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mercredi 2 décembre 2015

La vie ne cesse d’inventer des histoires

LA VIE EST UNE aventure où des choix sont à faire, des directions à prendre qui nous entraînent parfois dans des lieux et des villes envoûtantes. Nous sommes tous les possibles et des gestes, selon les événements et les circonstances, font que certains individus ne s’éloignent guère des lieux qui ont marqué leur enfance quand d’autres s’exilent à jamais. Qu’aurait été ma vie si, au lieu de m’éloigner à Montréal pour des études, j’étais demeuré dans mon village pour vivre avec la fille qui me coupait le souffle à seize ans ? J’aurais dû travailler à la scierie ou suivre mes frères dans la forêt comme je l’ai souvent fait pendant l’été. Je viens d’une famille de forestiers et de nomades qui se sont aventurés jusqu’au plus loin du Nord. J’ai souvent pensé à un roman où j’inventais les vies qui auraient pu être les miennes. Catherine Leroux répond à cette question en prouvant que la vie se moque du temps et de l’espace.

Un squelette est découvert dans un boisé près de l’hôpital Victoria à Montréal. Il est là depuis un certain temps étant donné son état. Qui est cette femme ? Comment elle est morte? Les policiers tournent en rond. Celle que l’on nomme Madame Victoria restera une énigme et sa mort un cas jamais résolu. Impossible de connaître sa véritable identité et ses origines. Pas possible non plus de remonter le fil de la vie de cette femme qui semble être morte de « sa belle mort ».

Germain, bien qu’on l’interroge quatre fois par jour, n’a pas plus de pistes que les autres. Mais il est hanté par le souvenir du crâne, se maudissant de l’avoir signalé si vite à la police, comme une mère qui aurait laissé son enfant partir sans prendre le temps de le serrer dans ses bras, de lui insuffler ce qu’il faut d’amour pour affronter le monde. Celle qu’on surnomme désormais Madame Victoria s’est éteinte seule, sans les mains compatissantes d’un Germain pour l’accompagner jusqu’au dernier seuil, sans personne pour la pleurer. C’était ça, cette tristesse incommensurable qu’il avait sentie devant le crâne. C’était le poids de cette solitude absolue (p. 11)

Qu’est-ce qui a amené Madame Victoria dans ce boisé, au coeur de la ville, pour mourir loin de tous comme un animal quand ses derniers moments sont venus ? Comment faire pour ne pas laisser de traces ? La mort n’emporte pas le passé, son histoire, ceux qui peuvent se souvenir. Nous laissons toujours des empreintes et des enfants, des amis, des connaissances qui, un soir de nostalgie, se souviennent et rappellent que vous avez été. Je répète souvent que nous survivons dans la mémoire de deux générations, parfois trois. Après, le silence prend tout l’espace. Une nouvelle neige biffe toutes les empreintes et recommence à neuf. Comment effacer son vécu et avancer incognito dans la mort, brouiller les pistes pour ne laisser que des questions sans réponses.
Les enquêteurs sont bien embêtés par ce squelette venu peut-être du bout du monde pour mourir dans la plus belle des discrétions. Je pense à ces histoires de mon coin de pays qui racontent que des Polonais sont tombés dans les barrages lors de la construction des grands ouvrages sur les cours d’eau du Saguenay. Chutes, accidents et ces hommes anonymes sont restés dans leur tombeau de ciment. Des migrants disparus sans rien laisser derrière eux. Des histoires dignes de Samuel Archibald.
J’ai souvent rêvé aussi devant les photos de Lucy, cette ancêtre qui a vécu en Éthiopie il y a trois millions d’années et qui nous en apprend un peu sur nos origines. Que sait-on de son vécu dans les savanes africaines ? Et sa fille Salem… Le corps témoigne, mais garde ses mystères. Elle était de la race des cueilleurs et se déplaçait à la verticale. Autant dire qu’elle respirait.

VISAGE

Madame Victoria ne restera pas cette morte anonyme. Catherine Leroux imagine plusieurs femmes avec des vies particulières. Une seule contrainte : toutes doivent mourir dans ce boisé et ne rien laisser qui permet de les identifier. Nous basculons dans les plus belles fictions. Rapidement, nous oublions Montréal, l’enquête et les policiers. Toutes ont vécu l’amour, la peur, la douleur, l’abandon et la maternité pour certaines. L’écrivaine ne se restreint pas à une époque et présente des tableaux fascinants.

Plus de dix ans après le décès de Madame Victoria, ce sont cette fois ses cheveux qui intéressent les scientifiques. Grâce à de nouvelles techniques, ils parviennent à tirer des robustes filaments ayant échappé à la dégradation une foule de renseignements inédits. Chacun des quarante-trois centimètres des brins analysés révèle un mois des dernières années de la morte anonyme. On apprend alors que Madame Victoria a déménagé sept fois en trois ans, partant du nord de la province pour se déplacer vers le sud. On découvre aussi qu’elle souffrait d’une carence en minéraux pouvait indiquer une grave maladie. (p.13)

L’une est esclave, amoureuse du fils de son maître, une autre est incapable de tolérer la proximité des humains. Une allergie sévère plutôt originale. Une Victoria a été l’objet de certaines expériences médicales qui ont gâché sa vie. Une journaliste a fait son chemin dans la plus terrible des solitudes, un modèle et une féministe d’avant-garde. Une autre a trahi quand elle a lâché la main de son compagnon au moment de sauter de la falaise. Toutes vivront des événements qui les poussent hors de leur milieu, les font basculer dans la détresse et la solitude.
Les Victoria démontrent, peut-être, que la vie est une aventure imprévisible qui peut prendre toutes les directions.

PORTRAITS

Ces femmes doivent surmonter des situations particulières, nous poussent souvent dans des directions étonnantes et montrent tout le talent de cette jeune écrivaine qui a surpris dans La marche en forêt et Le mur mitoyen. Comment faire sa vie quand on est une Noire qui subit les caprices des maîtres ? Plusieurs romans nous racontent les vies horribles des Noirs en Amérique, particulièrement Aminata de Lawrence Hill. L’histoire imaginée par Catherine Leroux ajoute une page douloureuse à l’aventure américaine.
La romancière nous fait oublier rapidement la contrainte de la fin et on s’attache à ces femmes originales et aux personnalités touchantes.

