CERTAINS LIEUX isolés
expriment la nature dans sa splendeur et sa rudesse. Des gens y trouvent refuge,
des moines, autrefois, s’y installaient dans la solitude. Leurs vies étaient
consacrées à la méditation et à l’étude. Les gens venaient consulter ces sages
qui s’adonnaient à la culture biologique, à la science et à la philosophie. Ils
se tenaient loin des guerres qui ont ravagé le continent et les pays sans
jamais changer leur manière de vivre. Ils gardaient les yeux sur une réalité
invisible et savaient transcender le quotidien et l’éphémère.
Dans Le péril de la mer, Dominique
Fortier plonge dans l’histoire du Mont-Saint-Michel en Bretagne. L’histoire de
cette abbaye remonte au début de l’ère chrétienne. Une épopée de constructions
et de désastres, d’études et de réflexions, d’efforts pour préserver les
connaissances et la civilisation.
Cette île est accessible seulement à marée basse et isolée quand la
mer monte à une vitesse étonnante. Elle arrive si rapidement qu’elle n’a cessé
de surprendre les téméraires. J’ai visité cet endroit qui semble jumeler
l’esprit, la méditation et le commerce. Des kiosques partout dans les rues
étroites en périphérie offraient des colifichets et des breloques. Partout, il
y a des vendeurs du temple.
En cet an de grâce 14**, le Mont se dressait au milieu de la baie ;
en son centre s’élevait l’abbaye. Au milieu de celle-ci était nichée l’église
abbatiale, autour de son choeur. Au milieu du transept un homme était couché.
Il y avait dans le cœur de cet homme un chagrin si profond que la baie ne
suffisait pas à le contenir. Il n’avait pas la foi, mais l’église ne lui en
tenait pas rigueur. Il est des peines tellement grandes qu’elles vous
dispensent de croire. Étendu sur les dalles, bras écartés, Éloi était lui-même
une croix. (p.11)
Roman
en deux temps où nous suivons Éloi, un portraitiste de talent qui a connu
l’amour avec une femme libre. Il a fait son portrait officiel juste avant son
mariage et un autre, plus personnel. Une représentation imposée et la vision de
l’artiste. L’opposition de toujours entre l’individu et la société. Un aller et
un retour entre le moment présent et l’histoire millénaire de ce site.
L’écrivaine
écrit en profitant des moments où son jeune enfant lui laisse un peu de répit.
Je
m’asseyais sur un banc à l’ombre d’un arbre, je sortais du sac de la poussette
un petit Moleskine et un stylo-feutre, et je poursuivais comme en rêve cet
homme vieux de plus de cinq siècles, qui vivait entre les pierres du
Mont-Saint-Michel. À son histoire venaient se mêler les cris des canetons, le
souffle du vent dans les deux ginkgos, mêle et femelle, la course des écureuils
dans le grand catalpa aux feuilles larges comme des visages, les papillotements
de paupières de ma fille livrée au sommeil. Je les jetais aussi pêle-mêle sur
le papier parce qu’il me semblait que ces moments étaient d’une importance
cruciale et qu’à moins de les consigner, ils m’échapperaient à tout jamais. Ce
calepin était moitié roman et moitié carnet d’observations, aide-mémoire (p.9)
Une
histoire qui traverse les millénaires qui ont secoué cette abbaye, les
tragédies et les transformations. Tout cela en résistant aux poussées de la mer
qui viennent buter sur le pic rocheux où les moines s’occupent du matin au
soir. Éloi y trouve refuge après la mort de son amoureuse. Son cousin Robert
dirige l’abbaye et lui donne le temps de revenir du côté des vivants. Un espace
pour se régénérer et oublier les tragédies.
TRAVAIL
Les moines veulent de se rapprocher du ciel en se levant la nuit
pour chanter et méditer. Des familles s’installent tout près et des pèlerins
arrivent en espérant une guérison, peut-être aussi oublier la dureté du monde. Des
enfants viendront de très loin pour voir l’archange Saint-Michel qui a terrassé
le diable. La statue se dresse comme un paratonnerre devant tous les dangers. Je
me souviens du silence impressionnant du site, du vent qui ne semble jamais se
calmer et de la mer au loin qui se préparait à bondir.
Que serait notre civilisation sans ces endroits pour préserver les connaissances
et la pensée ?
Au fond, le Mont-Saint-Michel n’abrite pas une abbaye, mais une
dizaine, ou même plus, certaines disparues, des abbayes fantômes dont le
bâtiment actuel continue de porter l’empreinte comme en creux, d’autres
constructions modifiées au fil des siècles, le tout abouché et ajointé tant
bien que mal. Murs éventrés, voûtes écroulées, plafonds incendiés, tours
rasées, passages comblés, escaliers condamnés, clochers abattus, reconstruits,
tombés en ruines ; semblable à un manuscrit dix fois gratté et qui porterait
les bribes d’histoires, des traces de griffures et des caractères illisibles,
le Mont-Saint-Michel est un immense palimpseste de pierre. (p.27)
J’ai toujours été fasciné par les moines qui mettaient des années à
copier un livre, s’attardant à des réflexions, des idées qui venaient de la
Grèce ancienne. Une tâche qui transforme l’individu, fait oublier peut-être le
moi. Il me semble que c’est la plus belle illustration du travail de l’écrivain.
