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jeudi 21 décembre 2006

Victor-Lévy Beaulieu réalise l’impossible

Après un mois d’enfermement, j’ai eu du mal à reprendre pied et à délaisser l’essai de Victor-Lévy Beaulieu, «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots».
Comme si j’avais vécu des semaines en mer et que je ne savais plus me tenir sur la terre ferme. Des jours à me demander si cette traversée était un cauchemar ou un rêve. Comment un écrivain arrive-t-il à vivre semblable osmose avec un autre écrivain? Il faut le dire, je vivais un deuil. Je revenais d’un très long dépaysement. «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» restera un grand moment dans ma vie de lecteur.
Dans cet «essai hilare», Victor-Lévy Beaulieu dresse un portrait époustouflant de sa famille et du Québec, étale en plus sa passion pour l’écrivain irlandais James Joyce. Je me suis senti aspiré par des forces gravitationnelles, une aventure faite de fascination, de rejet, de rires et de larmes, d’horreur et de joie pure. Un livre terrible! Une oeuvre rare. Un texte à l’image des trous noirs qui aspirent les corps célestes dans l’espace et les réduit à la dimension d’un atome. J’ai dû franchir le miroir de la raison et de la déraison à plusieurs reprises. Une sorte d’effeuillement de l’âme.

Véritable piège

«Ainsi donc, mon père aimé en allé à jamais et sous la terre, noire et friable, que repose son long corps osseux. Battures étroites de grève, toutes en crans de tuf, ainsi ressemblait-il à son pays, ce père d’exil. Acérante fut son agonie comme un poème de Gaston Miron, mais sans plus de marches pour monter à l’amour ni renifler du haut de Tobune les plaisirs printaniers quand, sur la rivière Trois-Pistoles, calaient les glaces et, sur le fleuve, descendaient, givrés jaunâtre, les icebergs de l’hiver de force. Mon père jadis si ensoleillant et maintenant si froid, figé en son cercueil de chêne.» (p.15)
Impossible de regarder en arrière après ce début. Il faut parcourir plus de 1000 pages pour s’arracher à ce texte. Le lecteur que je suis s’est senti annihilé par cette galaxie, cette écriture qui devient une monstrueuse baleine qui vous gobe et vous recrache après tous les désarrois.
Tout y passe! Le chaud et le froid! L’adhésion et la révolte! Les propos de Beaulieu sur les femmes et sa «mère reptilienne» sont terrifiants de misogynie… Malgré tout, nous continuons, secoués comme l’écrivain a dû l’être après une équipée qui a exigé trente ans de lectures, mobilisé toutes ses forces de réflexions et de recommencements. Un texte comme il ne s’en est jamais publié au Québec.

Les livres

Les livres poussent à l’écriture. Les meilleurs écrivains sont des lecteurs «safres» dirait Victor-Lévy. Ils se tiennent en état de lire, constamment. Quand ce n’est pas un roman ou un essai, ils scrutent la société, leur famille ou leur lieu d’enfance. Toujours en chasse!
Victor-Lévy Beaulieu a lu James Joyce pour la première fois, sans comprendre dans quoi il s’aventurait, alors qu’il n’avait pas vingt ans. Juste avant qu’il ne soit tordu par la poliomyélite qui changea sa vie. L’avènement de l’écriture était encore à venir.
James Joyce n’a cessé de le hanter au fil des ans. Une obsession qui a donné ce projet qui ne peut arriver qu’après une vie de recherches et de réflexions. James Joyce est devenu son maître, le modèle, un défi dans sa façon de dire et de présenter le monde. Il s’est nourri de cet écrivain peu lu. Un voyage dans «Ulysse» ou «Finnegans Wake» de James Joyce est un défi à l’intelligence.
Cette hantise a marqué sa propre écriture et sa manière de bousculer la langue. Une fascination qui l’a poussé à lire à peu près tout ce qui a été publié et dit sur Joyce. Il a ratissé large, comme d’habitude, fouillant le passé et le présent de l’Irlande. Plus de 600 volumes qu’il aura lus et relus au fil des ans pour s’imprégner de ce pays marqué par les famines, les révoltes et des désirs d’indépendance qui n’ont jamais abouti. Un recul qui lui aura permis de mieux saisir le Québec aussi. Il fallait le chemin le plus long pour cerner cet écrivain qui s’est permis toutes les libertés et inventa une langue et un vocabulaire.

