mardi 19 mars 2019

L’EXPLORATION DE L’AUTRE CANADA

                                 Heather O’Neill


Une version de cette
chronique est parue dans
Lettres québécoises,
printemps 2019,
               numéro 173.

Enfant, j’adorais les inventions de mes oncles et des conteurs qui s’arrêtaient parfois à la maison pour nous surprendre dans notre quotidien. Tous avaient quelque chose à raconter et les forêts qui se déployaient dans les montagnes devenaient des espaces où l’aventure était possible. Dès que j’ai su lire, j’ai commencé à rêver de découvertes et de rencontres inoubliables. Mon Histoire du Canada était alors la principale source de mes jongleries avec les exploits des coureurs des bois qui buvaient dans les rivières de l’Amérique, dormaient sur le sol, voyageaient jour après jour pour voir derrière les collines ou encore le bout d’une plaine sans fin. Et il y avait les expéditions punitives des Canadiens (les premiers migrants venus de France à s’installer en terre du Canada) contre les Anglais avec l’aide de leurs amis indiens, des alliés indéfectibles qui effarouchaient tout le monde. Ils semaient la terreur dans les villages de la Nouvelle-Angleterre. De quoi secouer le jeune garçon qui se prenait pour un guerrier quand il enfonçait une plume de dindon dans ses cheveux déjà clairsemés et qui partait dans une mer de trèfle. La découverte alors se cachait dans les écores de la rivière aux Dorés et la petite forêt de trembles au bout des champs de mon père.

Après la Conquête de 1760, l’aventure s’est recroquevillée, comme si quelqu’un avait coupé le cordon qui nous reliait au continent américain, aux grandes plaines de l’Ouest et aux montagnes qui nous isolaient des plages du Pacifique. Il nous restait les Pays d’en haut, au nord de Montréal, pour patauger dans une paroisse semblable à celle où je suis né. Séraphin et Donalda n’avaient rien d’exotique. Alexis Labranche parlait parfois du Colorado, Bill Wabo nous rappelait les autochtones, ceux et celles qui vivaient à Mashteuiatsh, mais que nous ne fréquentions pas et que nous regardions avec curiosité quand ils traversaient le village pour aller bivouaquer dans le parc de Chibougamau. En fait, mon premier contact avec les Cris se fit beaucoup plus tard, lors d’un été où je travaillais en Abitibi. Il y avait un camp tout proche du chantier et les relations étaient tendues, violentes même. Les Blancs se comportaient en envahisseurs et ne respectaient rien. L’horreur. J’ai raconté ces histoires dans La mort d’Alexandre.
Et nos manuels scolaires ne signalaient jamais les aventures de ces francophones exilés aux États-Unis, de ces fous toujours en mouvement qui ont inventé le rêve américain que l’indomptable Serge Bouchard nous a fait connaître dans la plus belle des fiertés. Depuis, je suis un admirateur d’Émilie Fortin et de Nolasque Tremblay, ces découvreurs qui n’avaient peur de rien, ces chercheurs d’or, ces inventeurs de pays qui sont nés dans la même région que moi. Comme quoi l’histoire est au coeur d’un débat étrange au Québec. Il y a des aspects qu’on tait et qu’il ne faut pas raconter. Il semble que maintenant, on ne l’enseigne plus, ou presque pas ce passé.

