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mercredi 15 avril 2009

Annie Chrétien s'amuse avec son lecteur


Annie Chrétien publie un premier roman étrange. Que ceux et celles qui raffolent des histoires linéaires s’abstiennent.
Un traducteur ne sort plus de sa maison, n’arrive pas à bout d’un texte obscur. Pendant ce temps, des personnages étranges s’installent. Un nain distribue des feuillets publicitaires, un clown squatte l’entrée de l’auto et une femme maigre surveille une petite fille dans sa cuisine. Le pauvre traducteur est terrorisé, cherche à échapper à ce cauchemar. Si seulement sa femme pouvait rentrer. Va-t-elle revenir, existe-t-elle vraiment? Tout bascule. Où est le vrai, le faux dans cette histoire?  Sommes-nous dans le délire d’un homme qui a refoulé depuis des années son désir d’écrire. Est-il en train de s’arracher aux textes des autres pour exister dans sa propre écriture.
«L’absence de tout… Le vide complet… Sa vie comme un trou noir… Fallait-il vraiment revenir à cela ? Ne pouvait-il pas jouer un autre rôle ? Renaître au grand jour, tour réinventer, refaire le passé. Ne plus être si faible, si las. Si ordinaire, si aride, si enfoui. Être autre chose que le traducteur.» (p.37)
Que veulent ces personnages? Ce ne sera qu’à la fin que l’on comprendra. Tous sont des rescapés des contes dont le traducteur raffolait dans son enfance.
«Les deux premières clés de l’énigme se trouvaient dans la petite bibliothèque blanche de la chambre verte. Parmi les albums cartonnés. Les abécédaires et les livres de comptines, le traducteur trouva un épais recueil de contes aux pages cornées et jaunies, aux images décolorées, à l’odeur familière de moisissure et de tabac froid.» (p.126)
Le traducteur a été choisi comme huitième rameur. Il doit embarquer dans un immense canot, pactiser avec le Diable au péril de sa vie et de son âme. On reconnaît la chasse-galerie, celle que l’on connaît.

Toucher terre
 
Annie Chrétien ne ménage guère son lecteur. Elle le fait travailler. Et puis j’ai oublié les questions. À quoi bon vouloir tout «voir» avec sa raison? Je me suis laissé emporter par les mots, le bonheur de la phrase, le vertige d’une écriture qui bat comme un gong.
«La volière» se transforme peu à peu en une allégorie de l’écriture et de la création. Le métier de traducteur, celui qu’exerce Annie Chrétien, exige de disparaître derrière un texte. Dangereux de devenir l’autre, d’épouser son écriture, ses images et de côtoyer des personnages souvent détestables.
Malgré la complexité de ce court roman, Annie Chrétien nous retient avec une écriture nerveuse et haletante. Elle aurait avantage peut-être à casser le rythme, à briser une cadence qui devient un peu répétitive. Mais rien pour empêcher d’apprécier cette étrange aventure. Un imaginaire foisonnant, un puzzle où tout tombe en place à la fin.

Annie Chrétien, «La volière» d’Annie Chrétien est paru aux Éditions L’instant même.

http://www.instantmeme.com/ebi-addins/im/ViewAuthor.aspx?id=419

Alexandre Bourbaki décide de prendre l’air

Sébastien Trahan, Nicolas Dickner et Bernard Wright-Laflamme se cachent derrière Alexandre Bourbaki
Personnage improbable et fictif, Alexandre Bourbaki est de retour. Il nous entraîne dans une aventure où le quotidien prend les couleurs d’un tableau surréaliste.
Encore une fois l’étrange est au rendez-vous, même si les personnages sont moins «décollés» que dans «Traité de balistique». Tout paraît normal, mais il ne faut pas se laisser berner. Nous croyons avoir les pieds sur terre et voilà que nous dérivons dans une aventure qui échappe à l’entendement.
Bourbaki, écrivain multiple, n’en peut plus de Montréal. Quelqu’un a rayé l’aile de son auto et il a besoin d’aller voir ailleurs. Il se réfugie dans le village de Mailloux. Un clin d’œil à Hervé Bouchard ou au célèbre psychiatre qui en menait large sur les ondes d’une certaine radio, on ne saura jamais. Il débarque avec sa chienne Argentine et s’installe au cœur d’une agglomération où la paix et le bonheur ne semblent pas une fable.
«Mais Mailloux a pris le virage du tourisme: il y a des gîtes un peu partout, des cafés, des galeries d’art, des restaurants et des boutiques spécialisées. Il n’y a rien de forcé, d’artificiel. On n’a pas l’impression de se retrouver dans un décor. Il n’y a pas d’enseignes tapageuses ni de grandes chaînes.» (p.22)
Un univers où respirer est une occupation noble. Notre écrivain peut s’occuper à regarder le temps s’égrener et les humains s’agiter. Beau métier que celui de l’écriture.

