Nombre total de pages vues

lundi 18 juin 2012

Stéphane Ledien nous fait redécouvrir notre pays de neige

Le regard de celui qui découvre le Québec est toujours fascinant. Surtout s’il s’agit d’un écrivain qui n’hésite pas à cerner ses émotions et à partager ses découvertes. Il arrive alors à nous faire voir un monde familier que nous ne prenons plus la peine de scruter ou d’admirer. Pascal Millet réussissait cet exploit dans «Québec aller simple», un roman qui tournait autour de Tadoussac.

Le titre des récits de Stéphane Ledien m’a fait un peu sourciller. En fait, il lui vient d’un compatriote qui lui a lancé cette boutade en apprenant qu’il migrait au pays du Québec, au Canada comme disent les Français.
«Le type, d’une bonhommie réellement attachante, simule une crise de froid, se frottant vigoureusement les bras comme un hurluberlu perdu sans anorak sur des pistes de ski de fond. «Bonne chance au pays des pingouins!» me lance-t-il, mi-hilare, mi-compréhensif face à la vague de froid que j’affronterai très bientôt.» (p.14)
Pas de quoi rassurer le plus courageux des aventuriers.

Pays de neige

Notre migrant sans peur et sans reproche débarque à Québec à la fin de l’automne. Ce n’est pas encore l’hiver mais l’automne a fait provision de gris, de nuages, de rafales de vent qui charrie les feuilles en rappelant vaguement que l’été existe. Il s’installe à Québec avec Chérie, la femme qu’il aime. Une bonne raison pour changer de pays.
Les comparaisons sont inévitables entre la France, Paris, la ville de Québec et les Québécois qui, de toutes les manières possibles et imaginables, parlent du temps qu’il fait, qu’il fera, que l’on espère ou que l’on souhaite.
Il doit endosser aussi l’armure du parfait guerrier du froid. Tuque, mitaines, vestes, grosses bottes doublées pour affronter le froid sibérien qui fait son nid sur le cap Diamant.
«Me voilà donc en plein saute-moutons de consommation à la recherche d’une veste canadienne et de chaussures conçues pour ces contrées. Fin de la séquence lèche-vitrines. Au fait: ici, préférez le terme «magasinage», du verbe «magasiner», dérivé autrement plus sympathique et acceptable que le mot shopping.» (p.15)
Et tombent les premiers flocons, cette neige qui met du blanc partout, transforme les rues et le décor. Notre explorateur aime la neige, ne se lasse pas de la regarder tomber sur les toits, dans la rue ou les parcs. La lumière change alors et le pays n’est plus le pays. Il adore la poudreuse qui donne l’illusion que la ville fait peau neuve à chaque nouvelle tempête même si certains automobilistes y laissent leur salut éternel.
Une neige qui maraude dans les rues et calme les frénésies quotidiennes en dressant des barrages un peu partout. Il est surtout fasciné par les camions et les souffleuses qui livrent une guerre sans merci à l’hiver. Un combat qui dure des mois, nous le savons.
L’aventure

Équipé pour faire face à toutes les intempéries, les tempêtes ont beau se succéder. Il chausse ses raquettes et s’aventure sur les Plaines d’Abraham en imaginant qu’il traverse le continent comme nos ancêtres l’ont fait à une époque pas si lointaine. Une randonnée dans la Vallée de la Jacques-Cartier devient une expédition, une fête inoubliable. Découverte aussi du sirop d’érable et de quelques traditions culinaires des Québécois.
Ledien aime la neige je vous dis, même quand elle fait preuve de mauvaise foi, s’enracine et repousse le printemps après avoir concédé une ou deux journées chaudes où les survivants que nous sommes surgissent en plein midi comme des marmottes aveugles. Il aime, même quand le froid s’incruste comme un invité qui a trop bu et qui ne comprend pas que la fête est terminée.
Un texte fin, plein d’humour qui montre les beautés de l’hiver et nos comportements parfois étranges. Une façon aussi de se moquer de soi et des autres avec justesse.
Stéphane Ledien secoue nos habitudes et fait voir ce «nouveau pays» qui est le nôtre. Toujours juste et amusant, j’ai lu ces récits avec le sourire aux lèvres. Belle aventure pour ceux et celles qui trouvent que l’été n’arrive jamais assez tôt ou que l’hiver n’a pas d’allure en s’imposant pendant des mois qui s’étirent indument. Ces courts textes font du bien.

