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mercredi 20 novembre 2019

LA VIE DISCRÈTE D’ANNE HÉBERT

MARIE-ANDRÉE LAMONTAGNE aura mis une quinzaine d’années à explorer l’univers d’Anne Hébert, cette écrivaine exilée en France pendant trois décennies. Effacée, elle refusait la plupart du temps les feux de la rampe, travaillant beau temps mauvais temps jusqu’à la toute fin de sa vie en l’an 2000. La biographe tente de cerner une romancière et poète qui a marqué les lettres du Québec et peut-être servi de modèle à ses contemporaines qui ont choisi le dur métier de secouer les mots, de vivre par le péril de la phrase. Un livre que j’attendais avec beaucoup d’anxiété, de curiosité aussi, parce qu’Anne Hébert a accompagné toutes mes aventures de lecture et d’écriture.

François Ricard, dans La littérature malgré tout, affirme qu’il faut une vie pour compléter une biographie. Il l’a fait bellement avec l’auteure de Bonheur d’occasion. Gabrielle Roy, une vie reste un ouvrage incontournable et un modèle du genre. Marie-Andrée Lamontagne n’a pas lésiné sur les efforts pour  arriver à cerner une figure emblématique qui demeure énigmatique.
J’ai lu Anne Hébert dès mon arrivée en ville en 1965, pour étudier à l’Université de Montréal. Paul Chamberland, tout jeune professeur, avait mis Le torrent au programme. Je ne savais rien d’elle et ce contact m’a secoué, découragé presque. J’avais migré pour les livres, bien sûr, mais surtout pour devenir écrivain. Ce cours était une véritable exploration du texte de madame Hébert où l’on soupesait chaque phrase, multipliant les sens et les hypothèses. J’avais l’impression de défaire chaque mot comme une mécanique et de m’avancer dans un monde qui s’éloignait de plus en plus de l’univers de l'écrivaine et de ses personnages. Comme si on fouillait dans les entrailles d’un être vivant pour en étaler au grand jour les viscères et les organes. Découragé, parce que je me demandais comment un écrivain pouvait réussir un tel exploit, maîtriser autant d’éléments. J’ai compris depuis que des chercheurs et certains enseignants peuvent construire des cathédrales en s’appuyant sur la page d’un roman pour inventer un monde. Tous finissent par secouer le langage avant tout dans cette entreprise un peu singulière. J’ai encore mon exemplaire du livre paru en 1964, dans la collection L’arbre de HMH éditeur. Toutes les phrases sont soulignées dans cet ouvrage devenu rare. Je ressens une étrange émotion en le feuilletant, devant certains passages.

FASCINATION

Marie-Andrée Lamontagne a toujours été fascinée par Anne Hébert, la femme discrète, qui semblait connaître le succès en France, ce pays qui faisait rêver tout le monde à une certaine époque. Je suis de la génération qui a mis fin à cette vénération et qui a refusé de s’exiler ou de chercher à devenir un écrivain français. Il n’y a peut-être que Dany Laferrière pour avoir voulu récemment se faire adouber par l’Académie française.
Une femme discrète que madame Hébert, tout comme Gabrielle Roy et Marie-Claire Blais. Je savais qu’elle avait grandi dans une famille où la maladie était là comme une fatalité. La tuberculose a suivi son père qui a développé une véritable psychose, craignant de contaminer ses enfants. Résultats : il fera des séjours au sanatorium, surprotégera sa fille aînée, s’affolant à son moindre rhume ou malaise. Ce sera le drame quand le médecin croit déceler les symptômes de la maladie chez Anne Hébert et qu’elle doit prendre une décision terrible.

À la malade, le médecin donne le choix : une opération aux poumons ou le grand repos. Elle choisit le grand repos. En l’occurrence, deux ans complets à garder la chambre, suivis de trois autres confinée à la maison, à fuir les courants d’air, la fatigue, les nourritures lourdes ou épicées, les émotions fortes : administré à une jeune femme au début de la vingtaine, un tel remède n’est rien d’autre qu’une descente au tombeau. (p.96)

Comme si on lui avait enlevé sa jeunesse et ses plus belles années. Cet isolement explique peut-être pourquoi Anne Hébert restera la timide et la discrète malgré sa grande beauté qui attirait tous les regards, envoûtait presque ceux qui l’approchaient. Étrange que Marie-Claire Blais, une autre magnifique écrivaine qui mériterait certainement une biographie, soit également d’une retenue exemplaire. Elle aussi s’est toujours sentie mal dans le monde ou lors de ces rencontres où l’on s’attarde à son œuvre et ses publications. Tout comme Gabrielle Roy qui refusait de se présenter dans les salons du livre et les manifestations littéraires.