HORIZON

J’étais en huitième année et lisais à peu près tout ce que je pouvais trouver dans la petite bibliothèque de l’école de monsieur Baillargeon. C’est comme ça que j’ai eu entre les mains Les engagés du Grand-Portage de Léo-Paul Desrosiers. Ce roman a secoué des frontières et m’a ouvert un horizon auquel je ne pensais pas. Un beau livre de la collection « Nénuphar » de Fides, l’édition de 1958. C’était comme si cette histoire me rebranchait avec ce qui m’avait fasciné enfant et que je retrouvais dans les aventures d’Aigle noir à la télévision.
Toutes les vies devenaient possibles au-delà du grand lac Supérieur, dans les plaines sans fin ni commencement de la Saskatchewan et du Manitoba. Une lutte féroce s’y déroulait pour le monopole de la traite des fourrures. Les Pieds noirs, les Sioux, les Gros ventres me faisaient imaginer les plus folles expéditions. Nicolas Montour, le personnage principal de monsieur Desrosiers, est une charogne prête à vendre sa mère pour réussir, un homme sans foi ni loi qui prend tous les moyens pour faire fortune. Il semble que les choses n’ont pas tellement changé quand on s’attarde à l’actualité. Les aventuriers, les manipulateurs sont partout pour engranger les profits, même au détriment de la planète.
Je me souviens surtout des descriptions des cascades, des lacs sauvages, des plaines immenses et des rencontres avec des peuples étranges. Ce livre m’a fait rêver pendant des mois et j’ai tenté de m’avancer dans des histoires similaires, mais mes héros trébuchaient sur les premiers bouillons de la rivière Ashuapmushuan et rentraient après s’être butés aux rapides du Fer à cheval. Cinq pages et je restais là, muet, sans mots, le crayon paralysé, l’imagination en berne. J’ai eu longtemps la certitude que rien ne pouvait arriver entre les maisons de mon coin de pays et les forêts qui étouffaient un peu la paroisse. Comme s’il n’y avait pas de place pour l’écriture à La Doré, au bout du rang Saint-Eugène.

MADAME GABRIELLE

J’ai lu Gabrielle Roy peu après mon arrivée à Montréal. La petite poule d’eau et plus tard Ces enfants de ma vie. Bonheur d’occasion aussi, bien sûr. J’ai l’édition publiée chez Beauchemin en 1966. Ce fut une révélation. Je savais bien qu’il y avait de grands espaces là-bas, par delà les montagnes de l’Abitibi. Des familles, des voisins, des cousins étaient partis pour y fonder un autre pays. Ils revenaient parfois pour des vacances, un mot que mon père ne connaissait pas, et ils nous impressionnaient avec leurs expressions anglaises.
Ce fut Roch Carrier, avec La guerre yes sir en 1968, qui m’a fait me souvenir de la présence de ces Canadiens. La figure de l’anglophone surgissait dans Kamouraska d’Anne Hébert et même chez Philippe-Aubert de Gaspé que j’ai lu alors, mais j’avais tendance à hausser les épaules et à passer rapidement. Je pouvais croiser des juifs hassidiques dans ma rue d’Outremont et me demander d’où ils pouvaient venir, mais c’est une autre histoire. Il y avait tout un espace que je ne connaissais pas, toute une partie de l’Amérique qui demeurait mystérieuse et comme inaccessible, comme si en 1760, les vainqueurs avaient planté une grande affiche tout près de la rivière des Outaouais en y écrivant : terres interdites aux francophones.
Un personnage fantomatique rôdait dans mes livres et restait insaisissable, un passant, une rumeur, une sorte de présence peu réelle. Il était là, dans Menaud maître-draveur, ce rodeur qui hante les forêts et les montagnes qui ont happé Joson. Quand ai-je lu Félix-Antoine Savard pour la première fois ?

AUTRE CANADA

Un jour, je ne sais trop pourquoi, j’ai voulu lire les écrivains de l’autre Canada. Ma fascination pour tout ce qui est imprimé sans doute. Il faut dire que j’avais voyagé aux États-Unis avec Faulkner, Caldwell, Steinbeck, Hemingway, Miller et Kerouac, mais j’avais ignoré l’Ouest canadien, encore plus le Nord. Il était temps d’explorer le pays de Louis Riel et de Gabriel Dumont.
Celle qui titilla ma curiosité d’abord fut Margaret Atwood avec ses souvenirs d’enfance, des étés en Abitibi. C’était mon monde. Elle utilisait mes images pour raconter ses découvertes. Ce fut alors le début d’une nouvelle aventure de lecture. Je suis devenu un fidèle de madame Atwood. Des gens qui ne parlaient pas ma langue se débattaient dans une même réalité et décrivaient leur vie avec mes mots presque.
Et aussi Robertson Davies, puis Timothy Findley et Bill Gaston ce prosateur formidable. Je vous conseille son roman Sointula, cette tentative de changer la collectivité et de vivre autrement au Canada. Une commune où tout est à tous. Ça m’a fait penser à l’installation des premiers défricheurs du Lac-Saint-Jean, à Hébertville. Tout y était communautaire avec le curé Nicolas Tolentin Hébert qui dirigeait tout. On ne parlait pas de socialisme près du lac Kénogami, c’était un mot interdit. Et aussi les aventures de la coopération à La Doré. L’épicerie du « syndicat » comme on disait, un chantier forestier qui est à l’origine de la scierie qui emploie une grande partie du village et qui appartient maintenant à Résolu. Ce groupe de volontaires, ces travailleurs aux idées différentes et le dévouement inlassable de Louis-René Dallaire avaient fait en sorte de s’occuper nous-mêmes de la coupe du bois et de sa transformation.