«Un Parisien au pays des pingouins» de Stéphane Ledien est paru chez Lévesque Éditeur. 

lundi 11 juin 2012

Témoignage d’une sincérité émouvante de Michel Vézina

Dans «Attraper un dindon sauvage au lasso», Michel Vézina rejoint la quarantaine d’écrivains de la collection Écrire des Éditions Trois-Pistoles. Certains de ces témoignages gagnent une dimension particulière avec la disparition des auteurs. Pensons à Noël Audet, Bruno Roy et Jean-François Somain. Comme quoi ces écrits prennent de l’importance avec le temps et deviennent des références dans une société qui en manque singulièrement.

L’enfance à Rimouski, une mère qui vit le nez dans les livres et un père qui dévore revues et journaux. Il n’en faut pas plus pour que le fils s’intéresse à la littérature et l’écriture. Michel Vézina prendra pourtant le chemin le plus tortueux, fasciné par la vie, l’aventure et les excès.
«Cette année-là, je devais avoir quinze ans, Kerouac était mort depuis six ans, je voyais mes voisins à peine plus vieux que moi se geler comme j’avais déjà envie de l’être. Ils étaient les frères et les sœurs aînés de mes amis les plus proches, et ils m’ont donné envie de connaître l’extase dans laquelle leur vie semblait se dérouler.» (p.37)
La musique, la drogue et l’alcool. La vie avant tout et les livres. Lecteur anarchique, il se laisse guider par son instinct, s’approprie certains ouvrages et les transforme en nourriture.

La route

L’appel du voyage et de l’errance aussi. Très tôt, il se déplace clandestinement à bord des trains et se retrouve dans l’Ouest canadien à vivre d’expédients, explorant la vraie vie, celle qui ne supporte aucune entrave et encore moins de direction. Le présent avant tout. Il découvre alors des écrivains qui bousculent sa vie.
«Si ce n’est pendant ce voyage que j’ai découvert la littérature de la Beat Generation, c’est là que son mode de vie m’est apparu comme le chemin essentiel à la recherche d’une spiritualité artistique puissante et significative. Était-ce Kerouac ou Burroughs, je ne sais plus, non, mais je sais que les ai lus d’une traite, sans prendre le temps de respirer, sans prendre le temps de comprendre que ce que j’étais en train de lire allait changer ma vie pour toujours.» (p.57)
«La nuitte de Malcom Hudd» de Victor-Lévy Beaulieu avait eu le même effet quelques années plus tôt. Il y en aura d’autres tout au long de ses errances. Des écrivains qui deviennent des références et des balises.

Le cinéma

New York et Paris, des études en cinéma à Montréal. Des rencontres qui le marqueront. André Fortin, entres autres, le leader des Colocs. L’écrivain deviendra l’éclairagiste du groupe et vivra leur tournée triomphale au Québec. La mort tragique du chanteur le laisse en état de choc, avec une blessure qui ne guérira jamais.
Voyage encore avec la production de Michel Marc Bouchard. «L’histoire de l’Oie» connaît un succès mondial. Il y trouve une manière de gagner sa vie, d’être en mouvement, de rencontrer des amis et de faire la fête. De retarder aussi, peut-être, le moment où il devra prouver qu’il est écrivain.
Retour à Rimouski pour une autre vie. Il devient rédacteur en chef du journal «Le Mouton noir». Une expérience de vie et d’écriture. Son passage au journal «Ici» de Montréal comme chroniqueur de spectacles et de littérature sera tout aussi important. Comme s’il y vivait son université en apprenant l’écriture et le travail de l’écrivain.
Une première publication en France, une difficulté à écrire qu’il apprivoise péniblement. Michel Vézina trouve mille choses à faire plutôt que de travailler un texte. Surtout, il est impitoyable avec ses premiers jets. Il apprendra la discipline et les exigences du métier. Ce geste de «mettre ses tripes sur la table» ne tolère pas de compromis.
Il poursuivra l’aventure en devenant éditeur.

La vérité

Michel Vézina se livre totalement dans ce récit. Il montre un être excessif, passionné qui finit par réaliser son rêve même s’il a pris le risque de se perdre dans ses extravagances et ses dérapages. Une «confession» d’une sincérité qui ne peut que convaincre le lecteur le plus rébarbatif. Et ça se lit au galop, ça se bouscule, ça roule à deux cents kilomètres à l’heure comme dans la vie de l’écrivain et de ses idoles. Époustouflant.