«James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions Trois-Pistoles.
http://www.editiontrois-pistoles.com/viewAuteur.php?id=6

vendredi 15 décembre 2006

Ces grands oubliés qui font l’histoire

Exclusif à Littérature du Québec

Il y a des moments dont un peuple n’aime guère se souvenir. Si on parle volontiers au Québec de la Révolution tranquille, on n’évoque pas facilement la Crise d’Octobre, la mort de Pierre Laporte et l’enlèvement de James Richard Cross. Il n’est jamais facile de secouer les pages sombres de son histoire.
Carl Leblanc s’est intéressé à la Crise d’Octobre et particulièrement à un témoin de première heure: James Richard Cross. Il a été enlevé et séquestré par la cellule Libération. Un homme paisible, curieux qui a tenté en quelque sorte de disparaître après cette période mouvementée.
Cet attaché commercial au Canada pour la Grande-Bretagne aura été retenu captif pendant cinquante-neuf jours dans une chambre sans savoir s’il allait survivre.
Carl Leblanc a décidé de faire un film sur ce personnage secondaire, cet homme qui vivait une retraite paisible dans le Sussex en Angleterre en compagnie de sa femme et de sa fille après ces événements douloureux. Il partageait son temps entre les promenades et la lecture des journaux.

Retour au futur

Évoquer ces jours douloureux n’est guère facile. Ni pour Cross ni pour Leblanc qui est en quelque sorte du clan des ravisseurs. Les deux tentent de comprendre, de scruter ce qui est arrivé. Cross s’est buté à la raison d’État qui ne fait jamais de quartier avec la vie d’un individu. On l’a vu dans le refus de négocier de Pierre Elliott Trudeau avec des révolutionnaires qui se retrouvaient avec un otage sur les bras. Tout cela, James Richard Cross l’ignorait à l’époque.
Carl Leblanc dans ce récit témoigne des idées, des regards que Cross, sa femme et sa fille ont gardés de cette période. Il raconte aussi ses déchirements devant les idéologies qui s’affrontaient. Bien sûr on peut toujours sympathiser avec les libérateurs qui jouent avec des vies mais quand on discute avec les victimes, qu’on les regarde dans les yeux, la question est différente.
Le cinéaste traite de ce sujet avec une franchise et une honnêteté assez remarquable. Il ne cesse de se questionner sans pour autant trouver les réponses.
C’est ce qui fait tout le charme de ce récit qui permet de plonger dans un passé douloureux et encore obscur.
Leblanc décrit des gens qui ont choisi une logique de violence et qui des années après ne démontrent aucune compassion pour des victimes qui résistent difficilement au désir de vengeance.
James Richard Cross était un survivant un peu gênant et personne ne souhaitait dans les hautes instances qu’il parle et livre sa pensée. Il faut dire aussi que les médias ont vite fait de trouver des personnages plus flamboyants.
Un récit touchant qui fait se questionner sur ceux et celles qui font l’histoire, ces idéologies qui n’hésitent jamais à sacrifier des vies humaines.
Il ne faut jamais oublier que si quelqu’un est prêt à sacrifier une vie pour arriver à ses fins, il peut déclarer une guerre et envahir un pays. La violence ne peut qu’engendrer la violence. Un livre nécessaire.

«Le personnage secondaire» de Carl Leblanc est publié chez Boréal Éditeur.

http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/carl-leblanc-1560.html

jeudi 14 décembre 2006

Aude questionne le monde de maintenant

La femme et l’homme sont de plus en plus considérés comme des machines. Ils doivent garder une cadence folle au travail et, surtout, consommer comme des goinfres. Évaluation, chronométrage, contrôle de qualité, tests font en sorte de les stimuler constamment. Ils doivent en plus répondre présent, de jour comme de nuit, sept jours par semaine. Efficacité, rentabilité, compétitivité et profits.
Et arrive un moment où la machine cafouille. Brusquement, pour des raisons illogiques, tout fige. Silence et angoisse. Les spécialistes ne savent plus quelle technologie évoquer. Faut remplacer le système. Tout jeter pour plus d’efficacité, de rapidité et de rentabilité.
Dans «Chrysalide», son tout dernier roman, Aude bouscule ces idées ressassées dans les médias. Dans l’autoportrait qu’elle signe dans «Lettres québécoises», elle affirme: «Je suis passée, au fil du temps, d’une longue crinière sauvage, que j’ai eu très longtemps, à des coupes un peu plus courtes sans jamais l’être beaucoup, jusqu’à la perte totale de mes cheveux, sous l’effet de chimios agressives, il y a peu.»
Quand on lutte pour sa survie, les gestes quotidiens prennent un autre sens. Les ordinateurs qui se greffent aux cerveaux pour accélérer la production ne servent plus à rien.
De plus en plus de travailleurs flanchent. On secoue alors les mots burn-out, dépression et fatigue nerveuse. La productivité claudique. Les mécaniciens du cerveau s’activent à tout remettre en place avec de plus en plus de difficultés. Et les jeunes dans cette course effrénée?

