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mercredi 1 juin 2016

Marité Villeneuve revient sur son drame familial

Une version de cette chronique est parue
dans Lettres québécoises, Été 2016,
numéro 162.
MARITÉ VILLENEUVE a vécu un drame terrible, il y a plus de trente ans. Son frère dépressif met fin à ses jours après avoir tué son jeune garçon de deux ans. Un geste inexpliqué et inexplicable, une tragédie que l’on surprend dans une autre ville, que l’on voit dans les journaux, qu’on ne peut imaginer dans sa famille. Que s’est-il passé, qu’est-il arrivé ? Est-il possible de comprendre le geste de ce frère ? Y a-t-il un sens ou une explication à donner à cet événement qui a tout pulvérisé ? Comment regarder quelqu’un dans les yeux après un tel geste ?

Printemps 1977, à Jonquière. Les manchettes dans les journaux, les médias indiscrets comme toujours, moins que maintenant avec l’information en continu qui fait que des journalistes prennent d’assaut ceux qui gravitent dans les environs d’un drame ou d’une catastrophe. Le pire est arrivé. Le geste que personne ne peut imaginer.

Le 26 mars 1977, mon frère Rick, âgé de trente et un ans, s’enlevait la vie après avoir tué son fils de deux ans. Un acte désespéré dans un moment d’extrême détresse. (p.11)

Y a-t-il des mots pour dire l’impossible ? Que faire quand un cratère s’ouvre sous vos pieds et que vous êtes aspirés avec ceux et celles que vous connaissez depuis toujours ?
Marité Villeneuve ne pensait qu’à l’avenir. Et un tsunami frappe dans le pays de son enfance, dans sa famille, chez ceux qu’elle aime plus que tout et avec qui elle est devenue une femme.

FAIRE FACE

La famille ne sait plus, ne comprend pas. Tout s’effrite ! Tous se sentent coupables. Pourquoi ils n’ont rien vu ? Et il y a les regards, les silences et les éloignements des amis, des voisins, des collègues au travail. Ils se sentent visés, scrutés, marqués comme des êtres honteux parce qu’il y a eu ce geste, ce saut dans le vide, sans un mot d’explication. Que comprendre ? Est-il possible d’accepter ? Comment ne pas se sentir coupable d’être vivante et de n’avoir pas su voir le moment où il aurait été possible de faire en sorte que cela n’arrive pas ?

Perdre en même temps deux personnes, et dans des conditions aussi tragiques, cela relève de l’impossible, de l’impensable. La mort d’un proche, on la vit dans l’intimité, entouré des siens. Vécue sur la place publique, sous la violence des regards et des préjugés, avec l’œil intrusif des médias, de cette mort-là on ne guérit jamais. J’écris pour soigner mes morts. Et ce faisant, j’espère aussi soigner les vivants. (p.11-12)

Comment retrouver sa vie après, retourner au travail, se retrouver devant des collègues et entendre des remarques désobligeantes, imaginer des murmures, des commentaires et des allusions ? Il y a de quoi fuir, chercher à devenir un autre ou se retirer dans ses terres comme le fera le grand frère Paul.
Marité Villeneuve devait se marier dans l’été. A-t-elle le droit de penser au bonheur après un tel geste ? Est-ce encore possible ?

Plus rien n’est possible. Je ne veux plus me marier. Je suis en train de faire sauter ma vie en l’air. Je l’ai fait. J’ai chambardé ma vie pour quelques mois d’une passion qui ne durera pas. Et il n’y a pas de retour possible. Le fiancé éconduit, profondément blessé, on le comprend, ne me pardonnera pas. (p.31)

Et après, le long chemin avec un poids terrible sur les épaules, dans ses pensées, ses rencontres. Elle aura besoin de temps, de tellement de temps pour jongler avec les morceaux de ce puzzle. Sa vie d’écrivaine deviendra un pèlerinage où chaque mot, chaque phrase la rapprochent de ce 26 mars 1977. Sculpter sa vie, Les pleurantes, Je veux rentrer chez moi, tous ses livres convergent vers ce jour qui a pulvérisé la famille, ce début de printemps qui l’a jetée dans une autre vie. Les écrivains sont souvent en quête de guérison. Il y a une blessure, un drame et les livres sont là pour apprivoiser la douleur, l’accepter et respirer peut-être.
Marité Villeneuve travaillera comme psychologue pour entendre le mal des autres, pour oublier peut-être sa propre douleur sans cesse méditée. Il y a sa peine terrible, mais que faire devant la douleur d’un père qui n’arrivera jamais à comprendre, une mère qui réclame justice, son frère Paul, l’écrivain qui, après avoir publié Johnny Bungalow s’est tu. L’homme de tous les mots arpentait le silence parce que les phrases lui échappaient. Peut-être qu’il avait compris qu’elles ne peuvent rien changer à la vie et qu’elles ne sont que des cataplasmes. Je ne sais pas. Je me demande toujours ce qui peut faire en sorte qu’un écrivain se taise et tourne le dos à ce qui fait sa vie. Que faudrait-il pour que je fasse taire les mots dans ma tête, moi qui navigue sur les phrases depuis si longtemps ?