Un double

Bourbaki se retrouve devant son «doppelgänger» ou son double. Petit est le fou officiel du village. Il dort au milieu de la rue principale sous l’œil attendri du chef de police. Il écrit, aime bien Béatrice, la propriétaire de la buanderie qui tient aussi le café Internet. Qui écrit quoi? La situation devient confuse. Bourbaki et lui sont peut-être interchangeables.
Tout cela dans un hameau qui prépare un événement artistique qui ébranlera le monde. Les dirigeants d’un vaste comité de citoyens préparent un grand happening, un coup d’éclat. Ils masqueront une montagne avec un tableau gigantesque. Pourquoi pas! Nous avons vu un artiste interdisciplinaire et enseignant au Saguenay vouloir tailler la forêt qui couvrait tout un flanc de montagne pour y reproduire son visage.

À Mailloux, l’art visuel est omniprésent et les faux se multiplient. Peut-être que Bourbaki s’est égaré dans une toile de Molinari qui hante l’agglomération.

Regard percutant

Bourbaki cerne les travers et les beautés de la société. La laideur aussi. Un récit terriblement efficace même si tout au long de cette histoire, des portes s’ouvrent sans jamais se refermer. Certains événements sont oubliés par le narrateur, mais pourquoi s’en plaindre.
Ce qui importe, c’est le plaisir de raconter, de sauter à pieds joints dans les phrases et de s’en mettre partout. Des rebondissements, de la folie, de l’espoir et de la désespérance. Tout est possible dans le monde onirique de Bourbaki.
Un roman jeune, cynique, un tantinet humoristique, excentrique et exotique, réaliste, cru parfois. Un imaginaire débridé, possible et impossible. Surtout un grand plaisir pour le lecteur.

«Grande plaine IV» d’Alexandre Bourbaki est paru aux Éditions Alto.

Claire Martin ne cesse d’étonner

Claire Martin, née en 1914, s’est tenue en marge de la littérature de 1973 à 1999. Vingt-six ans sans publier. À 94 ans, elle garde une vitalité et une fraîcheur étonnantes. Certainement la doyenne de nos écrivaines.
Rappelons qu’elle a fait son entrée en littérature, en 1958, avec des nouvelles. Dans «Le feu purificateur», trois courts récits, elle effleure son passé. Une visite sur les lieux de son enfance, la maison familiale qui a été détruite par les flammes. Elle y retrouve des objets, des artéfacts qui évoquent une époque où le drame avait les coudées franches. Tout cela à mots couverts, avec un sourire et un certain détachement. C’est comme ça quand le temps file. Certains événements sont comme ces objets qui ont échappé au feu. Il suffit d’un détail, d’une enveloppe soulevée par le vent pour que tout un volet de vie s’impose et nous entraîne vers des personnages qui sortent de l’ordinaire.
C’est que Claire Martin a eu une enfance peu banale, fréquenté des gens plutôt extravagants. Que dire de cette cousine qui se complaît au milieu de parvenus et d’étranges manipulateurs. Une Pauline fascinante qui laissera un héritage inattendu.
«Au soir de ce jour, les langues se dégourdirent un peu, à la maison du grand-père qui n’avait été que le gendre, en son temps. Si certains pensaient que les ossements découverts étaient ceux de l’arrière-grand-mère, personne n’eut l’audace d’évoquer cette éventualité. Il n’en fut pas ainsi à la mairie. De fil en aiguille, il fallut bien arrêter les recherches à la seule femme âgée de la paroisse qui n’était ni chez elle ni au cimetière.» (p.35)
Que de morgue et d’humour! Il suffit de se pencher sur ses souvenirs pour que tout un monde remonte à la surface. C’est le privilège de l’écrivain.
Claire Martin garde une fraîcheur, un pouvoir d’évocation qui fait sourire à chaque paragraphe. C’est peut-être cet humour fin, ce ton qui étonne, cette manière de se faufiler dans ses souvenirs qui fascine. Et quelle habilité à jongler avec les verbes. Bien des jeunes écrivains auraient du mal à en faire autant. Claire Martin démontre une agilité remarquable.

«Le feu purificateur» de Claire Martin est publié aux Éditions L’instant même.

