GASTON GAGNON signe un travail colossal avec « Julien-Édouard-Alfred Dubuc (1871-1947) Le Roi de la pulpe », un homme un peu méconnu de Chicoutimi et de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean malgré son importance. Né à Saint-Hugues, en 1871, Dubuc fait ses études à Sherbrooke, où sa famille a déménagé alors qu’il était enfant. Il fera le cours classique qui se donnait à l’époque avec trois années spécialisées dans les affaires. À la fin de sa formation, il entre à la Banque Nationale comme commis. Il gravira les échelons jusqu’à ce qu’on lui offre la direction de la succursale de Chicoutimi en 1892. Il n’avait que 21 ans alors. C’est bien jeune pour jouer le rôle de banquier qui aura à conseiller des hommes beaucoup plus âgés que lui, soit les entrepreneurs locaux et le clergé, les commerçants et aussi les agriculteurs. Il parvient à faire sa place rapidement et devient un incontournable dans sa nouvelle ville. C’est un audacieux et il sait attirer l’attention de ceux qui rêvent et veulent que Chicoutimi et la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean aient un bel avenir dans les affaires et le développement de ses ressources.
Le parcours de Julien-Édouard-Alfred Dubuc est singulier, pour ne pas dire unique. Tout nouveau banquier dans un milieu qu’il doit apprivoiser, il rencontre les gens et évalue des idées où la Banque Nationale est sollicitée, des prêts et, surtout, il analyse certains projets et leur rentabilité. Rapidement, le jeune homme devient un intervenant incontournable et un complice de ceux qui pensent changer le présent et esquisser le futur. Surtout, un certain Joseph-Dominique Guay.
« De cette ville à “deux villes” qu’est Chicoutimi en somme, J. —É. — Alfred Dubuc a l’occasion de voir de près le jeu des interrelations, des alliances et des conflits entre les familles. Tout en se plaçant à l’écart avant de prendre parti, il observe avec perspicacité les traits de la mentalité avec ses clans et son esprit de division issus de l’adversité du commerce et des combats politiques entre rivaux ou opposants à l’échelle municipale, provinciale et fédérale. » (p. 117)
À l’époque, Chicoutimi comptait à peine quelques milliers d’habitants, mais quelques personnes dynamiques rêvaient grand pour leur ville. À titre de banquier, il interviendra un peu partout et s’impliquera dans différentes compagnies importantes. Par exemple, l’électrification de Chicoutimi, le réseau d’aqueduc ou encore une entreprise de téléphonie pour mettre la région en contact avec le monde.
ENVOL
En 1898, il quitte la Banque Nationale et devient directeur-gérant de la compagnie de pulpe (matière végétale obtenue en séparant les fibres de cellulose du bois pour produire du papier), qui amorce alors un développement foudroyant. Pour avoir l’énergie nécessaire à cette activité, il construit des barrages sur la rivière Chicoutimi et hausse le niveau du lac Kénogami, installe des usines près du cours d’eau, dans le secteur du bassin. Il sera rapidement le pivot de la croissance économique de la ville avec ses projets et ses réalisations.
« Cette participation grandissante de J.-É.-Alfred Dubuc dans la CPC qui s’observe alors s’explique par le fait qu’entretemps celui-ci est incité à donner sa démission à ses directeurs comme gérant de la succursale de Chicoutimi “pour prendre la direction financière de la Pulpe”. J.-D. Guay qui préside la CPC depuis sa fondation et à l’origine de ce changement, après avoir nommé Dubuc lors de la réunion du bureau de direction du 26 octobre 1897 : “gérant de la Compagnie avec le titre de directeur-gérant et de secrétaire-trésorier avec une entrée en fonction le 1er décembre prochain et un salaire fixé après un exercice de six mois à compter de son entrée en fonction” ». (p.211)
Ce sera le début de la grande aventure de la Pulperie, le développement de l’entreprise qui deviendra la plus importante compagnie à produire de la pulpe au monde. Construction des usines, de véritables bijoux conçus par l’architecte René-Pamphile Lemay (le fils du poète Pamphile Lemay) barrages, port sur le Saguenay et installations des structures vitales dans Chicoutimi (éclairage, eaux potables et égouts) pour en faire une ville moderne et attrayante.
ESSOR
La population de Chicoutimi doublera en quelques années. On pourrait croire que toute cette énergie et cette poussée vers la grande industrie se sont faites dans l’harmonie et la solidarité. C’est tout le contraire. Dubuc doit composer avec un milieu hanté par des querelles et des rancunes, surtout, la présence de la famille Price, qui tire avantage de cette division et qui décide à peu près tout depuis le début de la colonisation de la région et qui mettra des bâtons dans les roues des entrepreneurs locaux et ses concurrents.
