JE SUIS fébrile devant un nouveau roman, surtout si c’est le premier opus d’un écrivain ou d’une écrivaine. J’aime m’aventurer dans un milieu de vie que je ne connais pas et qui ne demande qu’à être exploré. Quel plaisir de plonger dans un langage particulier, une musique qui colle à l’imaginaire ! Cette fois, je me suis risqué dans « Épinette » d’Isabelle Lapointe, un tout premier ouvrage de cette auteure. J’ai longtemps regardé la maison délabrée de la page couverture, m’attendant au pire. Et, après un grand respir, je me suis lancé sur l’incipit comme si c’était une corde tendue entre mon univers et le sien. « Le monde est né quand j’avais sept ans ». Magnifique ! J’étais accroché, prêt pour ce roman familial, un genre qui revient à la mode depuis quelques années. Des histoires que l’on trouve dans des lieux isolés et qui nous plongent dans une humanité qui lutte pour garder la tête hors de l’eau. Me voilà sur la Côte-Nord, dans le village de Sault-aux-Oiseaux où tous les résidents ont un lien de parenté. Un ami oublié habite juste là, au bout de la rue, c’est-à-dire au bout du monde, tout près d’un neveu ou d’une nièce. Isabelle, à peine rescapée de son enfance, raconte les hauts et les bas de sa famille. Son père, toujours amoureux fou de sa mère, la belle Diane. Les deux reviennent dans le lieu où Bernard est né et où toute sa parentèle résiste au temps et aux changements. Il rejoint des cousins, des cousines, des neveux, sans compter une grand-mère qui a l’œil sur tout le territoire. Rita surveille tout comme un hibou farouche qui ne demande qu’à se mêler de ce qui ne la regarde pas.
« Épinette » n’est pas une histoire, mais des dizaines d’histoires qui tissent la vie du village de « Sault-aux-Oiseaux ». Les amours, le travail, le chômage, la fête, les malheurs de l’un et l’autre pigmentés de certaines tragédies. Des gens qui trouvent la liberté dans les pires excès, n’arrivant pas souvent à trouver un équilibre. Les parents tentent d’être des parents quand ils n’arrivent pas, la plupart du temps, à être simplement des adultes. Diane et Bernard ne lâchent pas Isabelle et elle a des horaires à respecter pour l’empêcher les faux pas et les gaffes qu’elle pourrait regretter. Ce n’est pas la norme dans toutes les maisons où certains parents ont du mal à être responsables d’eux-mêmes. La modernité les rejoint cependant : un homme doit s’occuper de sa fillette parce que sa blonde est partie voir si le ciel est plus bleu dans la petite ville voisine. Et il y a des familles où l’un des parents est éjectable selon les circonstances ou les humeurs du couple. Les enfants doivent s’habituer à un autre visage qui s’installe dans leur maison, un nouveau père ou une mère toute neuve. Au fond, ce n’est pas vraiment un changement. Ce sont toujours les mêmes qui se glissent dans le lit familial pour un temps limité. Des ivrognes qui survivent de « jobines ». Plusieurs ont une bière greffée à la main et sont capables de tout dans leurs délires éthyliques.
« La routine de Luc suivait celle de son ami même si les rencontres avaient cessé avec les années. Luc était resté dans le même espace-temps. Bernard, lui, avait été enfant, adolescent, adolescent qui taponne des adolescentes, adolescent fâché qui câlisse l’école là pour aller travailler à l’hôpital. Ce n’était plus un modèle. Pour personne. C’était un gars ordinaire. Avec un travail ordinaire, un petit salaire pis un vieux char. Ça faisait bien son affaire. Luc restait Luc. Bernard était passé à autre chose. » (p.24)
Isabelle Lapointe n’a pas cherché trop loin pour dénicher ses histoires et ses personnages. Elle a juste pris le temps de regarder autour d’elle et de fouiller dans son enfance pour trouver des femmes et des hommes fascinants, se laisser porter par la langue qu’elle a entendue depuis qu’elle s’est accrochée à son premier biberon. Une parole vigoureuse comme une belette et riche de toutes les inventions, un tantinet mal embouchée et qui peut sentir le fond de tonne ou les vêtements que l’on ne trempe pas trop régulièrement dans l’eau savonneuse. Une langue modulée par les circonstances et les tâches qui reviennent ou disparaissent avec les saisons. Un vocabulaire dru, pareil à une colline couverte d’épinettes noires, celles qu’aimait tellement Serge Bouchard. Un langage qui était très mal vu dans un roman quand j’ai commencé à publier.
« Et surtout : ils pétaient des yeules et ils sacraient aux deux mots. Leur famille correspondait à la famille type que je retrouvais tout autour de ma maison : leurs parents se chicanaient souvent, se séparaient, se réconciliaient et se foutaient parfois des claques “su’a yeule” ; leurs pères travaillaient une fois de temps en temps et, l’autre fois de temps en temps, ils étaient sur le chômage et le faisaient savoir à tous leurs “câlisses de voisins” ; leurs mères braillaient les soirs de pleine lune en écoutant de la musique country. Et ils laissaient leurs enfants, Jackie, Jackie et Jacky, se coucher à l’heure qu’ils voulaient. On avait neuf ans. On était en quatrième année. Dans la classe à Jacqueline, Jacqueline la pas fine qui mange des bines. » (p.96)
Bernard et Diane aménagent deux logements dans leur sous-sol pour arrondir leur fin de mois et payer la nouvelle demeure. Rapidement, ils trouvent des locataires qui deviennent des membres de la famille presque. Sylvain, un taiseux qui fait son affaire discrètement et travaille comme garde-feu en été, se transformant en héros qui peut tenir tête aux flammes de l’enfer. La saison de la neige et de la poudrerie, il la consacre à la bouteille. Avec Fabienne, qui arbore sa jupette tel un drapeau et qui ne dit jamais non à une partie de jambes en l’air. Isabelle en tirera de belles leçons.
