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mercredi 9 avril 2003

Paul Bussières montre un visage de Cuba


Coup sur coup, en 2002, peut-être est-ce un signe des temps, trois écrivains faisaient paraître des romans qui abordent la dictature dans autant de pays des Amériques. On pense à Mario Vargas Llosa qui dressait un portrait saisissant de Rafael Leonidas Trujillo, dans «La fête au Bouc» publié chez Gallimard. Cet homme aura dominé pendant des décennies la République dominicaine avec la complicité des Américains avant d’être assassiné. Plus près de nous, Sergio Kokis dressait un portrait remarquable dans «Le magicien», le troisième tome de sa trilogie publiée chez XYZ Éditeur, du président Alfredo Stroessner qui a écrasé toute opposition au Paraguay en se glorifiant d’être le doyen des dictateurs. Il ne manquait qu’une visite à Cuba et à Fidel Castro. Paul Bussières comble cette lacune avec un roman étonnant et remarquable.
«Olimpia de La Havane» nous plonge au cœur même du régime de Castro. Le lecteur débarque dans «l’île des barbus» au moment où le pays se trouve isolé et ébranlé par ce qui se passe en Europe de l’Est. La chute du mur de Berlin est proche et l’Union soviétique vacille. La guerre en Angola a laissé Cuba un peu amoché. Le régime se sent menacé et fragile. La Révolution, quand elle se croit blessée, devient dangereuse et capable des pires aveuglements. La frénésie agite les colonels et les serviteurs de la machine étatique qui tentent de protéger leurs privilèges et de colmater les brèches. Il y a aussi ceux qui montent dans l’appareil gouvernemental et qui croient leur tour venu. Où sont les amis quand tous peuvent trahir, quand tous sont des coupables en devenir? Nul n’est intouchable sauf Fidel Castro, la figure emblématique qui plane sur cette société qui déraille.

Gens simples

Paul Bussières s’attarde aux hommes et aux femmes qui cherchent un peu de paix et de bonheur. Pas la peine de s’égarer dans les débats idéologiques ou les discours théoriques. Chacun en a assez de son quotidien et il faut bien que la vie soit, que demain advienne. L’approche est d’autant plus efficace.
Olimpia,  l’épouse d’Alberto qui tombe en disgrâce, l’un de ceux qui a bien profité du régime, devient la figure emblématique de cette volonté de vivre et de survivre. Ils ont été près du pouvoir mais sans croire au marxisme plus qu’il ne fallait. Ils ont toléré le communisme sans pour autant être des croyants ou des illuminés. Un mélange d’hommes et de femmes que l’on peut trouver dans toutes les sociétés. Ils travaillent, ils croient à l’amitié, ils tentent d’aider et de profiter de ce qu’il y a. Des gens qui s’accommodent du bonheur ordinaire, d’une petite vie tranquille, d’un peu d’air pour respirer.
Mais il y a ceux qui doivent tout à ce régime et qui ne respectent personne. Il y a la jeunesse qui se dresse devant les plus anciens. Tous sont coupables d’avoir été là depuis toujours. La meilleure façon de survivre dans un tel régime est d’accuser. Le mensonge est la seule vérité et la plus terrible des armes. Parce que la Révolution est aveugle, violente, sans pitié pour ceux et celles qui hésitent. Il faut des coupables et les premiers collaborateurs de Fidel, Tony et Ochoa, seront exécutés pour haute trahison. Il est si facile de monter des preuves, de contrôler la machine judiciaire.