« En deux ans seulement, entre 1896 et 1898, à titre d’exemples, 148 causes sont instituées par Belley à la seule Cour supérieure de Chicoutimi contre la CPC et ses directeurs. Ce climat de conflit et de tension étonnera les étrangers et exaspérera des Chicoutimiens, dont le marchand Jean-Baptiste Petit qui écrira dans ses chroniques qu’il espère que Guay et Belley “se dévoreront entre eux” et qu’ils laisseront les gens “tranquilles” avec leurs différends. » (p.178)
C’est dans cette ambiance de rancunes, de chicanes et d’entêtements qui aboutissent la plupart du temps devant les tribunaux que Dubuc doit travailler. L’avocat Louis-de-Gonzague Belley sera l’un des porte-étendards de cette guerre larvée, contestant systématiquement toutes les entreprises de Dubuc et de la CPC. La belle solidarité régionale en prend pour son rhume dans l’aventure Dubuc.
TRACES
L’entrepreneur devient un véritable ambassadeur du Saguenay-Lac-Saint-Jean auprès des Américains et des Européens qu’il reçoit en grande pompe dans la région, particulièrement dans sa villa du lac Kénogami. Il rencontre des partenaires en Angleterre et du côté des États-Unis pour financer ses projets et surtout ratifier des contrats pour écouler la production de pulpe.
Ce grand voyageur se rendra en Europe pendant des semaines chaque année pour créer des liens, signer des accords avantageux et se tenir au courant des innovations de l’industrie dans les pays nordiques. Il bâtira la ville de Port-Alfred, un port maritime important, et le chemin de fer du Saguenay. Il contribuera également au développement de Val-Jalbert, même si certains hommes politiques du Lac-Saint-Jean voient d’un mauvais œil « cet étranger » qui s’immisce dans leurs affaires. Il tentera de faire construire un chemin de fer pour ceinturer le lac Saint-Jean sans succès. Toujours avec les tracasseries juridiques et les procès que lui intente l’avocat Belley avec la complicité des Price qui tirent les ficelles.
« Pour n’en mentionner qu’une, dira-t-il, je fus le promoteur et le président du “merger” de la North American Pulp and Paper dont les actifs, en 1915, étaient de 30 millions $. À un moment donné, je fus le plus grand producteur de pâte mécanique au monde. J’employais 4000 hommes. »
Il est aussi un incontournable pour ses interventions philanthropiques, autant dans l’éducation que dans le système de santé de la région, que dans les affaires de la ville et son développement.
Il sera élu député à Ottawa en 1925 et contribuera à la construction du pont Sainte-Anne et du port de Chicoutimi. Là encore, il fera face à de l’adversité, particulièrement celle du député du Lac-Saint-Jean, Joseph Girard, qui le voyait comme un envahisseur et un ennemi.
Je ne pourrai plus aller sur la promenade qui longe le Saguenay entre la zone du vieux port de Chicoutimi et la côte du Parasol sans penser à Dubuc. C’est lui qui a fait réaliser cette structure importante.
FASCINATION
Un véritable roman d’aventures plein de rebondissements qui pourrait faire une série télévisée formidable et montrer que nous n’avons pas été que des « porteurs d’eau », mais qu’il y a eu des visionnaires et des innovateurs qui ont su construire des barrages, produire de l’électricité et surtout bâtir des usines qui sont demeurées des bijoux architecturaux. Ce ne fut jamais le cas de Price, qui ne se souciait guère du côté esthétique de ses installations.
Un homme remarquable, ce Julien-Édouard-Alfred Dubuc, dont le nom est présent un peu partout dans la région. Le comté Dubuc, Port-Alfred, la Pulperie, le village de Val-Jalbert. Son activité et ses entreprises ont changé le visage de Chicoutimi et ont plongé la ville dans la modernité et la grande industrie. Un moment crucial de l’histoire du Saguenay-Lac-Saint-Jean et une figure d’exception qui peut servir de modèle encore de nos jours.
Gaston Gagnon, dans ce gros et magnifique bouquin plein de photographies et de références, a réalisé un travail de moine pour esquisser une fresque digne de J.-É.-Alfred Dubuc et de son engagement dans le milieu des affaires de la région. Une foule de détails et d’anecdotes pour décrire cette épopée que j’ai lue comme les aventures d’un pionnier qui a eu toutes les audaces et toutes les réussites tout en se jouant de ses adversaires.
Malheureusement, la crise économique des années 1920, l’époque et le manque de ressources ont fait en sorte que Dubuc a dû abdiquer et voir l’entreprise de sa vie péricliter et fermer ses portes. Il serait certainement heureux de la Pulperie maintenant, de savoir que ses usines sont devenues un musée et un lieu de culture. Il a toujours lu, voyagé dans le monde pour apprendre et arriver à changer les choses et, surtout, à améliorer le sort de ses concitoyens et de ses employés. Un homme exceptionnel du Saguenay-Lac-Saint-Jean qui devrait faire la fierté de tous les gens de la région. Et surtout servir de leçon : la chicane et les conflits ne mènent qu’au pire. Les tumultes que vit le milieu municipal à Saguenay encore de nos jours seraient-ils un héritage de cette époque ? On peut se poser la question.
Un beau cadeau à offrir pendant la période des fêtes et à se faire que ce livre imposant et fort bien documenté.
GAGNON GASTON : « Julien-Édouard-Alfred Dubuc (1871-1947), Le Roi de la pulpe », Les Éditions GID, Québec. 2025, 580 pages, 49,95 $.
https://leseditionsgid.com/ja-dubuc-le-roi-de-la-pulpe.html?v=2347
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