PUBLICATIONS

Très tôt, Anne Hébert est en contact avec l’écriture. Son père entretient des velléités de poète en plus de rédiger des critiques pour différentes revues de l’époque. Maurice Hébert est un nom connu dans le milieu littéraire alors et s’impose dans les médias tout en continuant son travail au gouvernement du Québec. La jeune Anne s’amuse d’abord à inventer des contes et de courtes saynètes qu’elle joue dans les rencontres familiales, des textes qui font applaudir son père qui ne rate jamais une occasion de vanter le talent de sa fille, qui fait tout pour qu’elle publie grâce à ses contacts.

Pendant ces mêmes années 1930, Anne Hébert commence à écrire, non pas des poèmes - les vers mièvres qu’elle lit dans les journaux et les revues ne lui donnent guère envie de pratiquer le genre -, plutôt des impressions, dira-t-elle. Les fleurs du jardin, les graines enfouies dans la terre, la beauté qui en sortira, ce genre de choses. Cependant, au sujet de ces « impressions », le père a tranché : ce sont bel et bien des poèmes. Avec une fierté légitime, comme d’autres montrent les photos de leurs enfants, il les sort de la poche de sa veste pour en faire la lecture à son interlocuteur du moment. (p.68)

Une chance, peut-être, un terrible fardeau aussi. Le père cherchant certainement à vivre par sa fille la carrière qu’il n’a pu avoir.
Une existence sur la pointe des pieds, une éducation scolaire en dents de scie. La jeune Anne est retirée souvent de l’école à cause de ses maux et ses maladies. Une vie en marge, de solitude, des étés à Sainte-Catherine, le domaine familial, la présence de Saint-Denys Garneau qui peint et écrit. Sa mort subite traumatisera tout le monde.
Certains chroniqueurs ont fantasmé sur les relations entre ces cousins qui étaient fascinés par la poésie et les mots. Marie-Andrée Lamontagne met rapidement les choses au clair. Ils se sont croisés, ont discuté parfois, mais la timidité d’Anne faisait qu’ils ont eu peu de contacts. L’amour de jeunesse romantique, la complicité des âmes sont de belles inventions. La différence d’âge a joué aussi, certainement.
Anne Hébert sera une autodidacte qui se forme l’esprit par la lecture, échappant ainsi aux balises du cours classique qui était à peu près la seule voie alors.
Elle s’éloignera de sa famille à la fin de la vingtaine, après sa longue réclusion. Il y aura d’abord un travail à l’Office national du film à Ottawa où elle écrit des textes qui accompagnent certains documentaires.
Son désir de partir en France n’est certainement pas étranger à la volonté d’échapper à l’étouffement du clan Hébert, à cette maladie obsédante qui coupe régulièrement les élans de son père. Sa mère aussi qui s’est enfermée dans la solitude de la maison familiale, peut-être déçue par sa vie difficile, elle qui venait d’un milieu qui n’avait pas trop à se préoccuper des contingences du quotidien.

LA FRANCE

Voici donc Anne Hébert en France, avec une bourse du gouvernement, devant organiser son quotidien, vivant dans des pensions où elle ne s’accorde que le nécessaire, écrivant, lisant en recluse. Ce sera l’histoire de sa vie. Il n’y aura pas d’écarts malgré les succès et une certaine aisance financière qui en résultera. Ce qui importe pour elle, c’est le travail au jour le jour, le roman en chantier ou le poème. La vie d’un écrivain, on l’oublie souvent, est constituée de gestes cent fois repris. Les prétentions de certains prestidigitateurs comme Jack Kerouac ont fait croire le contraire, créant de véritables mythes. Anne Hébert restera une femme discrète, frugale dans ses besoins, de peu d’éclats et de travail. Elle vivra dans le même quartier de Paris pendant une trentaine d’années, séjournera à Menton pour des vacances, profiter du soleil et se reposer dans une même pension. Sa vie tournera autour de certains lieux malgré les voyages, les allers et les retours entre le Québec et la France pour la famille et les exigences de son métier. Une vie simple, de petits bonheurs, de sourires et de rencontres avec des amies qui lui seront fidèles jusqu’à la fin.
Monique Bosco deviendra une véritable cerbère, faisant tout pour l’aider, la protéger et la mettre en évidence. Tout comme Jeanne Lapointe, cette battante féministe avant l’heure, enseignante à l’Université Laval qui lui ouvrira bien des portes, lui permettant d’avoir des bourses et des prix. Disons que l’auteure, malgré sa discrétion, a été bien entourée et protégée.
Elle aura eu de la chance malgré tout. Son père d’abord qui a tout fait pour propager ses publications, ses proches qui font des démarches pour qu’elle obtienne un travail à l’Office national du film. Des amitiés indéfectibles qui seront le ciment de la vie d’Anne Hébert. Sa correspondance avec son frère Pierre en témoigne. Des lettres qu’ils s’écriront pendant des décennies.

