jeudi 12 décembre 2002

Les malaises de la vie peuvent-ils s’expliquer

Stanley Péan poursuit la réédition des histoires qu’il a publiées un peu partout au cours des années. Une manière de redonner vie à ces textes et d’éviter l’éparpillement.  «Le cabinet du Docteur K.» reprend une suite de nouvelles, «d’histoires d’amours contrariées». Des amours étiolés, des amants devenus des étrangers, des êtres qui tentent de s’arracher à une grisaille qui les emprisonne et les tue. Il faut secouer la chape de plomb et échapper aux gestes étouffants. La parole permet de forer un passage vers le rêve et de changer l’existence. L’important, peut-être, est de transgresser les tabous et de s’aventurer dans une réalité autre. Parce qu’il faut secouer les conventions, déchirer les clichés et découvrir le véritable sens de la vie.

«Brutes tyranniques, nous nous sommes employés à réduire le Verbe à ce jargon de comptoir et de chiffres, ce pidgin sans poésie qui voyage en numérique à la vitesse de la Lumière, ce sabir qui, sous prétexte de mettre en réseau les sens, embrigade l’essence.» (p.13)

Stanley Péan s’attarde à briser cette «vérité» et à casser cette langue de plomb. Il empoigne le faux langage qui garrotte les sentiments et vide les mots de sens. Sans le langage, il n’y a pas de vie possible. Il faut retourner au verbe, au sens, s’inventer des chemins et explorer toutes les réalités. Il suffit d’oser, de faire confiance à la rondeur des phrases pour s’enfoncer dans des failles que la quotidienneté masque, ces fissures que nous ignorons trop souvent. Fragiles moments, délicats instants de vie où tout peut advenir, se transformer en bonheur comme en terrible cauchemar.
Étonnement
Les récits les plus étranges et les plus étonnants de Péan surgissent quand il s’accroche à la réalité. Pensons à «N’ajustez pas votre appareil» ou encore à «Fièvre d’un mercredi soir». Un fait anodin, un moment de colère, un bar ou encore un vieux téléviseur et tout bascule. Il sait alors se faire efficace, usant souvent de procédés narratifs connus et familiers. Le lecteur glisse dans une réalité différente, étrange mais toujours possible. Je me suis attardé à ces «passages» en  abordant «La nuit démasque» dans un numéro antérieur de Lettres québécoises. Péan alors se fait explorateur, pourfendeur, dénonciateur des réalités et des interdits. L’amour et l’atroce se côtoient, le bonheur et le sanguinaire étant les facettes de la réalité. Il arrive à secouer l’équilibre changeant qui marque nos certitudes. Quel est le sens de la vie? Nous sortons toujours un peu troublés des histoires de Péan et c’est ce qu’il faut.
Un clochard meurt dans un moment d’extase, une femme retourne dans la maison qui a hanté son enfance pour se faire justice, une femme se fait assassiner dans un bar devant l’œil indifférent des buveurs. La vie est dure, animale mais tendre aussi comme dans le récit initiatique «Poussière d’arc-en-ciel». Il suffit de regarder par une fenêtre et de ne jamais dire non au désir.
Stanley Péan reste préoccupé  par la réalité, le monde, la communication, la misère des uns et le cynisme des autres. En cela il reste un humaniste, un véritable chercheur d’humains.
L’auteur n’a pas de réponse mais il questionne en puisant tout autant dans sa propre vie que dans celle des autres. Comment ne pas être attendri devant la mort du père, ce récit si bellement exprimé.
«Il était Haïtien, certes, mais il aurait très bien pu être Arménien, Chinois ou Québécois. Ça n’aurait rien changé. Il était en exil, mais devant la mort ne sommes-nous pas tous exilés de cette vie que nous aurions souhaitée, de ces rêves que nous n’avons pas su réaliser. Je me fais sentencieux alors que l’émotion ne réclame que la sincérité, qui est souvent le contraire de la littérature. Son histoire n’est guère plus tragique qu’une autre, j’en conviens, mais pas moins pathétique non plus. C’était mon père, tout simplement. Ni meilleur ni pire qu’une autre.» (p.117)
Sa propre expérience il n’hésite pas à la visiter, peut-être pour mieux l’ajuster. Alors la vie coule dans ce qu’elle a de plus beau et de plus intense. La vérité se trouve en soi et hors de soi.
Stanley Péan reste vrai, sensible et cynique, parfois tendre pour montrer les dérapages qui guettent l’humanité. Les textes qu’il signe aux Éditions j’ai VU, dans «Cette étrangeté coutumière» s’insèrent naturellement dans la suite du «Cabinet du Docteur K.» même si Péan a travaillé à partir des photographies de François Lamontagne. Là encore, il s’arrête sur des couples qui ont vécu l’amour et les ruptures, ces instants où tout se fait et défait. «Par fierté, par orgueil mal placé plus probablement, ils ne s’étaient jamais dit je t’aime.»
Ces phrases que l’on ne dit jamais, elles finissent par gâcher la vie, nous plonger dans une indifférence où le cœur et l’âme étouffent. Un tout petit volume mais une écriture qui respire parfaitement. Beaucoup de tendresse aussi. Péan semble délaisser  un peu le spectaculaire pour s’approcher de plus en plus de l’humain.
Et c’est peut-être l’auteur lui-même qui explique le mieux sa démarche dans le texte final du Docteur K.
«De toute façon, de quoi aurions-nous bien pu parler, moi et moi ? Des filles que j’ai aimées, le plus souvent mal, qui m’ont fait souffrir et vice-versa ? De ma passion maladive pour la musique ? De mon admiration pour Albert Camus, Jacques Stephen, Alexis et Harlan Allison, pour Jacques Ferron, Jorge Luis Borges et Anne Hébert ? De mon goût pour la littérature de combat, à la fois en prise directe sur le réel et ouverte sur le rêve?» (p.171)
Un monde cerné où nous retrouvons certains musiciens de jazz, des tableaux qui passent d’une nouvelle à l’autre. Malgré toutes les directions explorées, Péan fait preuve d’une belle cohérence.
«Le cabinet du Docteur K» de Stanley Péan est paru aux Éditions Planète rebelle et «Cette étrangeté coutumière», récits autour des photos de François Lamontagne, aux Éditions J’ai Vu.

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