Dure réalité

Catherine a toujours été parfaite. École privée, réussite scolaire. Une fille qui obéit au doigt et à l’oeil. Et puis… Il y a le geste irréfléchi. Tentative de suicide à quatorze ans. Pour casser le miroir et rejeter les artifices. Commence alors la mutation. La chenille se transforme et devient papillon. Elle vivra l’amour, la douleur, la violence, le mensonge, la duperie et la solitude avant de s’envoler pour être dans sa tête et son corps. Elle cherche à s’arracher à l’image, au modèle pour devenir humaine, simplement.
«Ce n’est peut-être pas tant les modes de vie, quels qu’ils soient, qui me hérissent à ce point, qu’une certaine attitude. Une façon de se conformer à un style pour se donner un genre, faire partie d’une meute, aveuglément, quitte à y perdre don intégrité, son âme, pourvu qu’on ne se sente pas exclu, à part, niaiseux, out, seul. Je ne peux pas supporter la suffisance crasse de ceux qui, parce qu’ils ont et qu’ils font «ce qu’il faut» pour faire partie de tel ou tel milieu, ne voient plus le reste du monde que par le petit bout de leur lorgnette et crachent sur ce qui ne leur ressemble pas.» (p.107)
Le décrochage scolaire est-il une tentative désespérée pour échapper aux carcans… Que choisir: une vie où l’on tient un rôle sur écran géant ou creuser en soi pour évaluer ses forces et ses élans. Qui sommes-nous et où allons-nous? Peut-on amorcer cette réflexion en travaillant jour et nuit pour respecter des normes et des cadences... Pas de place pour l’art, la musique et la littérature quand la mécanique s’emballe.
La dépression est-elle une défense qui permet de déchirer des images et de se refaire une santé identitaire? Cette obsession de la performance à l’école entraîne-t-elle le décrochage et la délinquance? Et le suicide quand le mal devient intolérable.
Libération

Aude suit Catherine dans ses aventures amoureuses, au travail et chez ses parents. L’écrivaine, tout doucement, questionne un discours qui veut réduire les hommes et les femmes à l’état de producteurs reproducteurs. Une idéologie de plus en plus catastrophique pour l’humanité et la planète.
Il faut se méfier des images. Tôt ou tard, elles se déchirent et l’être, celui que l’on refoule en le matraquant de slogans et de messages publicitaires, de rires télévisuels ou de débilités humoristiques, finit par se révolter. Il faut alors revenir aux sources, chercher des assises et le parcours est toujours douloureux.
L’écriture toute simple de cet ouvrage oblige à revoir les modèles qui étouffent comme des uniformes trop ajustés. Nous devrions le faire lire dans les écoles. Peut-être que les commentaires des jeunes, après, feraient frémir plusieurs apôtres de la productivité. La littérature sert aussi à bousculer nos façons de faire et de penser. Aude ne s’en prive pas. 

«Chrysalide» de Aude est publié chez YXZ Éditeur.

Quand le monde se fait chant et parole

Hervé Bouchard est entré en littérature en 2002 avec «Mailloux citoyen de Jonquière». Une épopée d’enfance, d’amitié et de misère qui décrit un univers étrange et familier. Une sorte de carrousel où toutes les facettes de la vie s’incarnent dans le langage.
Ce «toujours citoyen de Jonquière» récidive avec «Parents et amis sont invités à y assister», drame en quatre tableaux coupé par «six récits au centre» précise l’auteur en page couverture.
Avec Hervé Bouchard, tout est parole et tout va à la parole. Le verbe éclate, s’emballe et provoque un débordement qui transporte les personnages dans une autre dimension.
Théâtre… Difficile de cerner cette histoire tragique, jubilatoire et incantatoire qui prend la couleur d’un récit biblique aux accents sauvages. Malgré les nombreuses indications scéniques, l’action ou le jeu s’avère à peu près impossible sur une scène. On flirte avec le conte, le récit, le prêche, le monologue, l’incantation, les récitatifs, les stances et les litanies. Un souffle pur, un rythme difficile à soutenir.