Surprise

Paul Bussières, qui nous avait étonné et fasciné avec son incomparable «Mais qui donc va consoler Mingo» en 1992, nous pousse au cœur de cette société qui tourne à vide. Nous surprenons Fidel Castro, grand maître et chef d’orchestre sympathique à la rigueur, intouchable et isolé, un peu perdu dans les habits de son personnage.
Le plus étonnant dans ce roman de Bussières, c’est que les dissidents comme les profiteurs, les révoltés comme les victimes, les zélés comme les fourbes se côtoient, se parlent, se suspectent et n’hésitent pas à s’allier si cela devient nécessaire. Tous ont un côté humain, même les plus fanatiques. Les bourreaux avec les victimes ont un côté tendre qui fait que le lecteur est toujours un peu ébranlé. Rien n’est noir ou blanc, rien n’est vrai ou faux. Il faut juste se laisser porter par le récit qui est mené de main de maître.
Chez Sergio Kokis, Mario Vargas Llosa et Paul Bussières, nous retrouvons des similitudes, des manières qui sont propres aux dictatures, qu’elles soient de droite  ou de gauche. Ces trois romans décrivent une virilité exacerbée, animale et obsessive. Stroessner se prenait pour le grand géniteur de son pays tout comme Rafael Leonidas Trujillo. Bussières est plus subtil. L’obsession de Cardoso, tout comme celle du régime, sera l’homosexualité. Il faut être viril, fort, impitoyable. Pitié et compassion sont le propre des «maricones». Paul Bussières signale ce côté macho mais apporte plus de nuances et de subtilités. Si Castro se comporte avec les femmes un peu comme Trujillo le faisait, comme Stroessner l’a fait, il reste doux, séducteur et moins prédateur sexuel.

Ambition

Cardoso et Mazorra, ces petits exécutants qui grimpent les échelons par le mensonge et la délation, sont dévorés par l’ambition. Ils sont prêts à tout pour avoir une belle maison au bord de la mer. Ils frappent aveuglement et se laissent prendre aux mêmes pièges. Tous finissent par penser au bien personnel, au confort et ils se détournent de la Révolution. L’histoire se répète, l’histoire se répétera toujours. Un couple étrange, un homosexuel refoulé et un grand menteur nous font circuler dans les couloirs du ministère de l’Intérieur où l’on prépare les exécutions et où s’écrivent les pires scénarios.
Et souvent, au détour d’une phrase, on ne peut s’empêcher de songer à George W. Bush. «Parce que nous voulons le bien, parce que nous voulons détruire le mal, creuser jusqu’à ses propres racines et l’éradiquer», scande Raul Castro pour justifier les purges. W.Bush avait les mêmes mots pour lancer la guerre contre l’Afghanistan et l’Irak. Peut-être que, partout dans le monde, les sociétés en sont  «au capitalisme prédateur» comme l’affirme Alberto, le mari d’Olimpia, qui justifie ses rapines par de grands mensonges et de belles théories. Qu’importe le régime politique, le pour soi domine et chacun tente par tous les moyens de profiter de la situation. Les exemples aux États-Unis et en Europe de ce «capitalisme prédateur» sont fort nombreux. Il semble bien que l’individualisme  n’a pas de frontières.
Il y a bien sûr la trame politique mais il faut se rabattre sur les figures qui habitent ce roman. Olimpia et Lolo, la croyante catholique qui est aux prises avec l’arthrite et qui devient l’image même de Cuba, le petit Ricardito et le vieux Chala qui ne demande qu’à couler des jours paisibles; Ramon Guerra qui, malgré son travail dans l’armée, est demeuré un homme doux et tendre. Il y a aussi Carlos qui lutte pour changer les choses, qui sauve Tamara injustement condamnée pour avoir été inoculée par le virus du SIDA. Ils luttent pour l’avenir, pour l’espoir même si c’est difficile. Bussières ne ferme jamais la porte.
Un roman senti, vrai et qui, par le biais d’un enfant, d’un amour impossible, d’Olimpia qui se sent responsable du monde, nous entraîne dans la belle aventure des faiseurs de liberté. Il ne faut peut-être pas de grands gestes, de grandes théories mais simplement y croire pour que le meilleur advienne. Il suffit d’aider autour de soi et les choses changent.
Un roman bien écrit, nerveux, porté par des dialogues savoureux et justes. Un ouvrage qui dénonce mais qui fait croire en demain malgré les pires excès de la dictature. Les humains ne changeront jamais mais ce n’est pas une raison pour désespérer. «Et ainsi s’acheva, à La Havane, l’année 1989. Un mur, quelque part, était tombé. Olimpia, qui avait tout perdu, avait bien failli  être emportée, elle aussi. On ne lui avait laissé que son courage, à Olimpia, mais c’était celui de vivre», écrit Paul Bussières à la toute fin. Ce courage, c’est peut-être la volonté de changer les choses.