ACCOMPAGNER

La psychologue accompagnera sa mère en fin de vie, tentera de guérir de ce drame en sculptant, en créant pour se rapprocher de ce jour marqué au fer rouge. Dans J’écris sur vos cendres, elle s’aventure tout doucement sur la fragilité de son monde. Elle écoute ses proches et demande comment va leur vie après ce jour de mars. Il faut tenter de voir, pas disculper, mais rendre justice à ce frère désespéré qui n’arrivait plus à respirer dans les yeux des autres, voyait son avenir et celui de son jeune fils comme une douleur sans fin.
Elle parcourt les chemins de sa vie à l’aller comme au retour, l’avant comme l’après. Le courage de la mère, le silence du père avec la réclusion du grand frère l’écrivain qui avait si bien raconté le Québec dans Johnny Bungalow, une fresque qui nous portait de la colonisation en Abitibi jusqu’aux soubresauts de la crise d’Octobre à Montréal.
Marité Villeneuve le sait peut-être maintenant. Toute son œuvre tourne autour de cette journée, du geste désespéré de son frère qui l’a poussée dans une autre dimension. Elle n’aura jamais cessé de chercher à comprendre, de s’expliquer peut-être ce geste pour ne plus se sentir le poids du monde, elle la psychologue, celle qui devait voir et savoir toutes ces choses.

Parfois il faut se taire. Longtemps. Laissez le temps faire son œuvre. Et tenter d’oublier, simplement, oui, oublier, et s’accrocher très fort à la vie. C’est ce que Julien tentait d’expliquer à Elsa quand elle ressassait le passé. Il disait qu’il fallait tourner la page et vivre le présent. Elle, elle n’a jamais réussi. Mais les mères réussissent-elles à oublier la mort de leurs enfants ? Lui non plus d’ailleurs, n’a jamais pu, mais se taire, oui, cela il pouvait. (p.32)

Un livre de tendresse, de courage et d’amour où l’écrivaine tisse des liens, scrute les gestes de ses parents et de ses proches qui n’ont jamais pu comprendre ce drame et l’accepter. L’écrivaine parcourt lentement les sentiers de son passé pour sentir avec sa raison et son cœur ce Big Bang qui a tout emporté.
Je me suis souvent attardé sur ses phrases comme l’auteure a dû le faire en écrivant, biffant, recommençant pour arriver à dire juste. J’ai vite constaté que Marité Villeneuve me demandait aussi ce que j’aurais pu faire ou dire dans de telles circonstances. J’étais journaliste en 1977, au journal Le Quotidien du Saguenay-Lac-Saint-Jean. J’ai vu les manchettes certainement, mais je n’en garde aucun souvenir. Pourtant c’est un événement qui bouscule l’ordre des conférences de presse, crée une véritable onde de choc. Pourquoi ce trou de mémoire ? Devient-on insensible quand on fait métier de raconter les drames qui secouent la société ? Pourquoi je ne me souviens pas de ce 26 mars 1977 ? Je lisais tous les journaux alors. Je devrais me souvenir. Il y a tellement d’événements dont je me rappelle, mais rien de ce jour de mars.
Ça me questionne.  
Marité Villeneuve fait preuve d’un courage remarquable en osant secouer les cendres et écrire. L’écrivaine est admirable de résilience et d’empathie parce que la plupart du temps, on fait silence devant un tel geste. Personne n’aime y revenir pour toutes les raisons que l’on connaît et qui font tellement mal. Bien sûr, elle a trouvé les mots pour le dire, s’expliquer et tenter de comprendre un frère qui n’arrivait plus à supporter le fait d’être vivant.
Voilà le récit d’une femme courageuse qui veut comprendre et regarder la vie avec un sourire, arriver peut-être à vivre un dimanche tranquille à Pékin. J’écris sur vos cendres est un témoignage d’une sincérité et d’une délicatesse remarquable.

VILLENEUVE MARITÉ, J’écris sur vos cendres, Éditions Fides, 216 pages, 19,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : Nirliit de JULIANA LÉVEILLÉ-TRUDEL publié à La Peuplade.

jeudi 26 mai 2016

Hervé Bouchard nous entraîne dans un tsunami

J’AI HÉSITÉ AVANT de me décider à écrire sur Le faux pas de l’actrice dans sa traîne, la dernière parution de l'écrivain Hervé Bouchard. Tout au long de ce « dithyrambe beublique » comme l’écrit Victor-Lévy Beaulieu, j’ai eu l’impression de m’avancer dans une jungle où je risquais de me perdre de corps et d’esprit. L’adaptation pour la scène de Parents et amis sont invités à y assister est faite pour être dit et entendu. J’ai même eu le bonheur d’en voir une adaptation sur scène faite par Guylaine Rivard et le Théâtre Cri. Une expérience étonnante avec la mère figée dans sa robe en bois, la verbosité hallucinante et hantée de cet auteur. La manière de dire les choses par Bouchard étourdit par l’ampleur du propos et curieusement, par sa simplicité.

