Nombre total de pages vues

mercredi 10 décembre 2025

RUBA GHAZAL RACONTE SON ODYSSÉE

RUBA GHAZAL a eu la bonne idée de raconter son histoire à Sandrine Bourque, qui a mis le tout en forme pour donner «Les gens du pays viennent aussi d’ailleurs», un récit où elle parle de ses origines palestiniennes et des tribulations de sa famille avant d’atterrir à Montréal. Son père, comptable, a fui Beyrouth à cause de l’éternel conflit entre la Palestine et Israël. Les Ghazal se demandaient quel avenir ils avaient dans une communauté où la guerre sévissait en permanence. Le Canada s’est imposé comme destination parce qu’ils avaient des connaissances à Toronto. Pourtant, ils ont abouti à Montréal d’une bien curieuse façon. Quand les formulaires ont été remplis, les parents ont demandé à leurs enfants l’endroit qu’ils préféraient : Montréal ou Toronto? Ce fut Montréal. Ruba avait dix ans et la logique aurait voulu qu’ils atterrissent à Toronto où ils auraient pu avoir le réconfort et l’aide d’amis. Néanmoins, tous se sont retrouvés à l’aéroport de Mirabel pour amorcer l’aventure de la migration, pour se familiariser avec un nouveau milieu et surtout pour apprivoiser une autre langue.

 

Personne ne parlait français chez les Ghazal lorsqu’ils ont posé le pied sur le sol québécois. Un environnement étranger et différent de tout ce que la famille connaissait. À l’époque, en 1988, il y avait des organismes au Québec qui accompagnaient les arrivants et qui les aidaient dans les petites choses du quotidien qui peuvent être tellement compliquées quand on se retrouve en terre inconnue. Se trouver un logis, acheter les objets nécessaires pour s’installer, aller à l’épicerie ou à la pharmacie. Tout cela est particulièrement difficile, surtout si on ne parle pas la langue du pays. Et que dire de tous les formulaires à remplir, la ville à apprivoiser, l’école pour les enfants et l’entreprise toujours éprouvante de dompter une autre langue. Toutes ces tâches épuisent et deviennent une question de survie. 

Les parents, comme les enfants, doivent se familiariser avec les habitudes de leur nouveau monde. L’apprentissage du français demeurant la principale occupation pour se doter d’un outil de communication avec leurs nouveaux concitoyens.

 

«Comme tous les immigrants à la fin des années 1980, mon père s’inscrit au Centre d’orientation et de francisation des immigrants (COFI) près de chez nous. Le COFI, c’est la caverne d’Ali-Baba pour les nouveaux arrivants. Le réseau créé en 1969 et implanté partout au Québec a l’avantage immense de rassembler dans un seul endroit tous les outils nécessaires pour s’intégrer à la société québécoise. C’est là que sont offerts les cours de francisation, mais aussi des ateliers d’initiation à la culture québécoise. Plusieurs groupes communautaires travaillent en partenariat avec les COFI pour aiguiller les immigrants dans leurs recherches de logement et d’emploi. Plus qu’un “guichet unique” de francisation, c’est tout un écosystème qui se développe autour du réseau des COFI. C’est une institution bien rodée.» (p.46)

 

Les COFI ont été abolis par Lucien Bouchard en 2000. On peut se demander pourquoi, surtout quand le Québec a tant besoin des arrivants, il faut le répéter. Une décision étonnante, sauf si l’on porte les lunettes du comptable. 

Que se passe-t-il de nos jours? Pour avoir des proches dans le milieu de l’éducation, je sais que les enseignants voient des jeunes aboutir dans leurs classes comme s’ils tombaient d’une autre planète à chaque début d’année. Ces enfants ne comprennent rien à leur environnement et sont souvent laissés à eux-mêmes parce que les instituteurs n’ont pas le temps ni la formation pour accueillir ces étudiants qui exigent beaucoup d’attention et des méthodes d’apprentissages adaptées pour arriver à les insérer tout doucement dans leur nouveau milieu. Je m’imagine dans un milieu arabe sans posséder un mot de la langue et devoir me débrouiller. Seulement penser à ça me donne des frissons. Ça demande un effort surhumain pour réussir à se faire une vie à peu près normale dans de telles conditions. 