La mort du père

Une histoire simple pourtant. Le père Beaumont meurt subitement dans son fauteuil. Rien ne sera pareil pour la veuve et les six orphelins. Perte irrémédiable, peine, douleur, quête de sens, «stabat mater», chants de vie et de mort, de deuil et de réparation, complaintes haletantes et hallucinatoires. Le monde est déboussolé.
Les quatorze personnages se dédoublent et finissent par constituer un chœur où chacun y va de son récitatif. Une fresque bouleversante.
«Je l’ai voulue pour fille malgré sa peau de rousse, sa taille de brin d’herbe, ses doigts de fée, tout ce que je lui imagine qui est loin de moi. Salie Baribeau elle avait un arbre qui lui poussait croche dans le tronc, elle a vécu couchée dans un corset de métal au sortir de l’enfance jusqu’à l’âge de quatorze ans, il me semble. Tant que j’ai eu des bras, je l’ai aimée, j’ai toujours aimé les arbres, moi. J’aurais bien voulu d’une Nellie que j’aurais appelée Nellinée, d’une Mélie que j’aurais appelée Mélinalinée, d’une petite Oumalinée, d’une Maralinée que j’aurais câlinée, d’une Minalinée, d’une Rinalinée, d’une Sabihalinée, d’une Élinalinée, tous noms ailés que je voyais passer, que je revois encore quand je retourne parmi les framboisiers en moi.» (p.56)

Hervé Bouchard explore les replis du langage avec une virtuosité déconcertante. Il échiffe le langage pour mieux le reconstituer, le tord et le ramène à chaque fois à l’amour, la mort, la douleur et le deuil. L’impression de glisser sur un fil tendu à se rompre. Les mots explosent, vibrent, tournent et éclatent pour dessiner une autre réalité. Il faut seulement se laisser envoûter par ces stances. Tout y est excessif, démesuré et frénétique. C’est ce que j’aime par dessus tout.

«Parents et amis sont invités à y assister» d’Hervé Bouchard est paru aux Éditions Le Quartanier.

Grandeur et misère de l’enfant Mailloux

Hervé Bouchard, citoyen de Jonquière, a remporté le Grand prix de la Ville de Montréal avec «Parents et amis sont invités à y assister». Lettres québécoises s’y attardait dans son numéro hiver 2006. Cet ouvrage a aussi raflé le prix roman du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean.
«Mailloux, histoire de novembre et juin» a été réédité par les éditions Le Quartanier. La première mouture était parue à l’Effet pourpre en 2002. Comme on s’en doute, il ne s’agit pas d’une biographie du célèbre Doc Mailloux.
Le roman présente une famille de Jonquière. Tout est vu et filtré par Jacques, l’aîné de la tribu, qui décrit différents moments de sa vie. Un petit garçon qui combat de terribles carences. Il ne peut s’empêcher de perdre sa mère dans les magasins et de mouiller son lit.
«Tu demanderas à ton mari de mettre de l’huile aux poulies de ta corde à linge car elle est plus bavarde qu’une vieille femme et attire sur les draps que tu laves les regards des passants et de tout le voisinage. Un pissou loge en ce lieu, disent-ils, cette maison est maudite.» (p.78)
Les similitudes sont grandes entre ce premier ouvrage de Bouchard et le second roman qui l’a propulsé à l’avant-scène de la littérature québécoise. Même langage éclaté, même regard halluciné sur le monde et l’environnement, même rap rugueux qui explose dans un débit verbal étourdissant. Tout est abordé sans discrimination: l’amour, le pipi et le caca, les premiers baisers ou la première érection. Une même manière aussi de tordre le cou au langage et de retrousser la phrase qui bascule dans une stance haletante.

Moments intenses

Le roman offre des pages exceptionnelles. Celles par exemple où la famille Mailloux part fêter Noël à la campagne dans une voiture «sans chaufferette», aussi froide qu’une banquise.
«La maison du parrain était seule au bord de la route, nue, comme arrêtée au milieu du champ. Elle n’était même pas éclairée, il n’y avait même pas son char dans la cour au parrain. Le père Mailloux est sorti, il est revenu, personne dans la maison. Probablement partis à la messe. On a attendu dans le noir. Avec l’hiver de Noël qu’il y avait dans la nuit. On s’est mis à geler plutôt sérieux et à se plaindre, surtout le Jacques de quatre et sa mère, des plaintes juste ce qu’il faut pour embêter le père Mailloux, pour qu’il se sente bien coupable de l’inconfort qu’on vivait.» (p.142)
Ici et là, dans ce premier ouvrage, Bouchard se laisse emporter par le plaisir de jongler avec les mots et s’égare dans des phrases ou des segments qui deviennent incompréhensibles. Un excès d’enthousiasme qu’il a maîtrisé dans «Parents et amis sont invités à y assister».
Il s’avère obligatoire de lire «Mailloux, histoire de novembre et juin pour se familiariser» avec l’univers d’Hervé Bouchard, un écrivain particulièrement original qui va marquer la littérature au Québec et nous entraîner dans des mondes que l’on attend avec la plus grande impatience.

