Nombre total de pages vues

mardi 23 décembre 2025

LA BELLE ÉMANCIPATION DE JULIE VINCENT

J’AVAIS OUBLIÉ le livre de Julie Vincent sur le rayon des nouvelles publications. Il a fallu un message de l’attachée de presse de La Pleine Lune, Dominique Lalande, pour me rappeler l’existence de «La chair de Julia». Il était toujours là, patient comme seuls les volumes le sont, sur la tablette qui s’étire, on dirait, à mesure que la saison des parutions d’automne s’écoule. Je l’ai placé bien en vue, pour qu’il soit le premier à me surprendre. Surtout le sourire de la comédienne, celui de la Joconde, je dirais. J’avais l’impression de le sortir du néant, ce livre, me sentant coupable de négligence. Parce que dans le monde littéraire, un ouvrage s’efface si rapidement. Quelques jours, deux ou trois semaines, et les nouveautés se perdent dans les limbes des librairies et des bibliothèques. Merci, Dominique Lalande, de m’avoir rappelé que je ne devais pas oublier Julie Vincent. Ce conte théâtral permet d’approcher une femme qui échappe à son milieu pour être quelqu’un dans un univers inventé. Une histoire qui nous plonge dans le rêve d’une fillette qui ne s’imaginait pas ailleurs que sur une scène pour dire ce qu’elle entendait en elle. Un lieu où elle pouvait se métamorphoser. Julie Vincent nous convoque dans un monde où fiction et réalité se bousculent. Il y a la parole, bien sûr, mais aussi des dessins et des croquis qui donnent un contour à cet univers onirique. Une façon de s’approcher de ce qu’elle voyait dans sa tête quand elle tentait de s’approprier les mots de l’étrangère qui chuchotait en elle.

 

«Je voulais parler de ma lutte de jeune fille pour survivre et je comprenais que les événements intimes de ma petite histoire étaient inscrits dans ma chair, ils étaient liés à des mouvements plus grands de l’histoire du Québec. J’avais des interrogations : qu’est-ce que le féminin? Suis-je la femme que les autres ont voulu que je sois ou vais-je devenir enfin toutes ces puissances qui sont en moi? Ces questions ont alimenté l’écriture. Je ne sais pas s’il s’agit d’une autofiction, ou si j’ai fait de ma vie un théâtre pour mieux l’offrir. Je voulais raconter ce que je n’avais jamais dit sans renoncer aux stratégies de mon imagination puisque faire de mes rêves une réalité m’avait permis de me constituer et de jouir de cette vie.» (p.11)

 

Il y a l’idée, la direction à prendre pour se dire… De mon côté, c’est toujours un peu étrange quand je m’aventure dans un nouveau roman ou un récit. Je passe des semaines à chercher le mot, le bout de phrase qui s’ouvre comme une porte sur une chambre qui peut avoir la dimension d’un continent. Des mois à aller et venir sur quelques paragraphes pour découvrir un rythme, une écriture, une petite musique qui colle à ce que j’ai en tête. Et quand je suis certain de l’avoir bien ancré cette histoire, d’avoir enfin trouvé le souffle et la cadence, je pars pour le plus long des voyages. Surtout, je sais que je vais devoir éliminer ce premier texte d’une dizaine de pages, parce que mon roman commence toujours au deuxième chapitre. 

 

SE TROUVER

 

Julie Vincent s’est posé cette question certainement avant de se lancer dans cette expérience difficile et émouvante. Les chemins vers soi sont toujours les plus tortueux et les plus invraisemblables.

 

«J’ai travaillé une forme hybride inspirée à la fois du théâtre, du conte et du cabaret. La chair de Julia après mille péripéties est donc devenue une fête carnavalesque sur l’histoire de ma vie.» (p.12)

 

Nous nous retrouvons sur une scène. Difficile de définir le point de vue narratif. Nous sommes peut-être dans un lieu où Julie Vincent enfile des vêtements pour se transformer peu à peu en Julia, son reflet et son double. On oublie rapidement où nous sommes. L’auteure apprend la terrible nouvelle. Son père est décédé. Plus rien n’est possible et s’amorce, alors, le retour vers soi. 

 

«Quand j’ai appris la mort de mon père, j’étais dans l’autobus de tournée dans un coin perdu en Argentine, il y avait un homme dans un marécage avec son troupeau de chevaux tout maigres. Mon père adorait les chevaux, j’avais le cellulaire en main, ma sœur me racontait comment mon frère était allé avec les pompiers pour sortir le corps de mon père de la maison et d’un coup, je me suis revue petite fille l’après-midi dans le champ de neige, assise dans la sleigh à côté de mon père qui avait attelé sa team de chevaux.» (p.15)

 

Tout s’arrête, comme si l’élan qui l’a fait se rendre dans l’autre Amérique s’estompait. Et voilà qu’elle part à rebours pour revenir au début de son aventure. Tout est possible quand on est sur une scène et que l’on peut convoquer tous les personnages qui se cachent en vous et qui vous hantent depuis des années. Il y a la vie, les souvenirs, des ombres, des figures disparues qui ne s’écartent jamais vraiment. 