Nadia Plourde découvre le Nord du Québec

Nadia Plourde, en 2005-2006, décroche un poste d'enseignante au Nunavik. Elle enseignera à l'école Arsanik de Kangiqsujuaq, un village d'environ 400 habitants, situé sur les rives du détroit d'Hudson. Une aventure spectaculaire, un dépaysement total.
Le Nord du Québec est un autre pays. Nadia Plourde le démontre dans ces chroniques qui s’attardent aux hauts et aux bas d'une institutrice décontenancée par ses élèves. Les enfants refusent toute forme d'autorité et leurs comportements, considérés comme déviants dans le Sud, sont la norme au pays des aurores boréales. Ils travaillent quand ils veulent, se présentent en classe selon leurs humeurs.
«Ces enfants font exactement ce qu'ils veulent. L'école, une prof ouioui en plus, l'idée de réussir ou de ne pas réussir une année, tout ça n'a aucune importance pour eux. Je pense qu'ils acceptent de travailler, pour passer le temps. Alors, autant remplir des pages, répéter des phrases ou faire des calculs. Peut-être que ma vision va changer et que je vais découvrir une certaine utilité au travail que je fais, mais j'ai de moins en moins d'illusions.» (p.78)
Ils peuvent aussi basculer dans des colères terribles, sans avertissement. Cinq minutes plus tard, ils sont les enfants les plus doux du monde. De quoi dérouter la plus intrépide des pédagogues. Sans compter une situation linguistique particulière. Le français, l'anglais et l'inuktitut se chevauchent dans la vie quotidienne.

Adaptation

Nadia Plourde s'adapte. Heureusement, elle possède un bon sens de l'humour et tombe en amour avec cette terre de grands vents et de lumière. C'est le coup de foudre, même si sa classe ne cesse de la bousculer.
Pour survivre peut-être, l'institutrice envoie une forme de synthèse de la semaine à une soixantaine de correspondants. Le miracle de l'Internet. Nous vivons quasi en direct dans cette classe du Grand nord.
«La gloire de mes élèves» raconte au jour le jour la vie de ces enfants, leurs difficultés, leurs situations et leurs façons de se comporter. Elle semble avoir eu peu de contacts avec les adultes, ou elle a choisi de rester fort discrète.
On en voudrait plus, on aimerait avoir un portrait qui échappe un peu à la banalité du quotidien et aux matières scolaires. Nous sommes loin des magnifiques ouvrages de Jean Désy qui nous plonge dans la poésie du Nord, dans ses contradictions, sa grandeur et sa violence.

«La gloire de mes élèves» de Nadia Plourde est édité par les Éditions Les 400 coups.

http://www.editions400coups.com/livres/la-gloire-de-mes-eleves

Peut-on sérieusement changer la vie?

«Il faut changer la vie. La dynamiter, même la cribler de sens et trouer son opacité», écrivent Karim Larose et Manon Plante dans l’introduction d’«Interventions critiques», le troisième tome des œuvres complètes de Gilles Hénault, poète, critique, militant et intellectuel.
Que ce soit comme journaliste au journal Le Jour, à La Presse et au Devoir, ou en collaborant à de nombreuses revues plus ou moins éphémères, Gilles Hénault reste fidèle à ce désir de changement.
Les «essais, notes et entretiens» permettent de suivre les chemins d’un homme exemplaire dans ses écrits sur la poésie, la culture et la littérature, le monde politique et la société. Peu importe où il s’exprime, Hénault tente d’être «un voyant», celui qui voit autour de lui et devine un peu en avant. Enfin, par le biais de différentes entrevues, nous connaissons mieux son cheminement et ses préoccupations.

Une quête

Grand lecteur, fin connaisseur des arts visuels, homme curieux, même des découvertes scientifiques, proche des Automatistes, il est un témoin privilégié des années qui précèdent la Révolution tranquille. Il sera de tous les débats qui questionnent la société, fera en sorte, avec beaucoup d’autres, que l’indépendance du Québec devienne un enjeu politique.
Une pensée exigeante, ouverte qui fait fi des intérêts personnels. Des idées qui ne s’éloignent jamais de l’exploitation de l’homme par l’homme, des inégalités qui brisent les individus et entraînent misère et pauvreté.
Gilles Hénault fera des choix dont il paiera le prix. Son adhésion au Parti communiste du Canada en 1945 lui fermera toutes les portes dans un Québec contrôlé par Maurice Duplessis. Il devra s’exiler pendant cinq ans.
«Je pense que l’utopie était là au début. On naît peut-être utopiste. L’utopie est l’une des dimensions du devenir, car il faut toujours inventer des mondes pour pouvoir continuer à vivre. Ce qui a contribué assez curieusement à donner à mes textes ce ton cosmogonique, c’est peut-être l’intérêt que je portais aux sciences.» (p.368)
Gilles Hénault a contribué à changer le Québec, défendant sa pluralité, sa spécificité francophone et la liberté de ses créateurs. Exigeant, il poussait toujours vers le haut dans ses écrits journalistiques, ce qui n’est pas toujours le cas dans les médias. Un intellectuel et un poète de premier plan.
Des propos à lire et à redécouvrir, pour retrouver l’envie de travailler au futur de « ce pays incertain » comme l’écrivait Jacques Ferron. Si Gilles Hénault n’a pas réussi à installer son grand rêve d’une société plus juste au Québec, il a contribué à la faire entrer dans la modernité.