Je m’appelle Victoria, mais ce n’est pas mon vrai nom. Car ceux qu’on me donne sont tous inexacts. Je possède tous les noms du monde, les paroles de tous ceux qui ont vécu avant moi. Je m’appelle mystère, douleur, ou parfois verdict. Je suis une hache, une bombe chargée à bloc, une flèche pointée sur les derniers mots de l’histoire. Je suis courage, je suis vestige, je suis pont. Je suis lumière. Je me nomme victoire comme pour dire  « la dernière ». L’ultime survivante. Je m’appelle amour et guerre. Je m’appelle éon. Je suis une éternité, je suis tout, puis plus rien. (p.196)

Le passé est peut-être la somme de toutes les histoires que l’on n’arrive pas à démêler et qui nous poussent vers un avenir insaisissable. Parce que toutes les aventures se ressemblent et montrent un milieu, une société à un moment précis. Combien de vies reposent en nous et que faudrait-il faire pour les découvrir ?
Un roman écrit dans une langue splendide où un mystère en dissimule toujours un autre. Et ces moments uniques, magnifiques où l’écriture prend toute la place.

Autour de mes chevilles, mes jupes ondoient comme si elles étaient vivantes. Je ne sais pas comment, mais je me retrouve à quelques pouces d’Hector. Dehors, le vent s’en prend au feuillage et les arbres s’ébrouent lentement. À deux mains, je cueille son visage et l’approche du mien. Sa bouche est une chapelle et toute mon âme s’y agenouille. Je ne vois plus rien, mes oreilles sifflent. Quand nous nous détachons et qu’Hector s’en va, la cuisine se vide complètement, il ne reste plus rien. Je me glisse dans ma chambre. Près de mon lit, le mur du poêle est rouge comme les braises. (p.122)

C’est pour ça que j’aime la littérature et que je voudrais lire tous les livres.

Madame Victoria de Catherine Leroux est paru aux Éditions Alto, 208 pages, 22,95 $.

jeudi 26 novembre 2015

Tristan Malavoy nous pousse dans le mystère

CERTAINS ROMANS s’ouvrent de la mauvaise façon, vous repoussent au lieu de vous aspirer. Sergio Kokis s’amuse souvent à compliquer la vie de son lecteur dans les premières pages. « Pour éloigner les mauvais sujets », dit-il en plaisantant. Je crois plutôt qu’il faut l’appâter pour le retenir. Gabriel Garcia Marquez disait que l’amorce d’un roman est comme la pêche à la ligne. Il faut attirer la truite et après, la retenir en lui laissant une liberté de mouvement. Ne jamais faire en sorte que le poisson rompe la ligne et s’échappe. Un art difficile à maîtriser. C’est peut-être pourquoi les plus belles prises réussissent toujours à déjouer le pêcheur.

Tristan Malavoy a pratiqué la poésie, la chanson et le journalisme. Un beau détour pour en arriver au roman. L’émission Bazzo.tv m’a poussé vers Le nid de pierres qui attendait sur ma table depuis plusieurs jours. Les lecteurs ont trouvé que le roman était un peu court. Tous auraient voulu demeurer dans l’environnement de Thomas. J’avais regardé quelques pages comme je le fais toujours avec un nouveau livre. Quelques phrases pour mesurer le ton, l’ambiance et la musique. J’ai su tout de suite que ce roman exigerait des efforts. Des livres s’offrent comme un fruit mûr et d’autres demandent un peu de patience et d’attention. Il suffit de plonger pourtant et la magie opère. Ce sont toujours ces romans qui font hésiter que je préfère.
Malavoy nous entraîne à Saint-Denis-de-Brompton, un village situé dans les environs de Sherbrooke. Le pays d’Alfred Desrochers que je connais mal. Un village avec ses personnages, ses lieux singuliers et ses légendes. Tous les lieux en ont. Celle d’Alice Norton par exemple.  Les Français et les Abénaquis ont réalisé une expédition dans le village de Deerfield au Massachusetts. Massacre et capture de prisonniers et long retour au Canada. Alice perd son fiancé. Mylène Gilbert-Dumas en a fait un roman dans 1705. Une belle histoire d’amour et d’aventure qui passe par ce coin du Québec.
Une légende abénaquise raconte qu’il est possible de communiquer avec les morts ou les ancêtres. Il suffit de trouver les lieux et de connaître certains rituels. Un trou de boue, un œil de bœuf ou une panse de vache comme on disait dans mon enfance suffit pour happer l’esprit. Une fosse qui peut vous aspirer si vous faites preuve d’imprudence.

Je ne sais pas combien de temps ça dure, je me suis perdu dans mes pensées. Si je n’entendais pas intérieurement la voix de ma mère inquiète de savoir où je suis passé, je resterais encore. Ma peur de cet endroit fait place à un sentiment nouveau, comme s’il y avait une sorte d’aimant, là sous la terre, qui voudrait que je ne parte pas. (p. 28)

Le roman creuse le temps et l’espace, tourne sur des lieux précis, secoue des craintes et des fantasmes qui remontent à la nuit des temps. Bien plus, l’auteur se risque dans des histoires parallèles qui vous présentent deux époques. Creuser, plonger dans le monde d’avant l’arrivée des Blancs en Amérique, suivre un jeune autochtone dans sa vie de tous les jours et son monde magique, dire ce qu’il y avait avant et peut-être ce qui subsiste de nos jours est un beau défi.