«Attraper un dindon sauvage au lasso» de Michel Vézina est paru aux Éditions Trois-Pistoles.

lundi 4 juin 2012

Pauline Harvey se penche sur le monde de l’enfance


J’ai failli abandonner «L’enfance d’un lac» de Pauline Harvey après une vingtaine de pages. Peut-être que j’attendais l’éblouissement, comme ce fut souvent le cas quand je me suis penché sur un livre de cette écrivaine mythique. «Un homme est un valse», paru en 1993, demeure un envoûtement.

Une nouveauté de Pauline Harvey s’avère aussi un événement. Surtout qu’elle n’a pas publié depuis 1996, une éternité.
J’ai pris un certain temps à cerner cette narratrice qui a du vécu et la petite fille qui découvre l’amitié et la lecture. Par cette écriture qui va et vient comme une vague qui ébranle, bouscule et repousse.
«Plus je vieillis, plus je suis un arbre. L’hiver m’a dépouillée, maintenant j’attends tout de la neige. Savez-vous, vous autres humains, comment l’hiver nous embrasse encore? À l’entrecroisement de mes branches, voyez la neige me faire un petit vagin mousseux. Ma poésie est un peu ancienne, car je dois traverser des temps différents, j’ai vu tant d’âges et je sais que je dois conter l’histoire de quelques petites filles, leur joie et leur détresse. Je les ai vues se poser comme des oiseaux sur mes branches. Laissez-moi parler comme un grand orme qui aurait conservé le sens de la vie dans sa sève.» (p.13)
Le texte plonge souvent dans une allégorie un peu difficile à cerner, oscillant entre l’action et la méditation.

Enfance

La fillette découvre les livres, l’amitié et aussi l’univers des grands. Avec toujours cette voix qui vous garde dans un temps indéterminé. Parfois c’est la petite fille, parfois une femme qui semble avoir tout expérimenté qui prend la place.
L’histoire aussi de deux familles qui sont le miroir l’une de l’autre. Pauline Harvey aime les contrastes, les oppositions qui donnent une forte tension à son écriture.
Cette petite fille qui lisait trop, cela aurait pu être le titre, éventre des secrets tout en ayant recours aux philosophes et aux poètes. Le texte prend alors une densité étonnante.
Et j’ai été emporté par la vague, ce ressac où l’amitié, les lectures et les confidences avec la mère et une tante, la mère d’Ethel, sa meilleure amie, se mélangent. Il y a aussi Lenny, la grande sœur qui écrit des histoires, sa petite sœur Anne qui ne supporte pas que l’on chante en sa présence. Une famille un peu folle mais incroyablement sympathique.
«Je continuais à lire comme une hystérique, mais je lui disais que je voulais devenir médecin, comme son père, ce qui était vrai. Je ne lui aurais jamais parlé de mon désir d’écrire, que je savais le laisser aussi indifférent que si je ne l’avais pas eu. De même, la psychologie, l’analyse, la métaphysique demeuraient lettre morte pour lui.» (p.31)

Drame

Le monde politique a des effets étonnants sur la jeune fille. Les parents votent pour Jean Lesage, s’opposant au reste de la famille qui penchait du côté de l’Union nationale. Des ruptures s’imposent et la perte de sa meilleure amie peut-être.
«Il l’a fait sans colère, me fournissant avec ma propre logique cet argument irréfutable. «Les conservateurs avec les conservateurs et les libéraux avec les libéraux. Cette phrase était sans doute destinée à mes parents, à qui je la répèterais, mais elle me haussait aussi au rang d’un libéral.» (p.105)
Voilà comment des murs se dressent.
La petite fille qui lisait trop deviendra écrivaine, fascinée par sa mère, une beauté qui faisait tourner les têtes. Elle verra sa sœur Lenny internée pour schizophrénie, avalée peut-être par les histoires qu’elle n’a cessé de bousculer depuis qu’elle fréquente les mots.
Un roman exigeant, tout en opposition, en contrastes, oscillant entre l’amour et la haine, la colère et la raison.
Pauline Harvey est fascinée par les livres, la réflexion et la philosophie, tout ce qui donne du poids à l’existence. Un ouvrage surprenant, comme tout ce que touche Pauline Harvey. Une excursion dans l’enfance sans se perdre dans l’anecdotique et la futilité, une réflexion sur la création et l’écriture qui plonge dans les racines de l’être. Un roman un peu insolite et fascinant quand on prend la peine de l’apprivoiser.