 

AVENTURE

 

La jeune Ruba fait sa place et se sent à l’aise dans son nouveau milieu. Elle aura surtout la chance de se retrouver dans une classe où l’on accueille les arrivants et où on leur permet d’atterrir tout doucement dans un lieu qui leur est totalement inconnu.

 

«En apprenant la langue de Molière, j’ai découvert les chansons de Félix Leclerc, Passe-Partout, la Chasse-galerie, tous les livres de la Courte échelle et mon nouveau temple, le Salon du livre. J’ai découvert l’existence de l’Halloween — qui n’existait pas dans les pays arabes à l’époque où j’y vivais —, de Pâques et de l’Action de grâce. J’ai découvert La guerre des tuques et les “Contes pour tous”. Tous ces morceaux de culture qui m’ont été offerts ont marqué mon imaginaire. J’ai dévoré ces nouveautés insolites et formidables, elles m’ont avalée aussi. Je me suis fondue dans ce nouveau décor, je m’y suis reconnue et, grâce à Monsieur Gilles, j’ai acquis la certitude que cette société, traversée par le Saint-Laurent, était aussi enthousiaste à l’idée d’être transformée par la présence des déroutants Ghazal, qui pratiquent le ramadan au lieu du carême.» (p.56)

 

Bien sûr, comme tous les immigrants, la question de l’indépendance du Québec s’est imposée, surtout au début des années 1990. L’approche du deuxième référendum avait tout pour effaroucher les nouveaux venus. Ruba Ghazal observe d’abord, reste un moment en retrait, fascinée (surtout à partir du cégep) par cette question de souveraineté à laquelle elle adhère rapidement. Si les Palestiniens réclament une Palestine bien à eux, pourquoi les Québécois n’auraient pas leur pays? Tout cela au grand dam de ses parents qui se méfient de la politique et de ces idées associées à la violence dans leur esprit. 

 

«De Palestiniens chassés de leur terre lors de la Nakba, de réfugiés ayant fui la guerre civile au Liban, de travailleurs étrangers aux Émirats arabes unis ayant émigré au Canada juste avant l’éclatement de la guerre du Golfe, voilà que mes parents passent au statut d’immigrants dans un pays au bord de la sécession. Ils n’aspirent qu’à une chose : vivre en paix, sans déranger personne. Voilà ce que devrait être le Canada : un pays où il ne se passe jamais rien. Une terre sans conflit. Un fleuve tranquille. Un lieu de répit pour se mettre à l’abri des tumultes de l’histoire.» (p.84)

 

La jeune Ruba s’intéresse aux luttes de Françoise David pour la place des femmes dans la société du Québec, qui la mènera à fonder un mouvement politique qui donnera naissance à Québec solidaire. L’étudiante s’engage d’abord dans «Option citoyenne», qui deviendra le parti que nous connaissons. Si on lui avait dit alors qu’elle en serait la porte-parole, elle aurait certainement éclaté d’un grand rire. 

 

ENGAGEMENT

 

Ruba Ghazal s’attarde aux grands remous qui ont secoué le Québec depuis le référendum de 1995. J’ai l’impression de marcher sur un fil en abordant ce sujet et de ne pas dire tout ce que j’aimerais dire. Surtout en ce qui concerne le «nationalisme identitaire». Ruba Ghazal trace une sorte de nomenclature de cette question à partir de la fameuse déclaration de Jacques Parizeau le soir du référendum de 1995, où elle s’est sentie exclue et repoussée hors de son Québec. Depuis ce soir historique, le Québec aurait lentement dérivé vers un «nationalisme identitaire» qui rejette les arrivants et qui se replie sur le noyau francophone. Je ne crois pas qu’il y ait au Québec une formation politique qui prône une idéologie nette et précise qui voudrait donner toute la place aux francophones blancs de souche. Oui, il y a des déclarations malheureuses, des maladresses, des affirmations partisanes à courte vue et électoraliste, mais pas l’idée installée aux États-Unis de faire du pays du Québec le royaume des francophones et de voir dans les immigrants des ennemis. C’est pousser pas mal fort sur le bouchon. Le Québec que j’habite depuis huit décennies n’est pas ça. Bien sûr, il y a les dérives. On entend surtout cela sur les réseaux sociaux, mais une grande majorité de Québécois ne pense pas comme ça. Jouer avec de tels propos est dangereux. La porte-parole de Québec solidaire est mieux placée que quiconque pour le savoir. 