ACUPUNCTURE

Il y a donc des lieux qui agissent comme des points d’acupuncture. Il suffirait de les trouver et de connaître certaines formules pour entrer en contact avec les grandes forces telluriques de la planète, basculer dans le monde invisible si cher à l’écrivain Alain Gagnon.
Thomas est attiré par un trou de boue tout près du village où il a failli s’enliser avec sa moto. Un gouffre qui aspire tout ce qui s’en approche. Une bouche qui fait passer l’imprudent dans une autre dimension.
Un adolescent disparaît. Tous le connaissent, savent qu’il était un peu lunatique. Yannick reste introuvable même si toute la paroisse est passée au peigne fin. Que s’est-il passé, que lui est-il arrivé ?

Je croyais la page tournée pour de bon. La disparition de notre camarade, en sixième année. La période sombre qui avait suivi. Mais j’aurais dû m’y attendre : tout comme la distance, le temps qui me sépare de cette histoire s’est rétréci comme une peau de chagrin. Le mystère est là, tout près, entier. Je l’entends battre sous mes tempes. On n’a jamais retrouvé Yannick-Lunatique. De locales, les recherches étaient rapidement devenues nationales. Pendant près de deux ans, jusque sur les plus importants plateaux télé, on avait parlé de Yannick Robert, de son inexplicable disparition, de l’absence complète de piste sérieuse, hormis quelques théories abandonnées une à une. (p.54)

Thomas ne peut s’empêcher de penser au trou. Yannick a-t-il été aspiré par la boue ? Il n’osera jamais formuler ce genre d’hypothèse. On ne parle pas de ces choses. La légende abénaquise nous pousse dans cette direction pourtant. Peut-être que pour résoudre les mystères du présent, il faut savoir les légendes du passé. J’aime assez l’idée.
Le retour de Thomas et Laura au village des origines ravive cette histoire. Il est attiré par ce lieu maudit où toutes les craintes peuvent se concrétiser. Et voilà en plus que le vieux Cyriac disparaît. Comme si l’histoire de Yannick se répétait dans un autre temps avec un autre personnage. Thomas devrait comprendre parce qu’il écrit, invente des scénarios et des vies pour la télévision.
 
SILENCE

Nous sommes abandonnés là, près d’un trou de boue dans la forêt. Et c’est à nous lecteur de tirer les fils, d’imaginer ce qui a pu arriver et ce qui peut encore subvenir dans ce coin de forêt où une bouche traverse les époques et les siècles. Les légendes ne doivent jamais trouver d’explication et être réduites à un fait divers. Les fables doivent demeurer du côté des légendes pour survivre. On ne touche pas au mythe parce que ce serait ouvrir la porte au malheur. Du moins, j’aime le croire.
Les lecteurs de Bazzo.tv auraient voulu, je l’ai dit, trouver une explication à cette histoire en deux temps. J’ai ma petite idée, mais pas question de vous la donner. Faites votre travail de lecteur.


Un chasseur caché derrière une grande pierre, qui avait tout vu de la scène et qui me l’a racontée plus tard, a attendu que le soleil se lève et que les cris de l’homme aux manières étranges soient emportés par le vent, puis s’est approché du trou par où Majiskok avait disparu. Mais…
— Mais quoi ? demandent plusieurs voix parmi le cercle.
— Mais il n’y avait pas de trou. Rien. Comme si le serpent géant avait plongé dans un lac et que les eaux avaient aussitôt effacé les traces de sa fuite. Comme si Majiskok s’était engouffré non pas dans le sol, mais dans un liquide.
Nous attendons tous la suite, mais les lèvres de Pannoowau restent closes. Alors, un à un, nous nous levons en silence, la tête encore emplie du serpent millénaire qui habite les bois où nous marchons, et nous entrons dans nos wigwams en sachant très bien que Majiskok nous attend du côté du sommeil. (p.172)

Un récit qui vient vous chercher habilement, vous fait naviguer entre la raison et la déraison, l’imaginaire et la légende. Un texte qui prouve qu’un romancier est un créateur de mondes, d’histoires qui peuvent vous faire douter du réel et du présent. Peut-être même de votre propre existence. C’est pourquoi les livres sont indispensables.

Le nid de pierres de Tristan Malavoy est paru aux Éditions du Boréal, 264 pages, 22,95 $.

vendredi 13 novembre 2015

Jean Désy nous injecte une bonne dose de vie.


Une version de cette chronique
est parue dans Lettres québécoises,
numéro 160.

JEAN DÉSY a beaucoup écrit sur le nord du Québec et ses voyages où il va à la découverte du monde. Ce nomade respire mieux quand l’espace s’ouvre autour de lui et que la vie sauvage se manifeste dans toute sa splendeur et sa dureté. Le nord du Québec se prête bien à ce genre d’expériences où la mort rôde. Il s’est même aventuré au Népal et a failli y laisser sa peau. Il est demeuré beaucoup plus discret cependant sur son travail de médecin qui lui a permis de connaître des gens qui vivent en marge du monde, subissant les ressacs d’une société de consommation et de gaspillage des ressources ; des lieux menacés par un Plan Nord qui va se faire aux dépens des populations autochtones qui ne comptent jamais dans ce genre d’entreprise. Pratiquer la médecine dans ces espaces où il faut se débrouiller avec peu de moyens n’attire pas beaucoup de postulants, on le comprendra.

Jean Désy est un homme de la Côte-Nord du Québec et du Nord, ce pays de rêveries, de dureté où la vie se recroqueville et où la survie exige souvent toutes ses ressources et son imagination. C’est une manière de retrouver la vie des Européens qui sont venus en ne sachant comment survivre sur un continent où des peuples nomades composaient avec les saisons et des déplacements bien définis. Ces arrivants ne pouvaient que bouleverser l’ordre américain. C’est encore ce qui se vit dans le Nord où le quotidien n’est plus le même depuis que les Blancs sont débarqués avec leurs machines et leurs habitudes de conquérants. Nous leur avons légué le pire de notre civilisation.
La quarantaine de courts textes que Jean Désy offre dans L’accoucheur en cuissardes nous transporte sur la Côte-Nord et dans le Grand Nord du Québec, des villages qu’il a visités à de nombreuses reprises. Des pays rudes, peu habités où la nature s’impose, où il faut puiser dans toutes ses ressources pour survivre. C’est peut-être encore l’un des rares endroits au monde où il est possible de se mesurer aux saisons et en réaliser toute la force. Une expérience que la vie en ville a souvent dénaturée. Ce monde fascine Désy depuis toujours et après ses heures de garde dans des dispensaires, il s’évade dans la toundra ou encore va en mer pour taquiner la morue ou l’ombre de l’Arctique. Il aime ces moments où il a l’impression d’être un survivant dans une nature qui l’enveloppe, où il est possible de démêler tout ce qui encombre l’esprit. Ce besoin de solitude, d’être totalement dans son corps, d’habiter ses jours du matin au soir, le fait revenir dans ces lieux peu fréquentés pour comprendre peut-être la nature humaine, son propre regard sur les êtres et les choses.