«Olimpia de la Havane» de Paul Bussières est paru aux Éditions Robert Laffont.

samedi 14 décembre 2002

Boisvert et Gagnon surprennent et étonnent

Yves Boisvert plonge dans un monde tellement familier qu'il en devient étrange. «La pensée niaiseuse» étonne par sa dimension, son amplitude et ses intentions. Une suite de réflexions et de questionnements sur le quotidien de la réalité québécoise. Tout est produit publicitaire dans notre monde numérique et virtuel. Yves Boisvert et Dyane Gagnon sont partis de ce principe pour explorer des idées et des clichés mille fois entendus dans ce Québec qui n'en finit plus d'osciller entre l'état de province «komlèzôtes» et d’élans référendaires.
Prenant prétexte à une fable, celle du comte d'Hydro qui rêve d'électrifier le Québec dans ses moindres espaces, Boisvert se fait redresseur de vérités et pourfendeur d'idées reçues. Il attaque, secoue le politique pour en faire du poétique. Il ne recule devant rien, martelant les pires outrances et les pires sophismes. La publicité doit marquer, toucher les pulsions. «La pensée niaiseuse» se donne tous les droits et toutes les obligations.
Que dire devant les jeux questionnaires, les démonstrations tordues, la fausse facture d'Hydro-Québec. Boisvert et Gagnon bousculent, manipulent, tordent les faits pour arriver au but. Il faut convaincre et vendre. Ce travail resterait banal et indigeste si nous n'avions l'oeuvre d'art. Tout le livre prend son sens dans le travail de Dyane Gagnon. Elle a poussé le concept marchand et publicitaire dans ses derniers retranchements, recyclant, réinventant des images connues et tellement diffusées qu'elles en sont devenues invisibles.

Comment lire

Il s'avère à peu près impossible de lire ce livre. On le regarde, le feuillette pour chercher la référence et le clin d'oeil. Nous avons l'impression de parcourir un palimpseste publicitaire. Ici la forme porte le message et le message invente la forme. L'oeil surtout est sollicité. Dyane Gagnon a réalisé un travail exceptionnel, mené à terme une entreprise terriblement exigeante.
Très fortement inspiré du pop art, nous allons de découvertes en trouvailles, de petites surprises en étonnements. Même que plusieurs pages ont été vendues et payées par des artistes et des individus. Certains sont connus.
Amusant, cinglant,
«La pensée niaiseuse» se visite comme un album. Je me suis attardé aux détails, me laissant emporter pour revenir, m’attarder et sourire. Il faut se faire maraudeur pour apprécier ce travail exceptionnel.
Un ouvrage étonnant, détonant, outrancier mais fort sympathique. Yves Boisvert et Dyane Gagnon signent une grande réalisation. Ils fouillent le monde de la publicité dans ce qu'il a de plus bête pour en faire un art. Parole de comte d'Hydro!

«La pensée niaiseuse» d’Yves Boisvert et Dyane Gagnon est paru aux Éditions d'art le Sabord.

