Une île près de la côte américaine, un lieu où les éléments font la
loi, un refuge pour ressasser des secrets qui marquent la vie et bousculent les
existences. Du gris, du noir, des ombres partout, des paysages tourmentés qui
reflètent l’âme des personnages. William a toujours été seul dans sa tête et
son corps. Il a connu le Vietnam et reste incapable d’aller vers l’autre, même
s’il accueille des visiteurs dans sa grande maison qui ressemble au désastre qu’est
sa vie. Danielle Dussault possède les secrets des romans troublants qui nous
poussent dans des zones que peu aiment fréquenter.
Les
lieux et les éléments sont toujours très importants chez cette écrivaine. Ce
sont des personnages qui imprègnent les drames qui rongent l’existence. Toujours
un monde troublé par les agissements des hommes et des femmes, des secrets qui
bousculent leurs héritiers.
Anderson’s Inn est un refuge
pour les visiteurs qui viennent y trouver la paix et le silence. Un lieu prisé
par les peintres qui cherchent à voir au-delà du réel et des apparences. Un
endroit sauvage, secoué par les vents qui arrivent du large et peut-être aussi
par les folies humaines. William dirige l’auberge de son père, un officier de
marine rigide et intransigeant. Les guerres ont cassé les deux hommes. Qui
revient intact et souriant de ces massacres ? Plus, le fils a été traumatisé par
ce père qui l’enfermait dans des ruines où il a cru mourir plusieurs fois. L’on
est ce que l’on vit.
Il redoutait et affectionnait à
la fois cet endroit qui continuait de le fasciner. Il aimait les hautes herbes
qui se balançaient sous la brise. Les
bâtiments vidés du cri des hommes. Les nénuphars qui poussaient silencieusement
dans les étangs remplis de couleuvres. Marcher sur les socles de ciment cassé.
En même temps, il aurait voulu fuir ce lieu, mais il y revenait, en dépit de
tout, comme on retourne vers ce qui est dévasté, vers ce qui ne peut plus, de
toute évidence, être réparé. (p.25)
Une
terrible solitude malgré les visiteurs et ce père militaire omniprésent que
l’âge casse dans ses certitudes. Comme si le temps finissait toujours par calmer
les paysages les plus sauvages et les humains les plus coriaces.
J’avoue
avoir hésité au début de ma lecture. Pourquoi cette incursion en terre étasunienne
? Une certaine impression de déjà vu peut-être. Je craignais surtout que
Danielle Dussault me pousse contre le mur.
William Anderson n’approchait les
femmes que dans l’imaginaire, une virtualité qui le laissait sur sa faim. Il
aurait voulu toucher une femme réelle, une femme de chair. Le corps ne se
contentait plus d’images. Il se lassait d’être pris au piège de scénarios aussi
inaccessibles qu’improbables. (p.19)
Enfance
Tout
vient de l’enfance, je le répète souvent dans ces chroniques, les premières
années qui débordent dans la vie de l’adulte. Les lieux aussi, les maisons qui
recèlent tous les secrets. Tout ce qui tourmente William est là dans cette
auberge, dans les chambres où il est possible de faire des nœuds dans le temps et
de basculer dans la folie.
Et
je me suis laissé happer par l’histoire d’Alice Joppek, alias Marianne Dupin,
une Française qui a fui son pays pour devenir une autre. Phil, le père, tente de
masquer les failles et les mensonges de sa femme. Peut-être aussi pour oublier
les contorsions de son passé militaire. Et je me suis retrouvé dans une fiction
ou réalité et mensonge se mélangent et se repoussent. Nous nous heurtons à l’identité,
le soi qui peut être celui que l’on veut ou voudrait être, les dissimulations et
les gestes inavouables qui reviennent toujours vous hanter.
Alice
est d’ascendance juive. On connaît le sort des Juifs en France pendant la
Deuxième Guerre mondiale. Le gouvernement a collaboré avec les Allemands pour
déporter des populations. Délations, collaborations, lâchetés et mort atroce
dans les camps de concentration. Alice trahit pour se sauver, usurpe l’identité
de sa meilleure amie et la condamne à la mort. Marianne connaîtra une fin
atroce en étant déportée à Dachau. Sa fille Éva échappe à la mort par miracle.
Alice
croit bien devenir une autre dans sa nouvelle identité américaine avec la
complicité de son militaire de mari. Une vie de mensonges et de négations. Les
grandes et petites lâchetés restent pourtant et personne ne peut les effacer
d’un haussement d’épaules. Comment échapper à son passé, oublier des décisions
qui ont mené des gens à la mort ?
Je n’ai jamais accepté ce mélange
serré de juiverie et de racines polonaises. Quelqu’un en moi était déchiré
entre deux vies, écartelé entre deux pôles, paradoxe lancinant de mes
appartenances. Au fond, je cherchais à devenir complètement française. J’avais
la fantaisie de la pureté tout comme les Allemands et refusais ardemment de
porter cette part d’ombre que mes origines m’avaient léguée. (p.77)
Éva,
la fille de Marianne, devient une figure fantomatique qui traque la vérité. Peintre,
elle se spécialise dans les portraits, perce les secrets les plus refoulés.
Elle retrouve Alice Joppek, la responsable de la mort de sa mère, entreprend de
la peindre. Pas pour se venger, mais pour qu’Alice se retrouve devant sa
vérité, voit au-delà du masque et des apparences. Elle réussit à la surprendre
dans sa vulnérabilité, sa culpabilité. Un tableau troublant que le père ne peut
s’empêcher de contempler et qui fascine le fils. L’art est un révélateur. Le
véritable art cerne ce qui est.
William
et Éva ne peuvent que s’aimer au-delà de l’horreur. Ils sont la réparation
peut-être, ce qui permet que la vie devienne possible. Ils sont marqués par le
destin, fusionnent ontologiquement pour secouer le passé, les éléments du
mensonge et de la fourberie. Ils le pourront par l’amour. C’est la seule
manière.
Révélation
La
voie artistique chez Danielle Dussault brise les masques et touche la vérité, l’être.
Après avoir exploré le monde de la musique dans La partition de Suzanne, voilà que la peinture révèle l’être que
nous cherchons souvent à dissimuler en empruntant des noms et des visages.
Il
faut connaître le passé pour posséder le présent et surtout l’avenir. Rien
n’est possible sans un passé qui dit ce qui est. Alice devant le portrait d’Éva
se sait démasquée, comprend l’horreur de son geste. Ce visage, elle ne peut le regarder.
Parce que les hommes et les femmes doivent devenir transparents comme l’eau du
ruisseau pour connaître la paix peut-être.
Un
roman fascinant, une langue magnifique comme toujours chez Danielle Dussault.
Décors, ambiances, personnages étranges et troubles, secrets que l’on finit par
percer, mystères et fièvres amoureuses. L’art arrache tous les masques. Bien
peu malheureusement le comprennent à notre époque où la duperie est devenue l’outil
du pouvoir et de la richesse, où la littérature est réduite au rang d’une chose
futile que l’on peut ignorer dans les écoles.
Anderson’s
Inn de Danielle
Dussault est paru chez Lévesque Éditeur, 264 pages, 23,95 $.
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