Une mésange entre et se perche sur la table, comme si elle était une habituée. Rosaire lui tend un morceau de pain qu’elle picore volontiers. Je finis par repartir, mais avec l’idée de revenir pêcher en compagnie du plus vieux de mes garçons, l’autre étant trop jeune, pour jaser encore avec Rosaire à propos d’une existence qui m’a tenté toute ma vie, en plein bois, au cœur des épinettes, des orignaux et des mésanges. (p.57)

Il concilie ainsi la pratique de la médecine, son amour de la nature indomptée, y trouvant matière à ses romans et ses récits, parvenant à aider les Autochtones, les regardant se débattre avec leurs terribles difficultés, la perte d’être qui hante ces gens qui ont perdu leur équilibre, leur pensée et leur regard sur le monde.

L’HUMAIN

Désy nous entraîne ainsi dans des situations amusantes, souvent tragiques, toujours étonnantes où il doit improviser et ignorer souvent les directives des spécialistes du Sud qui ne comprennent pas la situation dans laquelle il se trouve. Il fait savoir que dans ce coin du monde, tout près de nous, la médecine est un sport extrême, celle que les médecins de campagne pratiquaient à l’époque de nos grands-parents, que des hommes et des femmes de notre pays sont aussi différents que ces peuples de Mongolie ou du Tibet. L’étranger vit au Québec depuis toujours.
Dans le Nord, le médecin et le personnel des infirmières affrontent la folie, la démence souvent, les accidents qui arrivent après tous les excès et une terrible violence. En décrivant ses journées de travail, l’auteur fait prendre conscience qu’un médecin agit pour sauver la vie de ses semblables, fait le bon geste devant un être en détresse. Il faut avoir des réflexes et surtout ne jamais perdre son sang-froid devant une femme qui n’arrive pas à accoucher ; un homme incontrôlable après avoir ingurgité une drogue et qui bascule dans le coma. Tous les écrivains qui ont parcouru ce territoire le répètent : le Nord vit un problème d’alcool et de drogues qui détruit la vie sociale et communautaire. Juliana Léveillé-Trudel en parle avec une justesse terrible dans Nirliit, un récit émouvant sur le Nord. Le reportage de Radio-Canada portant sur la situation des femmes autochtones en Abitibi n’est que la pointe d’un iceberg.

Elle ne comprend pas ce qui se passe. Selon elle, c’est à cause de la nouvelle drogue qui est entrée au village, par avion. Bien sûr, tout ce qu’il y a de toxique pénètre ici par la voie des airs. Je me dis qu’un beau jour il faudra absolument s’adonner à une fouille obligatoire des bagages et des colis pour déceler les substances délétères qui empoisonnent le Nord. (p.190)


Le personnel infirmier peut faire des miracles, mais tout est toujours à recommencer. Le mythe de Sisyphe prend un sens singulier quand on pratique la médecine à Salliut ou à Kuujiuaq. Il faut être particulier pour agir dans des conditions où risquer sa vie pour secourir une femme dans la toundra ou aller chercher un blessé dans un blizzard qui efface ciel et terre fait partie du quotidien. Certains n’en reviennent pas, l’avion s’étant écrasé contre le flanc d’une montagne.
Se faire médecin dans ces communautés, c’est changer de siècle, vivre dans un monde autre et apprendre à se débrouiller avec peu de moyens, faire confiance à son instinct et aux autres. Et peut-être aussi renoncer à comprendre devant des problèmes sociaux et humains qui dépassent l’entendement. Certainement que Désy a laissé ses grilles d’évaluation au Sud pour vivre l’expérience du Nord et y trouver des leçons de vie.

HUMANITÉ

Jean Désy est un conteur né, capable aussi de méditer sur ce qu’il vit sans jamais perdre le sourire même s’il devra faire face jour après jour aux mêmes problématiques de violence et d’intoxication.
Des situations qu’il raconte à ses étudiants en médecine de l’Université Laval de Québec pour leur faire comprendre qu’il faut plus que des connaissances techniques pour exercer ce métier pas comme les autres. Un futur médecin doit lire de la fiction et de la poésie pour en savoir plus sur ses semblables, ceux et celles qui se retrouvent devant eux dans un état de détresse. La médecine n’est pas une suite de gestes mécaniques, mais un contact particulier et souvent unique avec un être qui vous confie sa vie. Cela demande beaucoup de générosité, de compréhension et surtout beaucoup d’empathie.
Je me suis consolé en me disant qu’il y a encore des hommes et des femmes qui veulent aider les autres et qui n’empruntent pas les chemins de la politique pour mieux les contrôler. Gaétan Barrette et Philippe Couillard auraient avantage à lire ces récits pour comprendre ce qu’est la vie chez des gens démunis, ou encore délaisser leur limousine pour s’aventurer dans la brousse, circuler sur un tout-terrain et croiser des humains qui ont besoin d’aide. Surtout, j’aime à savoir qu’il y a encore des médecins qui sont des humanistes qui se penchent sur la condition humaine et qui tentent de comprendre la différence. Jacques Ferron se réjouirait, certainement, et peut-être aussi, Normand Béthune.