Un véritable voyage au pays de l’imaginaire

D. Kimm avec «La Suite mongole» en arrive à un aboutissement. Elle a traîné ce projet pendant une dizaine d'années, l'a fignolé pour parvenir à cette forme définitive, ce livre qui se leste d'un cédérom. Avec le travail de D. Kimm, il ne pouvait en être autrement. La parole et l'écrit ont toujours été étroitement enlacés chez elle.
Voyage dans la tête et dans un pays fantasmé. Exploration aussi d'une imagerie qu'il faut visiter avec recueillement. Arrêts devant ces icônes qui ornent le livre et qui sont autant de fenêtres sur une autre époque. Il faut s'imprégner de ce monde étrange, toujours mouvant et en quête de terreur et d'excès. Et nous aimons la fille sauvage qui chevauche les siècles et les fleuves, traverse des plaines griffées par le vent et la neige. Toujours cette cavalcade, toujours la colère et la férocité qui poussent vers ce lieu où la mort et la vie se soudent bouche à bouche. Moments fugaces, éclairs, sons qui se répercutent avant de s'évanouir comme un oiseau dans le ciel. Le monde vacille et il est possible de l'inventer, de le mouler à son image et à son esprit.
«Lorsque le vent a soulevé la poussière autour de moi, je n'ai pas capitulé, je n'ai pas souhaité vivre dans un autre lieu, un autre temps, j'étais née ici et j'allais assumer ma condition ici, être puissante comme un fleuve et belle comme une prière, charnelle comme un printemps et lucide comme une condamnée ; mais il fallait le jurer, le jurer et répéter sans cesse, me convaincre d'y croire car il n'y avait personne pour m'aider.» (p.14)

Voyage
D. Kimm choisit l'épique, l'intime et le fantasmagorique. Tout est refus, colère et désirs, fuites et effleurements, danses et paroles. Senteurs, halètements et lourdes fumées. Nous souffrons avec l'air, la terre, l'eau, le feu et la lumière. Les grandes forces telluriques se matérialisent.
Suite poétique solide, retenue et efficace. Textes sensuels qui mêlent poussière, sable, soleil et vents macérés de neige. Une sorte de martèlement des désirs nous emporte comme une charge de chevaux que repousse l'élan de l'histoire. Nous ne pouvons qu'adhérer à ce projet original et très particulier. Il suffit de se laisser emporter par la musique, d'avoir tous les sens en éveil pour sentir le monde.
«C'est la pleine lune et les femmes du village sont devenues folles. Elles aboient comme des chiennes en chaleur. Elles sont accablées par un ennui constant qui cause des dérèglements de l'esprit. Il ne pourra le supporter. Il va venir ici quémander mon assistance. Je l'attends de pied ferme.» ( p.55)

«La Suite mongole» de D. Kimm est paru aux Éditions Planète rebelle.

Le monde ne cessera jamais de s'inventer

Que voici un livre étonnant que ce «Petites géographies orientales» de Mélanie Vincelette! Une jeune écrivaine, vingt-cinq ans à peine, nous pousse vers l'Asie mythique et réelle. Quinze récits pour apprivoiser cette femme-narratrice qui va d'amour en amour, de départs en retrouvailles sur une planète trop grande et si petite. L'Asie et le Moyen-Orient servent de prétexte et de décors. Elle travaille comme journaliste mais ce n'est pas là le sujet des récits. Oublions les grands reporteurs qui prétendent expliquer la confusion politique d'un pays aussitôt qu'ils y mettent les pieds. Nous basculons dans l'ambiguïté, le flou, la mouvance des choses et de la vie.
«Je t'ai dit que je ne voyageais jamais avec espoir. Quand je partais, c'était toujours par désespoir. Quand plus rien n'allait. Quand l'air devenait irrespirable. Je quittais. Je fuyais. À voir le nombre de tampons sur mon passeport, j'étais souvent malheureuse. Ailleurs, j'étais autre. Un changement s'opérait en moi. J'avais une conscience plus claire de ma liberté.» (p.64)
 Ce qui importe c'est ce là-bas, l'arrachement à ce qui blesse, la marche devant soi. Vincelette nous accroche par un détail et une image. Quelques mots et nous sommes ailleurs. Nous sentons ces fleuves parfumés qui glissent dans la lumière d'une fin de journée trop chaude. Les fleurs embaument, les pagodes luisent et les chants des moines agitent l'âme. Nous sommes envoûtés par cette lenteur et la douceur de l'air. Faut pas s'y fier. Tout n'est qu'apparence!