TRAVAIL

Anne Hébert vit pour écrire et toutes ses journées tournent autour de cette tâche. Le travail, les doutes, les hésitations, les recommencements, parce qu’elle n’est que rarement satisfaite. La forme recherchée ne se laisse pas facilement trouver. Ce sera une patiente et le texte n’arrive jamais en claquant des doigts. Marie-Andrée Lamontagne le démontre parfaitement dans son ouvrage respectueux.

Quand elle en a assez d’être à sa table de travail, elle va au théâtre ou au concert avec des connaissances et des amis canadiens ou encore elle retrouve sa nouvelle camarade Hélène Cimon, qu’elle voit une ou deux fois par semaine, depuis qu’elles ont fait connaissance, au bistrot, au sein d’un groupe d’expatriés canadiens. (p.204)

Un travail exigeant où elle se retrouve souvent au bord de l’épuisement. Heureusement, il y a l’amour qu’elle découvrira tardivement avec Roger Mame, un homme à qui elle sera fidèle malgré leurs différences. En amour comme en amitié, madame Hébert garde ses distances, protège sa vie personnelle, ses espaces pour mener à bien ses projets. L’écriture reste la seule et grande entreprise de sa vie, même si elle aurait aimé avoir des enfants.
Elle connaîtra un beau succès et deviendra une vedette de la littérature au Québec. En France, c’est autre chose. Malgré certaines récompenses importantes, ce sera toujours un nom un peu en marge des feux de l’actualité et des figures qui se disputent les prix convoités. Une existence simple, faite de bonheurs ordinaires, de grandes amitiés, de belles fidélités et de déceptions bien sûr. La vie est faite de tout ça.
Après avoir parcouru les centaines de pages de Marie-Andrée Lamontagne, avoir suivi l’écrivaine pas à pas comme le fait sa biographe qui nous entraîne dans son petit appartement un peu austère, près de ses chats qu’elle adore, je me sens un peu étrange. La grande préoccupation restera sa famille, la maladie de son père et de sa mère, la santé mentale de son frère Jean. Elle garde ses distances malgré tout parce qu’elle sait qu’elle peut être happée par ses proches.
Je n’éprouve pas l’excitation ressentie après avoir lu la biographie de Pierre Nepveu portant sur Gaston Miron ou encore le travail de François Ricard qui cerne si bien Gabrielle Roy. C’est certainement à cause de la charmante et séduisante Anne Hébert, sa discrétion et les distances qu’elle maintient avec tout le monde, sauf ses amies intimes. Pas de frasques, de grands bouleversements, de déchirements et d’amours qui retournent le corps et l’âme. C’était une évidence, dès l’enfance, que la petite Anne était fascinée par les mots, les histoires qu’elle inventait pour agrémenter les rencontres familiales et que ce sera ce qui donnera sens à sa vie.
Un travail impressionnant que celui de Marie-Andrée Lamontagne qui a dû souvent utiliser le piolet, j’imagine, pour se faufiler dans l’intimité de cette écrivaine, franchir les obstacles érigés par ses amies. Anne Hébert n’a cessé de se dérober et sa discrétion, sa présence silencieuse, ses confidences du bout des lèvres lors des entrevues, ont créé une muraille difficile à percer.
Il reste que Marie-Andrée Lamontagne dresse un formidable portrait d’une époque, d’une famille particulière, d’une vocation comme on disait alors. Cette figure importante de notre univers littéraire a donné des personnages romanesques inoubliables. Que ce soit dans Le Torrent, Kamouraska ou les Fous de Bassan, Anne Hébert a marqué notre imaginaire. Il fallait ce travail patient, acharné pour s’approcher sur la pointe des pieds de la femme farouche. Madame Lamontagne réussit cet exploit.


LAMONTAGNE MARIE-ANDRÉE, ANNE HÉBERT, VIVRE POUR ÉCRIRE, Éditions du BORÉAL, 2019, 504 pages, 39,95 $.




https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/anne-hebert-vivre-pour-ecrire-2692.html

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