Je suis un peu désolé de dire ça parce que la citoyenne Ghazal est touchante et sincère, je crois. Nous pouvons débattre longuement de la question des accommodements raisonnables, de la charte des droits et aussi de la loi sur la laïcité encore mal digérée par une partie des nouveaux arrivants. Les propos du premier ministre François Legault n’arrangent rien. La crise du logement, le déclin du français, les soins de santé fragilisés et un indéniable chaos dans le monde de l’éducation ne sont pas causés par les nouveaux venus. Le bouc émissaire sert les dirigeants depuis des siècles. Bien sûr, il faut en discuter. Combien d’immigrants une société peut-elle recevoir? Un pays est une éponge qui absorbe une certaine quantité d’eau avant de régurgiter. On peut en parler sans brandir le racisme et toutes les épithètes qui pleuvent trop souvent dans les interventions des politiciens et des «opinionistes» à tout crin qui squattent les réseaux sociaux.

 

RÉALITÉ

 

Il ne faut pas oublier que nous lisons Ruba Ghazal, la porte-parole féminine de Québec solidaire, et que la politique n’est jamais loin. Elle enfile des oeillères comme tous les chefs et doit suivre une ligne de parti. Je n’aime pas cet acharnement de Ruba Ghazal à parler de «nationalisme identitaire» où elle accuse les formations politiques autres que le sien de vouloir ostraciser les immigrants pour protéger les Québécois francophones de souches. La moutarde est un peu forte, tout comme on doit faire preuve de prudence avec les insinuations de racisme. C’est jouer avec le feu que de brandir ces mots sans trop se soucier de leur portée. Ruba Ghazal décrit une dérive totalitaire… Qu’est-ce que ça signifie dans la réalité? La laïcité de l’État avec ses controverses sur le port des signes religieux est-elle un repli identitaire?

J’en doute.

«Les gens du pays viennent aussi d’ailleurs» demeure un récit intéressant qui raconte la démarche exemplaire d’une arrivante qui s’est plongée dans la culture du Québec et qui l’a faite sienne. J’ai des amis qui ont fait le même parcours avec bonheur. C’était peut-être plus facile d’y parvenir dans les années 1980 que maintenant, j’en conviens. Voilà un livre chaleureux qui nous présente une femme ouverte, franche, prête au dialogue, capable d’argumenter, de discuter et de le faire dans le plus grand des respects et l’écoute. 

Je venais tout juste de refermer le récit de madame Ghazal lorsque j’ai eu la surprise de voir «la parodie» publiée par Québec solidaire, qui reprend la page couverture du volume de Ruba Ghazal pour y accoler le nom de Paul Saint-Pierre Plamondon. Le titre a été trafiqué pour devenir : «Les gens d’ailleurs ne devraient pas être ici». J’ai pensé d’abord qu’elle ne devait pas être au courant, qu’elle ne pouvait avoir consenti à cette manœuvre, à cette attaque cheap. Et quand elle a présenté ses excuses, j’ai compris qu’elle savait. Quelle déception! Ce n’est pas l’image que j’avais d’elle en parcourant son témoignage. La citoyenne ouverte, consciente, ne peut avoir adhéré à ce coup en bas de la ceinture. 

Je préfère de loin la femme du récit à la politicienne partisane. Malgré tout ça, il faut lire «Les gens du pays viennent aussi d’ailleurs» pour comprendre les immigrants, les nouveaux venus qui doivent faire face à de terribles embûches. Heureusement, la plupart trouvent leur lieu, font de la politique et aussi des gaffes, comme tous les politiciens québécois qui parlent beaucoup trop et ne réfléchissent jamais assez.

 

GHAZAL RUBA : «Les gens du pays viennent aussi d’ailleurs», Éditions Lux, Montréal, 2025, 192 pages, 26,95 $.

https://luxediteur.com/catalogue/les-gens-du-pays-viennent-aussi-dailleurs/

Aucun commentaire:

Publier un commentaire