L’accoucheur en cuissardes est paru chez XYZ Éditeur, 232 pages, 22,95 $. 

mardi 10 novembre 2015

David Bouchet fait redécouvrir le Québec

C’EST INTÉRESSANT de trouver un roman où les personnages arrivent de l’étranger et s’installent pour découvrir nos façons de faire, nos grandes et petites manies. Je pense à Le bonheur a la queue glissante d’Albla Farhoud et aux ouvrages de Daniel Castillo-Durante. Je pourrais m’attarder longuement au travail de Sergio Kokis ou encore Catherine Mavrikakis. L’arrivant a une façon de voir nos habitudes et nos comportements. Pour comprendre ce qu’il ressent, il faut partir en voyage, s’installer dans un village ou un quartier et tenter d’être avec les autres. Nous l’avons fait, ma compagne et moi, en Provence et dans le Gers. Ce fut chaque fois une belle occasion d’avoir un autre regard sur le quotidien et ces petites choses qui meublent les jours.
  
J’étais tellement convaincu que David Bouchet était Sénégalais que je n’ai pas fait le lien, au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, entre le roman et l’homme que j’ai croisé au stand des éditions La Peuplade. Peut-être que le livre est tellement convaincant qu’on ne peut associer l’auteur qu’à un grand Sénégalais qui sourit et porte le soleil en lui. David Bouchet n’a rien d’un Noir. La Peuplade a la bonne idée de ne jamais mettre la photo de l’auteur sur leurs livres. J’aime ça parce qu’il est possible alors d’imaginer l’écrivain et de s’en faire une image. Je me souviens de ma surprise devant la photo d’Henri Miller, la première fois. Je le voyais grand, noir avec une chevelure abondante et l’allure de Clark Gable. Un écrivain projette une image de lui qui ne correspond jamais à la réalité.
Le narrateur de Soleil est un jeune Sénégalais d’une douzaine d’années. Il débarque à Montréal avec sa famille. Les parents et les trois enfants découvrent la réalité d’un pays que tous idéalisent et voient comme un paradis terrestre.
S’installer dans une nouvelle ville n’est jamais facile pourtant et rien n’arrive en claquant des doigts. Il faut du temps avant de créer des habitudes, trouver des repères et vivre comme tout le monde. Plus, le défi est immense quand on est Noir, même quand on parle français. Les différences d’accents et les expressions font en sorte qu’il est souvent difficile de se comprendre. Le pire qui guette le migrant, c’est l’isolement, le repli sur soi. La famille veut s’intégrer aux Québécois, découvrir leurs habitudes et leurs façons d’affronter les saisons. Pas question de s’installer dans un ghetto.

Quand on est arrivés à l’aéroport international Pierre Elliot Trudeau, la première chose qu’un Canadien nous a dit, un policier des frontières, c’est : « Bienvenue dans votre nouveau pays. » On n’était pas encore Canadiens, on était juste Sénégalais, mais ça faisait très plaisir d’entendre ça, parce que c’est vrai, on venait pour longtemps, on avait l’intention de s’installer profondément et de faire des racines ici, dans notre nouveau pays. (p. 24)

Ils viennent d’un pays de soleil, de chaleur et de végétation extravagante. Tout l’envers de ce Québec qui connaît un été torride et le froid, la neige et le dénuement. Tout est une découverte pour les enfants, source de stress et d’angoisse pour les parents qui savent leurs ressources limitées.
Il faut chercher un travail, découvrir l’école et la garderie. Les problèmes domestiques peuvent devenir des obstacles difficiles à franchir. Comment trouver l’appartement qui convient à la famille ? Tout semble beau au téléphone, mais tout change lors des rencontres. Du racisme ? Des préjugés surtout et de la méfiance face à l’étranger.
Un premier appartement miteux d’abord, en attendant. Il y a toujours quelqu’un pour profiter des arrivants.

Mais nous, on était innocents, on ne savait pas encore sur qui on était tombés, si elle était bien ou mauvaise, cette femme, et elle non plus d’ailleurs ne savait pas qui on était, bons ou tordus, ou juste de simples inconnus dont il fallait peut-être se méfier parce qu’on était Africains et que les gens ont toujours des idées mal placées sur l’Afrique et sur les Noirs. Comme quoi on parle fort, qu’on rigole pour tout et n’importe quoi, qu’on casse tout ou qu’on sent mauvais. Et plein d’autres croyances inquiétantes. (p.45)

DIFFICULTÉS

Le père a beau posséder un diplôme en philosophie et avoir vécu mille métiers au Sénégal, il n’arrive pas à dénicher un emploi malgré son optimisme. Il faut un travail régulier, un bon salaire. Après tout, ils sont venus pour cela.
C’est plutôt du côté de la mère que l’espoir luit. Elle trouve un stage dans un centre de jardinage avec possibilité d’embauche. Le père continue sa quête désespérément et bascule dans la dépression. Le rêve menace d’éclater en mille morceaux. C’est déjà difficile pour un Québécois qui vit la même situation. C’est pire pour un émigrant parce qu’il n’a pas de famille pour le soutenir.
Les enfants s’adaptent. Bibi est très sociable et sportif et la sœur de Souleye est encore trop petite pour connaître des problèmes d’intégration. Tout est nouveau et différent, surprise et découverte.
Le jeune garçon fait la connaissance de Charlotte, une voisine qui vit avec sa mère et est responsable de la famille. La mère, une alcoolique, est internée régulièrement pour retrouver ses esprits. Les gens des services sociaux et de la protection de la jeunesse veillent et tout change quand la fillette est mise dans une famille d’accueil. 

Avec les chaînes québécoises, on s’était mis à écouter la télé parce qu’il fallait faire plus d’efforts pour comprendre ce que la télé disait que ce que la télé montrait. Et c’est par la télé qu’on a découvert le Québec et surtout la langue. D’ailleurs, ici, on dit « écouter », « écouter la télé », « écouter un film ». Nous, au Sénégal, on écoute la radio et on regarde la télé. Peut-être qu’ici les oreilles sont prioritaires (p.47)

LE PÈRE

Désespéré, perdu, le père s’enferme dans le sous-sol et entreprend de creuser un trou, de bricoler d’étranges meubles. Une crise, une rage et il est interné. Tout s’est gâché avec le cambriolage de l’appartement et la disparition du disque dur de l’ordinateur où tous les souvenirs de la famille étaient stockés.

