi et que l’on astique pour montrer sa force et sa virilité.
Les cousins s’inventent des aventures avec les voisines et des amours. Ils en sont à cet âge. La mère de Wissame pleure le soir et se plaignant de son mari qui la bat et la viole. Tout bascule quand Ramzi invente un nouvel état qui va régner sur tous les autres. Les jeux prennent l’étrange contour de la réalité où des groupes armés cherchent à éliminer l’autre. Ramzi se nomme chef suprême et s’impose par la force.

Quand Ramzi nous remarqua enfin, il se leva instinctivement et monta sur la chaise. Il demeura immobile un instant. Puis il se mit à lire d’une voix disgracieuse et ferme, en regardant au loin, par-dessus nos têtes, avec un air sombre, et comme si son regard ne se heurtait à aucun mur. « Mesdames et messieurs, gouverneurs de la terre et leurs estimables ministres, je m’adresse à vous en présence de vos états-majors pour vous faire part d’une déclaration historique qui changera le visage de ce monde pour toujours. Après la déclaration que vous entendrez dans quelques instants, il faudra corriger tous les atlas. Aujourd’hui, la carte du monde change à nouveau. Tout comme elle changea après les cataclysmes majeurs qui nous firent passer d’une ère à une autre. Aujourd’hui, je proclame la fondation d’un nouveau pays : l’État des Patriarches. » (p.76-77)

Wissame ne se laisse pas faire, surtout avec un père qui exerce terrorise son foyer et traite sa femme comme une esclave. 

Jeux tragiques

Les jeux se transforment en confrontations d’une cruauté dérangeante. Ref’at se range du côté de son frère et le cousin est battu cruellement. Les enfants reproduisent cette guerre qui déchire la ville, transforme les hommes en fauves qui n’hésitent pas à faire des adolescentes des esclaves sexuelles.
Ref’at rend visite de plus en plus souvent au Cow-boy, est initié à la sexualité et à la violence, manipulé et poussé vers des actes terribles.

« Je veux juste que tu remarques l’origine des balles. Elles sont américaines. Ce ne sont pas les nôtres. Nous tirons normalement des soviétiques. Ça te montre que non seulement on a enconné leurs mères, à ces Américains (c’est ainsi que le Cow-boy désignait les forces du camp adverse), mais on les a enconnées avec leurs propres zobs. On leur a coupé ensuite les zobs pour les leur faire manger, pour leur fermer la gueule, à ces salauds. Dans nos réfrigérateurs, juste là-haut, dit-il en pointant le doigt vers l’immeuble, on a apporté leurs cadavres et ils ont fini par les dégueuler, leurs zobs. » (p.90-91)

Ghayas Hachem décrit l’horreur qui pousse des êtres aux pires exactions. Des individus décident de la vie et de la mort des autres, éliminent un vieil homme qui tient un petit commerce avec sa femme. Le couple a juste le malheur d’exister. Les enfants grandissent dans cette violence et les affrontements.
Un texte bouleversant, souvent terrible, particulièrement inquiétant et actuel quand on sait qu’un commando pakistanais est entré dans une école pour tuer 140 enfants. Que dire de cette fillette lestée de bombes que l’on a fait exploser dans un marché…
Nous vivons en barbarie.
Ce roman décrit une réalité inacceptable, montre comment on forme des tueurs qui se font exploser dans une foule en espérant faire le plus de victimes. Cette folie menace l’avenir de l’être humain. Sommes-nous en train de basculer dans la démence ? La guerre se justifie maintenant par le plaisir de massacrer le plus d’innocents.
Play Boys est une grenade qui risque d’exploser entre vos mains. Nous savons, nous connaissons, mais nous n’aimons pas nous attarder, sauf quand la mort frappe dans un pays comme la France. Un texte qui m’a tordu l’esprit et l’âme. Notre époque n’est-elle capable que d’aller de plus en plus loin dans l’horreur ?

Play Boys de Ghayas Hachem est paru aux Éditions du Boréal, 224 pages, 26,95 $.

mardi 13 janvier 2015

Danielle Dussault nous bouscule encore une fois


Une île près de la côte américaine, un lieu où les éléments font la loi, un refuge pour ressasser des secrets qui marquent la vie et bousculent les existences. Du gris, du noir, des ombres partout, des paysages tourmentés qui reflètent l’âme des personnages. William a toujours été seul dans sa tête et son corps. Il a connu le Vietnam et reste incapable d’aller vers l’autre, même s’il accueille des visiteurs dans sa grande maison qui ressemble au désastre qu’est sa vie. Danielle Dussault possède les secrets des romans troublants qui nous poussent dans des zones que peu aiment fréquenter.

Les lieux et les éléments sont toujours très importants chez cette écrivaine. Ce sont des personnages qui imprègnent les drames qui rongent l’existence. Toujours un monde troublé par les agissements des hommes et des femmes, des secrets qui bousculent leurs héritiers.
Anderson’s Inn est un refuge pour les visiteurs qui viennent y trouver la paix et le silence. Un lieu prisé par les peintres qui cherchent à voir au-delà du réel et des apparences. Un endroit sauvage, secoué par les vents qui arrivent du large et peut-être aussi par les folies humaines. William dirige l’auberge de son père, un officier de marine rigide et intransigeant. Les guerres ont cassé les deux hommes. Qui revient intact et souriant de ces massacres ? Plus, le fils a été traumatisé par ce père qui l’enfermait dans des ruines où il a cru mourir plusieurs fois. L’on est ce que l’on vit.