L’homme

Au creux du ventre, le désir persiste, l'amour que cette narratrice ne peut fuir et qui retourne le corps et les sens. Il y a celui qu'elle va rejoindre pour l'épouser même si elle ne l'aime plus, celui qu'elle suit, celui qu'elle va quitter. Il y a tous les autres, partout. Amants, amours éphémères comme une ombre qui plane loin au-dessus du désert. Le but du voyage reste incertain, peu probable. Ce n'est pas la fin qui importe mais ce poids de soi que l'on transporte comme une valise trop lourde.

«Je suis en train de rejeter mon corps comme on rejette un poumon fraîchement greffé. J'ai le spleen de Singapour car je t'aime. J'ai honte. J'ai honte car je sais qui tu es. Je sais que tu es mon ami depuis quelques années. Je sais que tu es aussi l'ami le plus fidèle de celui que je vais épouser. Tu m'accompagnes dans les rues de Singapour, tu m'accompagnes à travers la Malaisie, la Thaïlande et le Laos où celui que j'épouserai m'attend. Nous attend. Tu seras à la cérémonie de mon mariage.» (p.13)
Toujours la mort, le désir qui font fuir et partir droit devant. Voyager, c'est s'arracher à un lieu et à soi, couper et nouer des liens. Mélanie Vincelette esquisse des pages magnifiques quand sa narratrice suit un photographe dans le désert où le silence devient objet d'écriture. Peut-être le récit le plus réussi de l'ensemble.
«Parfois son silence était tellement profond que sa personne toute entière se dissolvait dans le grand désert de sel et c'était comme si je m'y retrouvais seule. Sans lui. Comme si je ne le voyais plus. Je marchais à reculons pour observer mes pas dans le sable. Pour ressentir ma propre présence. Mes empreintes avaient un tout petit peu modifié le grand désert où les fleurs sont sans parfum et la beauté est dans les yeux des nomades. Seule, je m'étais évadée de toi et de la Jordanie. Seule, j'étais libre. Ou presque.» (p.19)
Des récits où la quête de soi prend forme dans l'espace, au creux du temps.

«Petites géographies orientales» de Mélanie Vincelette est paru aux Éditions Marchand de feuilles.

jeudi 12 décembre 2002

Les malaises de la vie peuvent-ils s’expliquer

Stanley Péan poursuit la réédition des histoires qu’il a publiées un peu partout au cours des années. Une manière de redonner vie à ces textes et d’éviter l’éparpillement.  «Le cabinet du Docteur K.» reprend une suite de nouvelles, «d’histoires d’amours contrariées». Des amours étiolés, des amants devenus des étrangers, des êtres qui tentent de s’arracher à une grisaille qui les emprisonne et les tue. Il faut secouer la chape de plomb et échapper aux gestes étouffants. La parole permet de forer un passage vers le rêve et de changer l’existence. L’important, peut-être, est de transgresser les tabous et de s’aventurer dans une réalité autre. Parce qu’il faut secouer les conventions, déchirer les clichés et découvrir le véritable sens de la vie.