Écrire sans comprendre d’abord pour trouver la lumière comme Éloi qui ne sait
ni lire ni écrire, mais reproduit un livre aux « idées dangereuses ».
« Les textes saints doivent être gardés par des hommes de Dieu
dans des lieux sacrés. Les textes infidèles doivent être gardés dans les mêmes
lieux, mais pour d’autres raisons : il convient de les empêcher de
répandre leur influence délétère. » Levant le doigt, il a énoncé un peu comme
s’il était justement en train de lire dans un livre invisible : « Les
premiers, il faut les protéger des méchants ; les seconds, il faut en protéger
les innocents. » (p.100)
Le Mont-Saint-Michel a connu les ressacs des guerres et des épidémies
qui ont fauché des populations, l’usure du temps et des recommencements, des
désastres où l’on a perdu une grande partie de la bibliothèque et des travaux
qui durent des siècles en mobilisant des familles de constructeurs pendant des
générations.
Les abbayes et les cloîtres ont toujours permis à des hommes et des
femmes de se retirer du monde pour mieux cerner l’essence de la vie. Cette recherche
ne se fait jamais dans le tumulte.
IMPRIMERIE
Tout bascule quand un certain Gutenberg invente l’imprimerie,
permettant la multiplication des livres et rendant le travail du copiste
obsolète. Un art et une manière de penser vacillent. Je ne peux que penser aux
nouvelles technologies qui bousculent nos manières de faire et de communiquer.
Certains affirment que c’est la mort de la pensée et de la littérature. Chose
certaine, nous vivons une mutation.
Il a tendu à Robert un petit volume d’allure quelconque. C’était
la grammaire de Donatus. L’une des
grammaires. Robert l’a regardée avec stupeur et me l’a prêtée. Les pages
étaient fraîches sous mes doigts, les caractères parfaitement égaux. Fermant
les yeux, il m’a semblé que je pouvais les deviner rien qu’en les touchant.
J’ai ouvert les paupières, l’impression s’est dissipée. À côté de moi, Robert
tremblait. La terre s’était mise à tournoyer sous nos pieds. Ce livre était un
monstre et c’était une merveille. Là était le véritable incendie. (p.166)
HISTOIRE
Ce qui n’est jamais dépassé, c’est la connaissance, la réflexion et
le savoir qui transforme. Il reste toujours une flamme malgré les poussées de
la marée, les manigances humaines et leurs folies. À la rencontre de la mer et du
ciel, il est possible d’affronter toutes les marées technologiques. L’avenir
est toujours possible. Éloi retrouve le dessin en surveillant un enfant. «
On ne donne jamais que ce qui nous
manque ». Comment penser le contraire ? Dominique Fortier, encore une fois,
fait éclater les horizons pour mieux nous retenir. Une histoire de la pensée et
une vie qui recommence avec les mêmes questions et les mêmes tourments. Le
péril ne vient pas de la mer, mais de l’humain.
Dominique
Fortier, Le péril de la mer, Éditions
Alto, 2015, 280 pages, 19,95 $.
Philippe Porée-Kurrer00:00
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Bon, curieux de ce qui se fait partout, je ne connais pas tous les auteurs québécois, loin de là, mais après la lecture de ce quatrième roman de Dominique Fortier, je le dis, s'il ne fallait emporter que l'œuvre complète d'un seul sur l'île déserte, ce serait la sienne.
J'ai travaillé comme garçon de table chez La Mère Poulard en 1972. Comme nous étions logés sur le Mont, cela m'a donné la chance plutôt rare de le connaître la nuit, lorsqu'il était déserté de ses visiteurs et que ses "fantômes" reprenaient possession des lieux. Ainsi, j'étais curieux de voir ce qu'un auteur québécois (suivi impatiemment depuis son premier titre) pourrait tirer du Mont Saint-Michel.
"Au péril de la mer" a dépassé toutes mes attentes ; depuis Vancouver à près de 8000 km, j'y ai retrouvé, inchangés, ces "fantômes" rencontrés cette année-là. Ce sont eux, je le garantis, qui parlent sous la plume de Dominique Fortier.
Si jamais elle lit ceci, je tiens à lui dire que surtout elle ne se sente jamais coupable de prendre la plume, le crayon ou le clavier ; ce n'est pas du temps qu'elle vole à son enfant, ce sont des mondes oubliés qu'elle sait écouter et qu'elle lui rapporte avec beaucoup de délicatesse. Merci !