Son père adorait les chevaux. 

Elle arrête tout et rentre au pays, se retrouve au point de départ, dans un commencement si loin et si près. Tout de suite (la magie du théâtre), avec la fillette. C’est formidable de pouvoir se moquer du temps et de l’espace, et de secouer le passé.

 

«Je voyage pas sans ma bibliothèque ambulante. Les livres ont forgé mon destin. Je me suis construite avec la lecture.» (p.17)

 

Nous voilà dans toutes les époques de Julie et Julia, celle qu’elle était et celle qu’elle est, la comédienne, la femme et l’enfant. La mort la rejoint dans son périple. Le moment est venu de voir et de comprendre. 

 

LES LANGUES


Les marionnettes s’animent en espagnol, comme si Julia et Julie parlaient deux langues. L’une côté pile et l’autre du côté face.

 

«Sur mon passeport, sous ma photo, il y a le prénom d’une jeune fille que j’ai été et qui rêvait de connaître les voyages, les grandes villes, la passion, une jeune fille qui rêvait de devenir une artiste. Maintenant que mon père est mort, je veux la retrouver cette jeune fille-là qui brûle encore en dedans de moi, mais j’ai oublié son prénom.» (p.23)

 

Périple à l’envers au pays de l’enfance, alors qu’elle était sans visage et cherchait à échapper à toutes les contraintes qui l’empêchaient de s’avancer dans ses rêves et ses espérances. Revenir pour toucher les interdits, les blessures à peine cicatrisées. Comme si le temps déshabillait Julia pour qu’elle redevienne Julie, celle qui a survécu par les livres et la fiction. La nouvelle du décès de son père libère l’auteure, provoque un reflux de souvenirs et des traumatismes encore et toujours sensibles. 

Elle était d’un monde figé au commencement, dans une histoire où les jeunes filles devaient étouffer leurs désirs et leurs rêves pour jouer le seul rôle que la société leur permettait : celui de mère. 

 

«Je ne veux pas vivre dans la réalité.

Ce n’est pas ma réalité à moi, c’est la vie qui est faite de même.

Je suis différente de toi, je veux plus aller à l’église, je veux pas de bungalow.

J’ai un joyau en dedans de moi. Je veux le faire briller. Ça t’enlèvera rien à toi si je brille, moi. Ça n’enlèvera rien à personne. Ici, j’ai jamais le droit de rien faire. Je m’en vais.» (p.53)

 

Et c’est la fuite, le voyage rêvé, magique, étrange, où tout bouge et se transforme. L’impression de flirter avec le monde de Gabriel Garcia Marquez que j’aime tant, surtout son magnifique «Cent ans de solitude» que je ne cesse de relire depuis plus de vingt ans. 

 

CIRQUE

 

Julie Vincent se dépose dans le cirque, le lieu de tous les possibles, des mutations et des effets de miroir où tout peut prendre vie. Les marionnettes se redressent et voilà qu’elles bougent. 

Les répliques rebondissent, reviennent en échos pour passer d’un temps à un autre. Ce que j’aurais aimé être dans la salle pour écouter Julie et Julia, pour la voir se métamorphoser. Parce que j’adore le théâtre depuis toujours. Avant d’écrire, je souhaitais monter sur une scène pour être tous les autres et parler bien des langues. Être, un soir, un Quichotte à mille visages, à mille aventures et aux plus folles extravagances. Même devenir la figure de la mort et traverser le long fleuve du temps dans une embarcation qui tangue et peut couler à la première vague. 

Le texte de Julie Vincent m’a saisi et enchanté, me ramenant à mon village de La Doré, quand je passais des heures dans les effluves des trèfles à rêver des mondes qui n’existaient pas entre les clôtures de la ferme familiale. Et je me revois sur la sleigh de mon père, avançant dans un champ grand comme le continent où la neige pouvait germer.

Voilà une envolée libératrice, un lieu pour échapper aux contraintes de l’enfance, peut-être le chemin de tous les petits garçons et toutes les petites filles du Québec. Celui que nous avons dû emprunter dans les encoignures des années 60 pour nous présenter à la fenêtre du pays. Le Québec s’impose en Julie et Julia, ce pays qui a secoué bien des balises et des carcans pour aller vers son futur rapproché. Le témoignage et le récit des femmes et des hommes du Québec qui ont osé se dire oui lors de deux référendums où l’on aurait pu passer du rêve à la réalité. Un texte qui mute et change, restant toujours juste et émouvant. Le plus beau périple qui soit, celui de l’affirmation et de la liberté. 

 

VINCENT JULIE : «La chair de Julia», Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 2025, 112 pages, 22,95 $.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/711/la-chair-de-julia


Aucun commentaire:

Publier un commentaire