Ce disque dur, c’est une mémoire, comme un cerveau qui dort et qui sert de rangement pour toutes les photos, les musiques, les dossiers et les documents de mes parents. C’étaient des affaires très personnelles et familiales. Et là, sans raison, quelqu’un avait volé la mémoire de P’pa. P’pa était assis sur son lit, la tête entre les mains, mais il ne pleurait pas. Et c’était dramatique, parce que c’était vraiment tout, nos photos d’enfance et toutes ses musiques sénégalaises et cubaines, ses vidéos et ses textes. (p.63)

AMITIÉ

La mère et son fils entreprennent le long chemin de l’intégration et aident le père à retrouver sa lucidité. Le jeune garçon s’acharne et parviendra grâce à la générosité de Triple J, un médecin haïtien qui ne peut exercer au Québec, à ramener son père.

C’est comme une récompense, parce qu’avec P’pa à l’hôpital, ça la rassure vraiment. Même si P’pa ne nous coûte rien, parce qu’ici, avec la carte soleil, on s’occupe de toi jusqu’au bout quand tu es malade. Même par temps de neige, il y a la carte soleil. C’est le soleil sur un visage en larmes, il faut reconnaître que c’est une belle générosité du pays. Les Québécois se plaignent souvent de leur hôpital et du système de santé, mais ils ne savent pas. Ils ne savent pas comment sont traités les fous, les malades mentaux ou les dépressifs profonds dans d’autres pays. (p.200)

David Bouchet décrit subtilement nos travers et nos générosités parfois excessives. Ça fait du bien. C’est un grand reset que Souleye nous sert pour mieux nous voir et prendre conscience de notre chance. Bien des gens voudraient venir ici pour partager nos misères souvent imaginaires. Un regard charmant sur le Québec, nos habitudes, nos manies de nous plaindre de tout et de rien. Un véritable vent de fraîcheur, un bonheur de lecture.

Soleil de David Bouchet est paru aux Éditions La Peuplade, 318 pages, 25,95 $.

mardi 20 octobre 2015

L’immortalité serait peut-être un châtiment


Tout récemment, des chercheurs ont greffé les systèmes sanguins de deux souris. Une jeune et une vieille. Le sang de la plus jeune nourrissant les deux organismes. Rapidement, les expériences ont démontré que la plus âgée des rongeurs retrouvait une nouvelle vigueur. Ils en ont conclu que des transfusions sanguines de sang jeune pourraient permettre à l’organisme de se régénérer. La quête de l’éternelle jeunesse continue et elle demeure les assises du monde de la télévision et du cinéma. Le mythe de Faust est plus actuel que jamais. Faut-il pourtant vendre son âme au diable pour y arriver ? L’expression « il faut du sang neuf » prend ici tout son sens.

Daniel Grenier, dans L’année la plus longue, a eu une idée que j’aurais bien aimé avoir pour un roman. Aimé, son personnage naît un 29 février, une année bissextile. Son anniversaire revient au quatre ans. En poussant l’allégorie, on imagine qu’il vieillit d’un an tous les quatre ans. À cent ans, il a l’apparence d’un jeune homme de 25 ans.
Né en 1760, alors que la ville de Québec vient tout juste d’être envahie par les Britanniques, Aimé vivra les grands soubresauts de l’Amérique, particulièrement la guerre de Sécession où il servira sous une fausse identité.

La femme qui a donné naissance à Aimé tard dans la nuit du 29 février était aussi maigre que les autres, et personne ne s’était aperçu de sa grossesse, elle non plus. Ses nausées étaient banales, elle n’avait pas passé une seule journée sans nausée depuis l’âge de dix ans, ses dents étaient décolorées par l’acidité quotidienne des vomissements. Elle portait des vêtements bruns beiges, blanchâtres, comme une seconde peau malade et sale, déchirée aux endroits les plus sensibles. Son regard fuyait aussi vite que des ailes d’oiseau-mouche. (p.122-123)

Plusieurs ouvrages ont tenté de nous faire vivre l’éternelle jeunesse. Bien sûr, il fallait l’intervention de Lucifer et offrir son âme en compensation. Christopher Marlowe et Goethe ont repris le mythe du Docteur Faust. Cette œuvre a inspiré Gounod, Hector Berlioz, Richard Wagner, Gustav Mahler et Igor Stravinsky. La croyance d’une vie après la vie n’est pas loin de ce désir d’échapper à la mort.

QUÊTE

Nous voilà dans l’histoire de trois générations. Thomas que l’on aurait voulu faire naître un 29 février pour qu’il hérite d’un destin fabuleux et Albert, son père, originaire du Québec. Il a épousé Laura, la mère de Thomas, une Américaine rêveuse qui a rompu avec sa famille. Il cherche cet ancêtre qui ne cesse de se dérober et de changer d’identité.

Son accent était si prononcé qu’elle a fait semblant de comprendre en souriant jusqu’à ce qu’elle comprenne quelques secondes plus tard, en analysant les sons, en les décortiquant comme autant de biscuits chinois mal traduits. Son anglais s’améliorerait avec le temps, et son français à elle aussi, elle apprendrait à dire plusieurs phrases consécutives et même à savourer certaines tournures, si proches et si lointaines, grammaticalement et phonétiquement. (p.41)

Tous les autres autour d’Aimé vieillissent, aiment, ont des enfants et disparaissent. Il reste derrière, en retrait et voit la vie comme à travers une fenêtre. Plus j’y pense, plus cette immortalité ressemble à la plus terrible des condamnations. Comment rencontrer une femme, vivre un amour et élever des enfants ? L’immortel est condamné à la plus terrible des solitudes, à fléchir sous le poids d’une mémoire qui s’encombre de plus en plus.