«Mailloux histoire de novembre et juin» d’Hervé Bouchard est paru aux Éditions Le Quartanier.
http://www.lequartanier.com/auteurs/bouchard.htm

jeudi 7 décembre 2006

L’incroyable histoire d’Alice Morton

Au confluent des rivières Saint-François et Magog, dans la ville de Sherbrooke, sur un rocher que les Indiens appelaient Mana’sen, une croix s’accroche. Partout au Québec, des indices du genre perdent leur signification. Après des décennies, plus personne ne sait pourquoi on a planté une croix ou dressé une stèle. Mylène Gilbert-Dumas, par le roman «1704», ravive une légende et des faits historiques.
«À l’aube du 29 février 1704, Jean-Baptiste Hertel de Rouville attaquait Deerfield, petit village frontalier du Massachusetts. Plus d’une centaine de colons anglais étaient alors capturés et amenés en Nouvelle-France pour y être vendus, rançonnés ou adoptés. C’est une partie de leur histoire qui est racontée dans ce roman». (p.7)

Histoire guerrière

L’histoire de la Nouvelle-France est guerrière. Les Français, avec la complicité des Amérindiens, sillonnaient l’Amérique du Nord. Les explorateurs avaient suivi les rivières et des fleuves, gardaient plus ou moins le contrôle du continent en élevant des forts aux endroits stratégiques.
Les Français étaient alors imbattables dans les escarmouches où ils avaient appris la manière indienne de faire la guerre. Des méthodes qualifiées de barbares par les biens pensants de l’époque et indignes des hommes civilisés.
Les colons anglais subissaient attaques et vendettas à la frontière, n’hésitaient pas non plus à massacrer des villages autochtones, y semant des haines héréditaires.
Pourtant la vie sauvage fascinait les Européens et attirait les aventuriers qui coupaient presque avec leur éducation. Même que certains écrivains ont vu dans «une approche commune», le métissage du Blanc et de l’Autochtone, l’idéal de l’homme futur. On retrouve cette idée dans les œuvres du romancier américain Fenimore Cooper, particulièrement dans «Le dernier des Mohicans».

Histoire

Nous sommes à Deerfield, bourgade située à l’ouest de Boston. Au nord, le lac Champlain permet d’aboutir chez les Canadiens. Alice Morton, jeune Anglaise peu sûre d’elle, attend que son fiancé se manifeste tout près du fleuve Connecticut.
L’attaque des Canadiens et des Abénaquis, qu’on n’attendait plus, a lieu. Elle est brutale. La jeune femme est capturée avec des membres de sa famille, obligée à marcher dans la neige et le froid. Nous sommes au cœur de l’hiver. Les plus faibles succombent ou sont abandonnés en chemin. Alice résiste avec ses neveux et croit que sa vie vient de basculer dans un trou noir.
Au cours de cette marche forcée qui la mènera au Canada, Alice découvre des forces inconnues en elle, apprend à voir ces sauvages, ces démons tant décriés dans son ancienne vie. Ils se transforment en hommes au fil des jours.
«L’homme a ouvert son manteau et Alice distingue le lin blanc sous la laine brute. C’est, après tout, un être humain qu’elle a devant elle. Pas seulement un Sauvage. Il ne craint ni l’arrivée des Anglais ni la fuite de sa prisonnière. Pas davantage que la pluie ou le froid. Il ne fait qu’apprécier le moment et le bien-être se lit sur son visage.» (p.175)
Alice devient amoureuse de Mamôtkas, le chef qui fait preuve d’une grandeur d’âme peu commune, apprend à vivre sans les corsets de la civilisation. Elle épousera l’Abénaquis et vivra à l’Indienne au grand désespoir de son fiancé qui a pourcouru le continent pour la ramener à la vie civilisée. Alice découvre une liberté de corps et d’esprit qu’elle n’a jamais éprouvée dans son village si réglementé. Les carcans et les sangles de la religion s’évanouissent. Elle ne peut imaginer retourner à son ancienne vie. Tout se terminera dans une fin digne de Tristan et Yseult.
Une belle manière de raviver une légende et un pan d’histoire. Il y a là matière à un film qui montrerait des valeurs essentielles et combattrait les préjugés. Un roman tout simple mais passionnant.

«1704» de Mylène Gilbert-Dumas est publié chez VLB Éditeur.