« Celle que ma mère appelait Fabienne a accepté sur-le-champ. La tabagie, c’était gagnant. La nouvelle locataire aux grands yeux verts papillonnants allait nous rejoindre dans quelques semaines. J’avais le cœur enflammé à l’idée de côtoyer la cousine à ma mère. Une tornade sur deux pattes. La tristesse que je ressentais à l’imminence du départ de Dédé et de Jackie était remplacée par une sorte de fébrilité. J’étais étourdie par la présence de cette femme qui transportait le vent, les tempêtes et les feux d’artifice dans ses cheveux. Elle avait l’air de ces madames qu’on voit à la TV et qu’on admire sans en comprendre la raison. » (p.122)
Un tableau singulier et attachant. Des paumés, des perdus et des égarés dans le temps et l’enfance. Ils font penser aux belles toiles grouillantes de Jérôme Bosch, qui fascinent tant Sergio Kokis. Des soûlons, des fêtards, des travaillants, des pelleteux de nuages, des hommes à tout faire, des adolescentes qui rêvent de se « faire péter la cerise » au plus sacrant pour vivre leur vie de femme et peut-être le grand amour. Tout est possible. Il m’a semblé que je les ai tous connus, ces gens dans mon enfance, dans mon village que je croyais unique au monde.
De jeunes marginaux qui se retrouvent dans « La piaule », une maison un peu isolée et délabrée pour festoyer et explorer leurs corps de haut en bas et de long en large. Nous avions « Le Salutatus » pour ça. Et aussi pour aller plus ou moins tout croche au seuil de la vie d’adulte. Certains n’y arriveront jamais, perdus dans les sentiers de la drogue avec quelques bardeaux en moins. D’autres, malgré leurs excès, endosseront les habits de leurs parents. Quelques-uns, avec Isabelle, prendront le chemin de l’exil pour échapper aux forces centrifuges du village qui peuvent broyer le corps et l’âme.
POIDS DU MILIEU
Une petite société repliée sur elle où rares sont ceux et celles qui arrivent à échapper à l’attrait de l’alcool et aux emplois saisonniers qui permettent de se tenir à la surface. Tous se débattent avec les mêmes difficultés, les épreuves, un travail peu valorisant, les vacillements du couple et l’amour qui finit par triompher, surtout avec Diane et Bernard. Diane réussissant même à reprendre ses études et à terminer son secondaire en même temps que sa fille. Un modèle pour Isabelle et une véritable héroïne dans un milieu où l’éducation et l’école n’ont pas tellement la cote.
« Les doubleurs, c’étaient les vedettes de l’école. L’objectif de toute fille de douze ans qui faisait son entrée au secondaire et qui se respectait en tant que fière Saulteronne était d’en frencher un avant la fin du mois de septembre et, pour les plus déniaisées, les vraies de vraies, de s’adonner au tripotage en dessous des couvertes. De mon côté, j’avais frenché un gars qui ne me plaisait pas en sixième année, question de montrer à mes amies que moi aussi j’étais capable de tourner ma langue plus que sept fois dans la bouche de quelqu’un d’autre. C’était à ce jour ma seule expérience. J’espérais que pour le reste, mon tour viendrait bientôt. » (p.186)
Tous les méandres de l’enfance avec ses crises, ses révoltes, ses joies et ses bonheurs, ses histoires plus ou moins étranges. Un village comme il en existe partout, celui que j’ai connu dans mon patelin avec ses personnages, ses marginaux, ses rêveurs, ses fêlés du chaudron qui faisaient partie de la vie de tous. Un lieu avec ses lois, ses balises, ses folies, ses manières d’envisager l’avenir même si elles étaient toutes croches et souvent suicidaires. Un monde impitoyable, mais également un esprit de corps qui permet de résister, une empathie pour l’autre admirable. Une qualité humaine que l’on ne trouve pas dans les grandes agglomérations. Une solidarité, voilà le mot, même dans les pires débordements, même quand certains foncent dans leur malheur les yeux fermés. Le sens de la famille surtout avec des ancrages solides. Tous sont là pour donner un coup de pouce et sortir un proche du trouble.
Bernard le fera en allant repêcher Fabienne et réussira à la ramener à une certaine lucidité et à une vie normale presque. Une société repliée sur soi, tout croche, mais qui porte une sorte d’enchantement et une rage d’être où l’autre est quasi aussi important que soi. Isabelle Lapointe envoûte avec cette fresque où le Québec des régions peut se reconnaître et surtout se voir sans compromis. C’est fou, humain, séduisant, dangereux, mais tout près du cœur et de l’amour, de la vie et de l’aventure où l’on risque sa peau. Isabelle Lapointe en fait un roman d’émancipation et se détache en posant un regard sur sa poussée vers le monde adulte qui marche souvent tout de travers. Elle parviendra surtout à décider de sa place dans la société.
LAPOINTE ISABELLE : « Épinette », Éditions La Mèche, Montréal, 2025, 281 pages, 24,95 $.
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