«L’enfance d’un lac» de Pauline Harvey est paru aux Éditions Les Herbes Rouges.

lundi 28 mai 2012

Montréal possède aussi son Far Ouest

Je me suis demandé où Marie Hélène Poitras voulait en venir en lisant les premières pages de «Griffintown». Comme si l’écrivaine survolait son sujet à la manière d’un oiseau de proie qui multiplie les cercles avant de fondre sur sa cible.


Et puis je me suis senti happé par le monde des chevaux et des calèches. Un milieu où des traditions d’une autre époque survivent, au cœur d’une ville qui arrive mal à contenir les charges des automobiles et les manifestations étudiantes. Deux façons d’être qui se côtoient à tous les jours pour le meilleur et le pire. Autant de pièges que les cochers et les bêtes doivent éviter.


Renaissance

La saison s’amorce. Les cochers surgissent comme des marmottes qui sortent de leur trou. Tous sont des éclopés, des marginaux, avec un passé qu’ils cherchent à oublier. Ils vivent au jour le jour, se perdent souvent dans l’alcool et les drogues, disparaissent un certain temps et reviennent plus amochés que jamais. D’autres manquent à l’appel sans que l’on sache ce qu’ils sont devenus.
«Comme les cochers, les chevaux qui échouent à Griffintown traînent plusieurs vies derrière eux. On les prend tels qu’ils sont. C’est pour eux aussi, bien souvent, le cabaret de la dernière chance.» (p.17)
Les plus anciens se souviennent de Mignonne, une jument qui a marqué l’imaginaire de tous...
Il faut compter aussi sur les commissionnaires qui servent le café, apportent des sandwichs et surveillent les attelages quand c’est nécessaire. Même chose pour les chevaux. Certains sont là depuis des années et entreprennent une dernière saison.

Passion

Marie vit une véritable passion pour les chevaux depuis son enfance. Elle suit son cours de cochère et aspire à diriger son attelage dans les rues du Vieux-Montréal. Elle fait face à un monde macho où l’on ne fait de quartier à personne. Elle doit apprivoiser de véritables phénomènes. Billy, le bras droit du patron, l’Indien, Alice, la Grande Folle, le Rôdeur, La mouche, Joe, Evan et Lloyd.
John prend Marie sous son aile et lui enseigne les rudiments du métier. Il y a bien des choses à savoir et surtout il y a le cheval qu’il faut sentir, comprendre et prévoir.
«John, qui au départ ne voulait pas entraîner de nouveau cocher, se surprend à chercher à protéger Marie, à craindre pour elle. Elle est jolie, ça crève les yeux. Désirable même, mais trop jeune, trop belle, trop bien pour lui. Il est un cow-boy, un homme qui déloge les copeaux de bois d’entre ses orteils chaque soir après avoir retiré ses chaussures.» (p.84)
Une foule de détails qu’il faut maîtriser avant de s’aventurer dans des rues encombrées où le cheval peut s’affoler à tout moment.

Affrontements

Les terrains des écuries sont convoités par des spéculateurs et des mafiosos. Paul, le propriétaire est abattu sauvagement dans un stationnement. On retrouve son corps dans le ruisseau nauséabond qui longe les étables. Pas question de faire appel à la police. Dans le Far Ouest, on règle ses problèmes soi-même. La fin sera apocalyptique. Comme si la modernité voulait biffer ce relent du passé de toutes les mémoires.
Un roman fascinant.
Marie Hélène Poitras a le sens du détail et démontre un savoir étonnant des chevaux, des soins qu’il faut leur prodiguer et des attelages. Une connaissance d’un monde qui n’existe plus que dans le folklore et certains festivals peut-être.
Elle écrit une page d’histoire, décrit avec précision un monde marginal où hommes et bêtes apprennent à s’apprivoiser.
On pourrait tirer des images magnifiques de «Griffintown», un film qui tiendrait autant de l’ethnologie que du monde contemporain. Une confrontation de la modernité et d’un monde plus ancien aussi.
Un véritable western où les bons et les mauvais s’affrontent comme au temps de Jessy James et d’Hopalong Cassidy.
Un ouvrage fascinant. Des originaux aux grands cœurs qui croient à une certaine forme de solidarité malgré tout et partagent un amour inconditionnel pour les chevaux. Les bêtes deviennent aussi des personnages avec leurs manies, leurs travers et leurs caractères bien sentis. Ils subissent aussi les affres du temps et peuvent s’épuiser. Un formidable voyage dans un monde peu connu.