Il redoutait et affectionnait à la fois cet endroit qui continuait de le fasciner. Il aimait les hautes herbes qui se balançaient  sous la brise. Les bâtiments vidés du cri des hommes. Les nénuphars qui poussaient silencieusement dans les étangs remplis de couleuvres. Marcher sur les socles de ciment cassé. En même temps, il aurait voulu fuir ce lieu, mais il y revenait, en dépit de tout, comme on retourne vers ce qui est dévasté, vers ce qui ne peut plus, de toute évidence, être réparé. (p.25)

Une terrible solitude malgré les visiteurs et ce père militaire omniprésent que l’âge casse dans ses certitudes. Comme si le temps finissait toujours par calmer les paysages les plus sauvages et les humains les plus coriaces.
J’avoue avoir hésité au début de ma lecture. Pourquoi cette incursion en terre étasunienne ? Une certaine impression de déjà vu peut-être. Je craignais surtout que Danielle Dussault me pousse contre le mur.

William Anderson n’approchait les femmes que dans l’imaginaire, une virtualité qui le laissait sur sa faim. Il aurait voulu toucher une femme réelle, une femme de chair. Le corps ne se contentait plus d’images. Il se lassait d’être pris au piège de scénarios aussi inaccessibles qu’improbables. (p.19)

Enfance

Tout vient de l’enfance, je le répète souvent dans ces chroniques, les premières années qui débordent dans la vie de l’adulte. Les lieux aussi, les maisons qui recèlent tous les secrets. Tout ce qui tourmente William est là dans cette auberge, dans les chambres où il est possible de faire des nœuds dans le temps et de basculer dans la folie.
Et je me suis laissé happer par l’histoire d’Alice Joppek, alias Marianne Dupin, une Française qui a fui son pays pour devenir une autre. Phil, le père, tente de masquer les failles et les mensonges de sa femme. Peut-être aussi pour oublier les contorsions de son passé militaire. Et je me suis retrouvé dans une fiction ou réalité et mensonge se mélangent et se repoussent. Nous nous heurtons à l’identité, le soi qui peut être celui que l’on veut ou voudrait être, les dissimulations et les gestes inavouables qui reviennent toujours vous hanter.
Alice est d’ascendance juive. On connaît le sort des Juifs en France pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le gouvernement a collaboré avec les Allemands pour déporter des populations. Délations, collaborations, lâchetés et mort atroce dans les camps de concentration. Alice trahit pour se sauver, usurpe l’identité de sa meilleure amie et la condamne à la mort. Marianne connaîtra une fin atroce en étant déportée à Dachau. Sa fille Éva échappe à la mort par miracle.
Alice croit bien devenir une autre dans sa nouvelle identité américaine avec la complicité de son militaire de mari. Une vie de mensonges et de négations. Les grandes et petites lâchetés restent pourtant et personne ne peut les effacer d’un haussement d’épaules. Comment échapper à son passé, oublier des décisions qui ont mené des gens à la mort ?

Je n’ai jamais accepté ce mélange serré de juiverie et de racines polonaises. Quelqu’un en moi était déchiré entre deux vies, écartelé entre deux pôles, paradoxe lancinant de mes appartenances. Au fond, je cherchais à devenir complètement française. J’avais la fantaisie de la pureté tout comme les Allemands et refusais ardemment de porter cette part d’ombre que mes origines m’avaient léguée. (p.77)

Éva, la fille de Marianne, devient une figure fantomatique qui traque la vérité. Peintre, elle se spécialise dans les portraits, perce les secrets les plus refoulés. Elle retrouve Alice Joppek, la responsable de la mort de sa mère, entreprend de la peindre. Pas pour se venger, mais pour qu’Alice se retrouve devant sa vérité, voit au-delà du masque et des apparences. Elle réussit à la surprendre dans sa vulnérabilité, sa culpabilité. Un tableau troublant que le père ne peut s’empêcher de contempler et qui fascine le fils. L’art est un révélateur. Le véritable art cerne ce qui est.

William et Éva ne peuvent que s’aimer au-delà de l’horreur. Ils sont la réparation peut-être, ce qui permet que la vie devienne possible. Ils sont marqués par le destin, fusionnent ontologiquement pour secouer le passé, les éléments du mensonge et de la fourberie. Ils le pourront par l’amour. C’est la seule manière.


Révélation

La voie artistique chez Danielle Dussault brise les masques et touche la vérité, l’être. Après avoir exploré le monde de la musique dans La partition de Suzanne, voilà que la peinture révèle l’être que nous cherchons souvent à dissimuler en empruntant des noms et des visages.
Il faut connaître le passé pour posséder le présent et surtout l’avenir. Rien n’est possible sans un passé qui dit ce qui est. Alice devant le portrait d’Éva se sait démasquée, comprend l’horreur de son geste. Ce visage, elle ne peut le regarder. Parce que les hommes et les femmes doivent devenir transparents comme l’eau du ruisseau pour connaître la paix peut-être.
Un roman fascinant, une langue magnifique comme toujours chez Danielle Dussault. Décors, ambiances, personnages étranges et troubles, secrets que l’on finit par percer, mystères et fièvres amoureuses. L’art arrache tous les masques. Bien peu malheureusement le comprennent à notre époque où la duperie est devenue l’outil du pouvoir et de la richesse, où la littérature est réduite au rang d’une chose futile que l’on peut ignorer dans les écoles.

Anderson’s Inn de Danielle Dussault est paru chez Lévesque Éditeur, 264 pages, 23,95 $.