«Interventions critiques» de Gilles Hénault est paru aux Éditions Sémaphore.
http://www.editionssemaphore.qc.ca/Gilles_Henault.html

dimanche 12 avril 2009

Pierre Gobeil en quête du temps perdu

J’attendais un nouveau roman de Pierre Gobeil depuis la parution de «Sur le toit des maisons» en 1998. Plus de dix ans en fait.
«Le jardin de Peter Pan», il le travaille depuis tout ce temps. Il le souhaitait impressionnant, volumineux pour être «visible dans les librairies». Il semble que son vœu n’a pu se matérialiser. Son dernier-né fait à peine cent pages. Un écrivain possède un espace, des repères et des distances. Il est très difficile de s’en évader. Autrement, il risque de ne plus savoir quelle route emprunter, de ne plus retrouver sa cadence et de courir derrière son souffle.
«Sept heures aux Îles, mais rien que six à Montréal, lorsque dans l’air plus frais du soir, je peinais à retrouver les couleurs que j’avais tant aimées auparavant. Non pas ces plages fadasses esquissées chaque fois que nous prenions l’avion pour le Sud, mais quelque chose d’un mordoré serti de bulles me rappelant les desserts que nous faisions aux premiers jours de notre rencontre, et qui m’avait fait jurer, une fois installés dans notre bunker sur la falaise, que nous ne passerions plus jamais d’été ailleurs que sur ces côtes, que nous avions enfin trouvé un défi à notre ressemblance et que nous y resterions accrochés, promesse était faite, jusqu’à la fin de nos jours…» (p.9)
Un écrivain célèbre et riche revient aux Iles-de-la-Madeleine, dix ans après avoir débarqué dans le paradis terrestre. Il y a eu la naissance d’un enfant et les difficultés à s’adapter à la vie de père. Tout s’est effrité. Il pense retrouver le fil en revenant, comprendre pourquoi la vie l’a poussé dans les chemins de la solitude. Peut-on changer son passé?

Paradis perdu

S’il y a une constance chez Pierre Gobeil, c’est ce sentiment d’avoir perdu un paradis où la vie était une promesse de bonheur. Cette thématique porte «Tout un été dans une cabane à bateau», «La mort de Marlon Brando», «Dessins et cartes du territoire» et «Sur le toit des maisons». Ce temps de la jeunesse où il est permis de croire à l’absolu, à un monde qui ne changera jamais. Arrive une agression, un événement et tout bascule irrémédiablement. La vie éclate comme un vase sur le plancher.
Le travail de l’écrivain devient cette longue «recherche du temps perdu», la reconstitution du paradis d’où il a été expulsé par la vie. Les lieux et les espaces recèlent les secrets du drame ou de la perte. Les narrateurs de Pierre Gobeil tentent de reconstituer le puzzle en hantant les territoires pour abolir le temps et retrouver cette innocence perdue.
«Devant les restes de l’ancien quai, je pouvais toujours aller à droite ou à gauche, délimiter la durée de ma croisade, arpenter les falaises ou mettre mes pas dans des traces pour traverser le goulet, mais je connaissais maintenant la longueur de ces chemins et savais que malgré ces quelques centaines de Polaroids disséminés un peu partout, ce que nous avions vécu jusque-là appartenait désormais au passé. Toutes ces images de caisses de poissons sur les quais, de fleurs le long des routes, puis de cette mer froide dont on avait fait notre bonheur.» (p.20)
À la manière des musiciens Steve Reich ou Philippe Glass qui ne cessent de reprendre un motif qu’ils visitent et poussent jusqu’à l’obsession, Pierre Gobeil crée une forme d’envoûtement à lequel il est difficile d’échapper. Il devient fascinant.

Quête impossible

La quête s’avère impossible, mais qu’importe. L’écrivain capte des moments, des paysages, des couleurs dans le ciel qui nous permettent d’espérer que la course va s’arrêter, que la vie peut échapper à ce bond en avant qui saccage tout.
«Les gens changeaient, les Îles restaient pareilles, ou bien les gens restaient les mêmes et c’étaient les Îles qui se transformaient, d’une année à l’autre, sans qu’on sache véritablement si c’était pour le mieux. Personne ne semble plus savoir.» (p.26)
«Le jardin de Peter Pan» permet de retrouver le meilleur de Pierre Gobeil, celui que l’on a savouré dans ses romans antérieurs. Il devient alors un coloriste où l’écriture se transforme en méditation ou une forme de prière.

«Le jardin de Peter Pan» de Pierre Gobeil est paru aux Éditions Triptyque.