Aimé croise Jeanne Beaudry à Montréal, vit un amour comme on le vit quand on sort à peine de l’adolescence et que l’avenir ouvre tous les chemins. Un amour qui prendra fin brutalement quand Aimé est surpris avec Jeanne par son frère. Il fuit pour sauver sa vie et ne reverra son amoureuse que sur son lit de mort. Les amours d’Aimé ne peuvent qu’être éphémères.
Il croise des personnages étonnants qui marqueront leur époque, se passionne pour des inventions qui changeront peu à peu la vie de tous, réussit à amasser une fortune. Mais est-ce seulement une existence ? Est-ce que l’humain peut résister aux bouleversements des siècles et aux découvertes qui traversent le quotidien ? Le cerveau humain serait-il capable de s’adapter ? Comment vivrait un membre d’équipage de Christophe Colomb à l’ère d’Internet et des réseaux sociaux ?
Aimé emprunte plusieurs identités, brouille les pistes et ne peut s’installer sans faire naître la suspicion chez ses voisins. Il disparaît après la durée normale d’un homme pour vivre sous un autre nom, continuer avec un secret qu’il ne peut partager.

Quand il s’appliquait une crème rajeunissante sur les cernes, Aimé n’était pas inconscient de l’ironie cosmique contenue dans le geste, et dans le souhait qui l’habitait, comme il nous habite tous, de vivre toujours, malgré sa longévité. Il était comme nous et, même s’il était extraordinaire sous bien des aspects, il se comportait normalement la plupart du temps. Cette année-là, à New York ou à San Diego, peu importe où il se trouvait, il avait l’air d’un homme de quarante et un ans, mais ça faisait plus d’un siècle et demi qu’il existait. (p.180)

RETOUR

Thomas se retrouve seul après la mort tragique de sa mère dans un accident d’avion. Albert, son père, est retourné dans sa Gaspésie natale, abandonnant ses recherches et l’espoir de retrouver un ancêtre qui ne cesse de brouiller les pistes. Il s’est rendu compte de sa folie. Thomas décide de migrer au Québec. Les retrouvailles de Thomas et Albert permettront de panser certaines blessures.

Il le regardait de face, de profil, de dos, cet homme qui réparait ses erreurs de la façon la plus lâche et la plus absurde qui soit, en disparaissant, en se sauvant, mais qui décrivait la réflexion derrière ses choix d’une manière si convaincante et si intense, avec dans les yeux une conviction impossible à ignorer. De toutes les facettes d’Albert que Thomas était incapable de mépriser, ou d’écarter comme des lubies, c’était son radicalisme qui l’impressionnait le plus. (p.355)

Un roman captivant qui m’a plongé dans l’histoire américaine. Aimé possède une identité continentale que les Français de la Nouvelle-France ont perdue à la Conquête. Pas pour rien que Daniel Grenier fait naître son personnage en 1760. Thomas grâce à l’ADN d’Aimé, trouvera l’élixir de l’immortalité.
Et peut-être que nous sommes condamnés à ne jamais mourir, voyageant dans le temps et l’espace grâce aux gênes qui passent d’une génération à l’autre. Immortel, oui, mais en naviguant d’un corps à l’autre. La vie serait une course à relais depuis la nuit des temps. Nous sommes à la fois mortels et immortels depuis la naissance d’un ancêtre dont il est impossible d’imaginer le visage.
L’année la plus longue interroge l’histoire, le temps et nous fait réaliser que ce n’est pas la peine de vendre son âme pour la vie éternelle. L’immortalité est le pire des châtiments qu’un homme ou une femme peuvent subir. Du moins, j’aime le croire. Et puis, nous le devenons immortels en prenant le relais des ancêtres pour transmettre le témoin à nos descendants.

Comme le disait souvent Thomas, un sourire au coin des lèvres mais avec tout le sérieux du monde, il fallait bien expliquer aux visiteurs ce que représentait cette nouvelle étape dans la grande aventure de la vie, maintenant qu’on ne mourrait plus. (p.417)

L’année la plus longue de Daniel Grenier est paru aux Éditions Le Quartanier, 432 pages, 27,95 $.

mardi 6 octobre 2015

Dominique Fortier suit les dédales de la pensée


CERTAINS LIEUX isolés expriment la nature dans sa splendeur et sa rudesse. Des gens y trouvent refuge, des moines, autrefois, s’y installaient dans la solitude. Leurs vies étaient consacrées à la méditation et à l’étude. Les gens venaient consulter ces sages qui s’adonnaient à la culture biologique, à la science et à la philosophie. Ils se tenaient loin des guerres qui ont ravagé le continent et les pays sans jamais changer leur manière de vivre. Ils gardaient les yeux sur une réalité invisible et savaient transcender le quotidien et l’éphémère.

Dans Le péril de la mer, Dominique Fortier plonge dans l’histoire du Mont-Saint-Michel en Bretagne. L’histoire de cette abbaye remonte au début de l’ère chrétienne. Une épopée de constructions et de désastres, d’études et de réflexions, d’efforts pour préserver les connaissances et la civilisation.
Cette île est accessible seulement à marée basse et isolée quand la mer monte à une vitesse étonnante. Elle arrive si rapidement qu’elle n’a cessé de surprendre les téméraires. J’ai visité cet endroit qui semble jumeler l’esprit, la méditation et le commerce. Des kiosques partout dans les rues étroites en périphérie offraient des colifichets et des breloques. Partout, il y a des vendeurs du temple.

En cet an de grâce 14**, le Mont se dressait au milieu de la baie ; en son centre s’élevait l’abbaye. Au milieu de celle-ci était nichée l’église abbatiale, autour de son choeur. Au milieu du transept un homme était couché. Il y avait dans le cœur de cet homme un chagrin si profond que la baie ne suffisait pas à le contenir. Il n’avait pas la foi, mais l’église ne lui en tenait pas rigueur. Il est des peines tellement grandes qu’elles vous dispensent de croire. Étendu sur les dalles, bras écartés, Éloi était lui-même une croix. (p.11)

Roman en deux temps où nous suivons Éloi, un portraitiste de talent qui a connu l’amour avec une femme libre. Il a fait son portrait officiel juste avant son mariage et un autre, plus personnel. Une représentation imposée et la vision de l’artiste. L’opposition de toujours entre l’individu et la société. Un aller et un retour entre le moment présent et l’histoire millénaire de ce site.
L’écrivaine écrit en profitant des moments où son jeune enfant lui laisse un peu de répit.