«Brutes tyranniques, nous nous sommes employés à réduire le Verbe à ce jargon de comptoir et de chiffres, ce pidgin sans poésie qui voyage en numérique à la vitesse de la Lumière, ce sabir qui, sous prétexte de mettre en réseau les sens, embrigade l’essence.» (p.13)

Stanley Péan s’attarde à briser cette «vérité» et à casser cette langue de plomb. Il empoigne le faux langage qui garrotte les sentiments et vide les mots de sens. Sans le langage, il n’y a pas de vie possible. Il faut retourner au verbe, au sens, s’inventer des chemins et explorer toutes les réalités. Il suffit d’oser, de faire confiance à la rondeur des phrases pour s’enfoncer dans des failles que la quotidienneté masque, ces fissures que nous ignorons trop souvent. Fragiles moments, délicats instants de vie où tout peut advenir, se transformer en bonheur comme en terrible cauchemar.
Étonnement
Les récits les plus étranges et les plus étonnants de Péan surgissent quand il s’accroche à la réalité. Pensons à «N’ajustez pas votre appareil» ou encore à «Fièvre d’un mercredi soir». Un fait anodin, un moment de colère, un bar ou encore un vieux téléviseur et tout bascule. Il sait alors se faire efficace, usant souvent de procédés narratifs connus et familiers. Le lecteur glisse dans une réalité différente, étrange mais toujours possible. Je me suis attardé à ces «passages» en  abordant «La nuit démasque» dans un numéro antérieur de Lettres québécoises. Péan alors se fait explorateur, pourfendeur, dénonciateur des réalités et des interdits. L’amour et l’atroce se côtoient, le bonheur et le sanguinaire étant les facettes de la réalité. Il arrive à secouer l’équilibre changeant qui marque nos certitudes. Quel est le sens de la vie? Nous sortons toujours un peu troublés des histoires de Péan et c’est ce qu’il faut.
Un clochard meurt dans un moment d’extase, une femme retourne dans la maison qui a hanté son enfance pour se faire justice, une femme se fait assassiner dans un bar devant l’œil indifférent des buveurs. La vie est dure, animale mais tendre aussi comme dans le récit initiatique «Poussière d’arc-en-ciel». Il suffit de regarder par une fenêtre et de ne jamais dire non au désir.
Stanley Péan reste préoccupé  par la réalité, le monde, la communication, la misère des uns et le cynisme des autres. En cela il reste un humaniste, un véritable chercheur d’humains.
L’auteur n’a pas de réponse mais il questionne en puisant tout autant dans sa propre vie que dans celle des autres. Comment ne pas être attendri devant la mort du père, ce récit si bellement exprimé.
«Il était Haïtien, certes, mais il aurait très bien pu être Arménien, Chinois ou Québécois. Ça n’aurait rien changé. Il était en exil, mais devant la mort ne sommes-nous pas tous exilés de cette vie que nous aurions souhaitée, de ces rêves que nous n’avons pas su réaliser. Je me fais sentencieux alors que l’émotion ne réclame que la sincérité, qui est souvent le contraire de la littérature. Son histoire n’est guère plus tragique qu’une autre, j’en conviens, mais pas moins pathétique non plus. C’était mon père, tout simplement. Ni meilleur ni pire qu’une autre.» (p.117)
Sa propre expérience il n’hésite pas à la visiter, peut-être pour mieux l’ajuster. Alors la vie coule dans ce qu’elle a de plus beau et de plus intense. La vérité se trouve en soi et hors de soi.
Stanley Péan reste vrai, sensible et cynique, parfois tendre pour montrer les dérapages qui guettent l’humanité. Les textes qu’il signe aux Éditions j’ai VU, dans «Cette étrangeté coutumière» s’insèrent naturellement dans la suite du «Cabinet du Docteur K.» même si Péan a travaillé à partir des photographies de François Lamontagne. Là encore, il s’arrête sur des couples qui ont vécu l’amour et les ruptures, ces instants où tout se fait et défait. «Par fierté, par orgueil mal placé plus probablement, ils ne s’étaient jamais dit je t’aime.»
Ces phrases que l’on ne dit jamais, elles finissent par gâcher la vie, nous plonger dans une indifférence où le cœur et l’âme étouffent. Un tout petit volume mais une écriture qui respire parfaitement. Beaucoup de tendresse aussi. Péan semble délaisser  un peu le spectaculaire pour s’approcher de plus en plus de l’humain.
Et c’est peut-être l’auteur lui-même qui explique le mieux sa démarche dans le texte final du Docteur K.
«De toute façon, de quoi aurions-nous bien pu parler, moi et moi ? Des filles que j’ai aimées, le plus souvent mal, qui m’ont fait souffrir et vice-versa ? De ma passion maladive pour la musique ? De mon admiration pour Albert Camus, Jacques Stephen, Alexis et Harlan Allison, pour Jacques Ferron, Jorge Luis Borges et Anne Hébert ? De mon goût pour la littérature de combat, à la fois en prise directe sur le réel et ouverte sur le rêve?» (p.171)
Un monde cerné où nous retrouvons certains musiciens de jazz, des tableaux qui passent d’une nouvelle à l’autre. Malgré toutes les directions explorées, Péan fait preuve d’une belle cohérence.
«Le cabinet du Docteur K» de Stanley Péan est paru aux Éditions Planète rebelle et «Cette étrangeté coutumière», récits autour des photos de François Lamontagne, aux Éditions J’ai Vu.