«Griffintown» de Marie Hélène Poitras est paru aux Éditions Alto.

lundi 21 mai 2012

Jean-Jacques Pelletier scrute notre société à la loupe

J’en suis sorti un peu étourdi même s’il prévient le lecteur que le parcours ne sera pas facile, qualifiant son ouvrage «d’essai panoramique». «Les taupes frénétiques» de Jean-Jacques Pelletier vise large et ne néglige aucun aspect de la société contemporaine.


L’écrivain questionne la mode, les sports, la télévision, les médias sociaux, la pensée politique, la consommation, l’art contemporain et la littérature. Une brique où se dégagent des forces qui soutiennent une pensée qui cherche à s’élever au-delà des engouements et des clichés.
Aujourd’hui, partout, tout le temps, il faut être performant. Pas de demi-mesure. Le sport illustre parfaitement ce monde où il n’y en a que pour les gagnants. Un coureur se fait battre par une poussière de seconde et il est un perdant. On fragmente le temps pour déterminer le champion. La compétition pour les meilleurs postes et les avantages pécuniaires au travail fait de vous un «winner». Cette pensée se cristallise à la télévision où des vedettes, des athlètes et des humoristes qui varlopent tout le monde, y compris eux-mêmes, sont invités à tour de rôle. Il faut du neuf, du spectaculaire, de nouvelles figures qui accrochent les regards pendant quelques secondes.
«Si la montée aux extrêmes se manifeste dans tous les domaines de la vie individuelle et collective, elle est particulièrement visible dans les domaines qui sont liés à une forme ou une autre de mise en spectacle, qu’il s’agisse des spectacles eux-mêmes, des médias ou des productions artistiques.» (p.16)
Les modes changent en un battement de paupière. Un livre est désuet après quelques jours. En art visuel, l’artiste devient l’objet et le sujet de son travail. Le soi s’impose en littérature, au cinéma et au théâtre. «Tout le monde en parle» invite des artistes, des comédiens, parfois un écrivain qui parlent de leurs plaisirs et de leurs angoisses. Rarement il n’est question du contenu d’une pièce de théâtre ou d’un livre.

Nouveau Narcisse

On ne gagne qu’en se concentrant sur soi. Le vainqueur s’entraîne comme une machine et pousse son corps à la limite. Un écrivain doit publier deux ou trois livres par année pour demeurer dans l’actualité et les échelons du palmarès.
Ce nouveau Narcisse est équipé de toute une quincaillerie pour enrober son moi sur Twitter ou Facebook.
«Narcisse est le nouveau dieu. Mais il s’agit d’un Narcisse renouvelé, d’un Narcisse sur les stéroïdes, pourrait-on dire. D’un Néo-Narcisse. Tout aussi centré sur son image que son prédécesseur de la mythologie grecque. Néo-Narcisse s’en distingue par une ambition démesurée: il voudrait ramener à l’intérieur de son image l’ensemble de l’univers - de manière à pouvoir en jouir sans cesser de ne regarder que lui-même. De ne penser qu’à lui. De là les comportements narcissiques qui prolifèrent sur Internet: publication et mise à jour de son autobiographie en continu (pensées, repas, vêtements achetés, photos, vidéo ou musique qu’on a aimés…) sur Facebook ou Twitter, sur des blogues… Toute la vie privée y passe.» (p.418)
Ce je traîte son corps comme une machine. Une pièce est défectueuse? On la change. D’où le commerce des organes et les histoires d’horreurs qui en découlent. La course à la jeunesse obsède et les opérations qui effacent les traces de l’âge deviennent de plus en plus fréquentes. Tout ce qui est vieux est dépassé et à jeter.
«L’ici maintenant» s’impose. Le passé et le futur ne signifient plus rien. Cette pensée fait fi des cultures, élimine ce qui ancre l’humain dans un pays et donne sens à la vie. Pertes des langues, disparition des différences pour le nouveau, les modes interchangeables, les parasites qui se vampirisent.
Jean-Jacques Pelletier pose des questions dérangeantes. Gageons qu’on ne l’invitera pas aux grandes émissions télévisuelles où le moi triomphe.
Une réflexion nécessaire même si certains postulats sont discutables, l’auteur en convient. Je crois qu’il y a une forme de résurgence du collectif dans des mouvements comme la contestation étudiante et les indignés. Le je est partout mais il y a encore des nous ici et là qui résistent. Il faut l’espérer en croisant les doigts.

«Les taupes frénétiques» de Jean-Jacques Pelletier est paru chez Hurtubise.



lundi 14 mai 2012

Pascale Bourassa confirme son immense talent



Après son entrée en littérature en 2009, Pascale Bourassa publie un second roman. Les lecteurs se souviendront que j’avais fort apprécié «Le puits», un ouvrage puissant qui plonge dans la réalité des femmes confinées, à une époque pas si lointaine, à leur rôle de génitrice.