Je m’asseyais sur un banc à l’ombre d’un arbre, je sortais du sac de la poussette un petit Moleskine et un stylo-feutre, et je poursuivais comme en rêve cet homme vieux de plus de cinq siècles, qui vivait entre les pierres du Mont-Saint-Michel. À son histoire venaient se mêler les cris des canetons, le souffle du vent dans les deux ginkgos, mêle et femelle, la course des écureuils dans le grand catalpa aux feuilles larges comme des visages, les papillotements de paupières de ma fille livrée au sommeil. Je les jetais aussi pêle-mêle sur le papier parce qu’il me semblait que ces moments étaient d’une importance cruciale et qu’à moins de les consigner, ils m’échapperaient à tout jamais. Ce calepin était moitié roman et moitié carnet d’observations, aide-mémoire (p.9)


Une histoire qui traverse les millénaires qui ont secoué cette abbaye, les tragédies et les transformations. Tout cela en résistant aux poussées de la mer qui viennent buter sur le pic rocheux où les moines s’occupent du matin au soir. Éloi y trouve refuge après la mort de son amoureuse. Son cousin Robert dirige l’abbaye et lui donne le temps de revenir du côté des vivants. Un espace pour se régénérer et oublier les tragédies.

TRAVAIL

Les moines veulent de se rapprocher du ciel en se levant la nuit pour chanter et méditer. Des familles s’installent tout près et des pèlerins arrivent en espérant une guérison, peut-être aussi oublier la dureté du monde. Des enfants viendront de très loin pour voir l’archange Saint-Michel qui a terrassé le diable. La statue se dresse comme un paratonnerre devant tous les dangers. Je me souviens du silence impressionnant du site, du vent qui ne semble jamais se calmer et de la mer au loin qui se préparait à bondir.
Que serait notre civilisation sans ces endroits pour préserver les connaissances et la pensée ?

Au fond, le Mont-Saint-Michel n’abrite pas une abbaye, mais une dizaine, ou même plus, certaines disparues, des abbayes fantômes dont le bâtiment actuel continue de porter l’empreinte comme en creux, d’autres constructions modifiées au fil des siècles, le tout abouché et ajointé tant bien que mal. Murs éventrés, voûtes écroulées, plafonds incendiés, tours rasées, passages comblés, escaliers condamnés, clochers abattus, reconstruits, tombés en ruines ; semblable à un manuscrit dix fois gratté et qui porterait les bribes d’histoires, des traces de griffures et des caractères illisibles, le Mont-Saint-Michel est un immense palimpseste de pierre. (p.27)

J’ai toujours été fasciné par les moines qui mettaient des années à copier un livre, s’attardant à des réflexions, des idées qui venaient de la Grèce ancienne. Une tâche qui transforme l’individu, fait oublier peut-être le moi. Il me semble que c’est la plus belle illustration du travail de l’écrivain. Écrire sans comprendre d’abord pour trouver la lumière comme Éloi qui ne sait ni lire ni écrire, mais reproduit un livre aux « idées dangereuses ».

« Les textes saints doivent être gardés par des hommes de Dieu dans des lieux sacrés. Les textes infidèles doivent être gardés dans les mêmes lieux, mais pour d’autres raisons : il convient de les empêcher de répandre leur influence délétère. » Levant le doigt, il a énoncé un peu comme s’il était justement en train de lire dans un livre invisible : « Les premiers, il faut les protéger des méchants ; les seconds, il faut en protéger les innocents. » (p.100)

Le Mont-Saint-Michel a connu les ressacs des guerres et des épidémies qui ont fauché des populations, l’usure du temps et des recommencements, des désastres où l’on a perdu une grande partie de la bibliothèque et des travaux qui durent des siècles en mobilisant des familles de constructeurs pendant des générations.
Les abbayes et les cloîtres ont toujours permis à des hommes et des femmes de se retirer du monde pour mieux cerner l’essence de la vie. Cette recherche ne se fait jamais dans le tumulte.

IMPRIMERIE

Tout bascule quand un certain Gutenberg invente l’imprimerie, permettant la multiplication des livres et rendant le travail du copiste obsolète. Un art et une manière de penser vacillent. Je ne peux que penser aux nouvelles technologies qui bousculent nos manières de faire et de communiquer. Certains affirment que c’est la mort de la pensée et de la littérature. Chose certaine, nous vivons une mutation.

Il a tendu à Robert un petit volume d’allure quelconque. C’était la grammaire de Donatus. L’une des grammaires. Robert l’a regardée avec stupeur et me l’a prêtée. Les pages étaient fraîches sous mes doigts, les caractères parfaitement égaux. Fermant les yeux, il m’a semblé que je pouvais les deviner rien qu’en les touchant. J’ai ouvert les paupières, l’impression s’est dissipée. À côté de moi, Robert tremblait. La terre s’était mise à tournoyer sous nos pieds. Ce livre était un monstre et c’était une merveille. Là était le véritable incendie. (p.166)


HISTOIRE

Ce qui n’est jamais dépassé, c’est la connaissance, la réflexion et le savoir qui transforme. Il reste toujours une flamme malgré les poussées de la marée, les manigances humaines et leurs folies. À la rencontre de la mer et du ciel, il est possible d’affronter toutes les marées technologiques. L’avenir est toujours possible. Éloi retrouve le dessin en surveillant un enfant. « On  ne donne jamais que ce qui nous manque ». Comment penser le contraire ? Dominique Fortier, encore une fois, fait éclater les horizons pour mieux nous retenir. Une histoire de la pensée et une vie qui recommence avec les mêmes questions et les mêmes tourments. Le péril ne vient pas de la mer, mais de l’humain.


Dominique Fortier, Le péril de la mer, Éditions Alto, 2015, 280 pages, 19,95 $.