mercredi 14 août 2002

Autant en emporte les mots

Fred Pellerin nous entraîne dans un village qui répond au nom de Saint-Élie de Caxton. Un endroit peu connu et situé quelque part en Mauricie.
Un peu déboussolant au départ que cette truculence et ces propos un peu grivois. Il faut continuer pourtant et après un conte ou deux, Pellerin chasse toutes les réticences. Il vous fait arpenter son village, rencontrer des personnages un peu curieux, brosse le décor, plonge allègrement dans le temps, nous ramène au présent et balaie tout d'un grand geste. Impossible d'ignorer sa grand-mère, celle qui lance chacun des contes. Vous connaîtrez Tibus le forgeron, la belle Lurette qui se meurt d'amour pour Dièse, le géant Ésimésac, Babine le musicien. Tous sont attachants malgré leurs extravagances et des caractères peu faciles.
Quatorze contes qui explorent tous les rivages du langage et qui vous projettent au-delà des événements du quotidien. Pellerin a le sens de l'exagération, du récit qu'il défait et qu'il modernise en préservant le merveilleux qui nous permet de fréquenter le Diable, une revenante et de se mêler à des ivrognes qui veulent capturer la lune au fond d'un lac un soir de grandes beuveries. Le conteur s'amuse, jongle avec les mots et surtout, il prouve que le conte a encore sa place sur une scène ou dans une soirée.
«Ma grand-mère disait que l'histoire s'est passée dans le temps où c'est que les chansons appartenaient à tout le monde. «Tout le monde pouvait chanter. C'était une poésie simple, quotidienne, accessible. Aujourd'hui, c'est rendu que les tounes sont dans la main des doigts d'auteurs. On aurait dû être plus prévenant, aussi, puis faire congeler quelques-unes des mélodies d'autrefois. Ça nous remettrait les oreilles devant les trous de récouter l'air du temps, ti-gars. Si la musique est une fleur de bruit, laisse-moi te dire que, de nos jours, il y en a une maudite gang qui engraisse les mauvaises herbes.» (p.39)

Une phrase

Tous les contes débutent par cette phrase de la grand-mère qui formule ses considérations sur le temps et les moeurs d'aujourd'hui. Elle nous ouvre la porte et nous fait basculer dans un monde fou de trouvailles et de jeux de mots.
Et peut-être que le conte de village reste plus sain, plus vigoureux et plus inventif que son cousin urbain qui bascule trop souvent dans la déprime et le misérabilisme. Il y a une santé «Dans mon village, il y a belle Lurette» qui fait plaisir à entendre et à lire.

«Dans mon village, il y a belle Lurette» de Fred Pellerin et paru aux Éditions, Planète rebelle.