Cette fois, avec «À l’ouest», la romancière présente une saga où quatre générations de Québécois francophones prennent le relais. Ils ont quitté le Québec pour migrer au nord de l’Ontario et en Alberta un peu plus tard. Toujours avec l’espoir de tout recommencer. Un monde où il faut «risquer sa vie à chaque jour» comme l’écrivait Louis Hémon dans «Maria Chapdelaine».
Ces familles osaient tout. Surtout les femmes presque toujours enceintes et happées par des dizaines de petites bouches. Une fatalité transmise d’une génération à l’autre.

Héritage

Joanna est la dernière de cette lignée de femmes francophones qui ont peuplé l’Ouest canadien. Les premières ont voyagé dans des charrettes tirées par des chevaux pendant des semaines avant de s’installer dans un pays de plaines et de grands vents. Une arrière grand-mère qui n’en pouvait plus de cette solitude, de ses enfants et des tâches toujours à recommencer.
«Elle sortit, paniquée. Courir pour tout oublier. Courir dans le bois sans s’arrêter, jamais. Respirer l’air frais, le plus possible. Respirer enfin. Maman courait, ses larges jupes déchirées par les ronces. Les larmes l’aveuglaient. Elle voulait partir, fuir la maison pour ne pas mourir emmurée vivante entre quatre murs, des rires de sœurs et des cris de bébé plein la tête.» (p.43)
Elle vivra un certain temps en Indienne et aura Tami, une petite métisse.

L’étrangère

Joanna étudie au Québec où on la considère comme une étrangère. Elle rencontre Christian qui vient de la République dominicaine où la misère et la fatalité sont tout aussi grandes que chez ces francophones qui luttent pour leur langue, leur culture et leur identité dans les grandes plaines où l’anglais domine.
Des cauchemars la hantent en revenant dans son village d’origine, la maison où elle a grandi entre ses grands-parents. Elle retrouve son passé par fragments. Les femmes de sa famille ont connu des destins incroyables.
«Tous ces eaux discours la laissèrent de marbre. Il y avait longtemps qu’elle avait oublié son âme. Elle l’avait laissée en chemin, sur les routes, entre le Canada français et l’Ouest canadien. Elle l’avait semée dans un champ. Elle n’avait pas de temps pour son âme quand les choses terrestres grossissaient à vue d’œil et qu’elles prenaient tellement d’ampleur qu’il n’y avait plus un seul coin de disponible. Toute la place était prise par le mari, les enfants, la maison et la cuisine, les heures interminables du quotidien. Son âme était dans un champ au Manitoba, ou en Saskatchewan peut-être, et resterait là.» (p.207)
Petite Anna, la grand-mère de Joanna, n’était qu’une fillette quand elle s’est mariée au fils Guérette. Ce qui ne l’a pas empêchée de faire une kyrielle de petits garçons, de se perdre dans ses rêves, de renier sa demi-sœur métisse qui subira les pires sévices dans un pensionnat et chez un père Oblat. Une situation horrible pour ces enfants autochtones qui sont violés dans leur langue, leur culture, leur façon d’être quand ce n’est pas dans leur corps.

Saga

Des vies se recoupent, empiètent les unes sur les autres et reconstituent la grande aventure qu’a été la colonisation de ces territoires où les Indiens ont été dépossédés. Une histoire particulièrement dérangeante. Pascale Bourassa a l’art de nous plonger dans des situations où l’on risque son âme.
Joanna apprivoise ses hantises qui deviennent moins fréquentes à mesure qu’elle connaît son passé. Peut-être qu’elle pourra retrouver sa place et une certaine quiétude en revenant au Québec même si elle s’y sentira toujours étrangère. Une impression je crois qui a habité Gabrielle Roy toute sa vie.

Bouleversant

Un roman fait de fragments qui vous perdent un peu et vous rattrapent pour ne jamais vous lâcher. Pascale Bourassa est une écrivaine puissante. Un terrible destin marque ses personnages de femmes qui ont la fatalité inscrite dans leur génétique. Malgré l’amour, les enfants, le succès de leurs entreprises, elles sont souvent broyées par la vie et des tâches surhumaines.
Pascale Bourassa confirme son talent exceptionnel dans un roman bouleversant.

«À l’ouest» de Pascale Bourassa est paru aux Éditions de La Grenouillère.