Après, ce fut une nécessité de rendre visite à ces collègues inconnus. Lawrence Hill, Liza Moore, Margaret Laurence et combien d’autres. J’aime leur liberté, leur souffle et ils me donnent toujours l’impression d’être chez moi dans leur pays de mer ou de grandes plaines venteuses. Que dire des essais percutants de Thomas King ? L’Indien malcommode est à lire absolument. Plusieurs ouvrages de John Saul aussi, dont son oeuvre incontournable Les bâtards de Voltaire et De si bons Américains.

J’ai de la tendresse pour le roman de Richard Wagamese. Cheval indien nous plonge dans la vie d’un jeune Objiwe qui fait son chemin difficilement dans la société des Blancs en s’adonnant au hockey. Il se démarque par ses habiletés, mais a du mal à se défendre contre le racisme et l’exploitation sous toutes ses formes. J’ai n’ai pu que penser à Arthur Quoquochi, un Innu de Mashteuiatsh qui excellait dans tous les sports. Lui non plus n’a pu faire sa place dans ce monde particulièrement dur. Je l’ai affronté comme gardien de but et son lancer était foudroyant.

 

REGARD

 

Somme toute, mes excursions du côté des écrivains de l’autre langue du Canada ont toujours été intéressantes. J’y ai appris beaucoup de choses, notamment avec ces prosatrices formidables que sont Alice Munro et Kathleen Winter qui m’ont emporté dans une magie de bord de mer et le rêve du Grand Nord.

Je viens de succomber aux Chants du large d’Emma Hooper. Une histoire de dépossession et de pertes, d’exploitations aveugles, l’entêtement d’un jeune garçon qui tente de réparer des siècles de négligence. Un roman porté en français de façon admirable chez Alto. Et aussi son tout premier que l’on a traduit. Etta et Otto raconte l’expédition impossible d’une vieille femme qui veut voir l’océan et qui traverse tout le Canada à pied. Un conte fabuleux.

Je ne sais comment sont accueillis ceux du Québec et de la francophonie d’Amérique quand leurs ouvrages sont présentés dans l’autre langue. Cela ne m’est jamais arrivé. Il me semble que ça reste discret et que les tirages sont fort modestes. Certains deviennent de véritables succès pourtant. Aminata de Lawrence Hill a fait ouvrir bien des yeux. Et faut dire que le dernier numéro de Lettres québécoises, où la première mouture de ce texte est publiée, m’a permis de comprendre bien des choses.

Il existe encore un mur entre les écrivains des deux Canada et il n’est guère facile de parvenir à se lire avec toute l’attention nécessaire et la générosité que cela demande. Je m’y exerce souvent. Que je le veuille ou non, c’est un reflet de moi que je trouve dans ces ouvrages, un regard nouveau, revigorant.

Je viens de me laisser séduire par Heather O’Neill, son roman Hôtel Lonely Hearts que j’ai dévoré. Une fabuleuse jongleuse avec des images envoûtantes, des histoires impossibles que l’on aime croire et réinventer. Et j’avoue bouder Mordecaï Richler pour toutes les mauvaises raisons du monde, mais c’est comme ça...  Et comme je le dis souvent quand je termine un conte, c’est ça qui est ça.



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