Hervé Bouchard est toujours demeuré très près du théâtre dans ses romans. Comme s’il se faufilait entre la fiction que l’on connaît et cette représentation qui repose sur un chassé-croisé de répliques. J’aime assez lire un texte destiné à la scène parce que ça me permet de créer un décor, d’imaginer un monde et de faire vivre des personnages. Comme si je pouvais enfin devenir un agissant dans une intrigue ou un drame.
J’ai eu aussi, l’occasion de voir l’auteur habiter Numéro six dans son corps et sa langue. Parce qu’un texte d’Hervé Bouchard ne se laisse pas incarner comme ça. Le comédien risque souvent d’être emporté par le tsunami.

Cette suite scandée, à la manière d’un rap sauvage, envoûte rapidement. Pas de dialogues, malgré la forme théâtrale, mais un croisement de monologues. Une écriture de paroxysme, des trouvailles et des émotions qui vous laissent le motton dans la gorge,

J’écrivais ce commentaire à la parution de Parents et amis sont invités à y assister en 2007. Rien n’a changé et tout nous pousse encore une fois dans ce feu d’artifice d’éblouissement et de fureur. Voilà le monde d’Hervé Bouchard.
Qui va oser diriger la circulation de cette foule ? L’aventure pourrait s’avérer fort hasardeuse par sa complexité, le nombre effarant d’intervenants qui marquent le rythme, relance sans cesse la vague déferlante du verbe de l’actrice. Véritable nid de fourmis, je me suis souvent demandé où l’auteur allait, particulièrement dans Chant premier des indications.
Et j’ai pensé à Valère Novarina, cet homme de théâtre franco-suisse qui a beaucoup marqué l’auteur de Mailloux, citoyen de Jonquière.

Je quitte ma langue, je passe aux actes, je chante tout, j’émets sans cesse des figures humaines, je dessine le temps, je chante en silence, je danse sans bouger, je ne sais pas où je vais, mais j’y vais très méthodiquement, très calmement…

Cet extrait de Pendant la matière peut s’appliquer à l’entreprise du Saguenéen.
Hervé Bouchard raconte souvent une histoire simple, un peu toujours la même. Une famille d’Arvida vit dans une maison trop petite où chacun devient une menace pour le corps et l’esprit. Le père est mort et les enfants sont abandonnés à eux-mêmes devant une mère avalée par la douleur et qui ne sait que la chanter dans une sorte de Stabat Mater.
L’écrivain travaille à la manière des artistes contemporains qui prennent un sujet et l’examinent sous tous les angles. L’œuvre d’art devient alors un discours et la réalisation concrète perd de son importance.

THÉÂTRE

Pour que la magie opère, il faut bien des intervenants au théâtre. Le directeur, les administrateurs, la direction artistique, l’appariteur, la maquilleuse, l’accessoiriste, le concepteur des costumes et des décors, le vendeur de billets, le concierge, le spectateur et l’auteur, tous ceux qui participent à cette fête de la parole et de la représentation. Tous préparent ce moment où une comédienne devient une autre dans ses déguisements et ses maquillages et existe devant des centaines de regards. Le comédien dans son corps et sa voix devient un autre. On y croit ou pas. Tout le défi est là.

Forcer l’acteur à se cacher en parlant, jusqu’à l’invisibilité.
L’acteur est invisible, je peux être assuré qu’il me voit, moi, qui suis là venu le voir et l’entendre.
Quand cela est, on peut commencer.
On peut conter l’histoire.
Le texte que les acteurs travaillent et apprennent par cœur et répètent avant le début des représentations raconte l’histoire de ceux qui viendront l’entendre. (p.25)

Le faux pas de l’actrice dans sa traîne permet à tout ce monde, avec l’auteur qui multiplie les recommandations scéniques, d’intervenir. Ce qui fait que nous avons plus d’une centaine de voix qui tournent autour de la veuve prisonnière de sa robe en bois.
On va jusqu’à s’attarder aux instruments de contention au cours des siècles. Cages, robes, engins où les bien-pensants tentaient par toutes les façons de nier le corps des femmes et de les punir dans leur existence. J’ai pensé à La Corriveau exposée aux yeux des passants pour l’édification des foules dans une cage qui ressemble à un attelage destiné à maîtriser une bête sauvage.
L’entreprise s’avère singulièrement complexe avec ces lanceurs de questions qui tournent autour de l’actrice et son neveu, relancent le témoignage à la manière d’un choeur.
Tout cela après les recommandations sur le jeu, la manière de dire un texte par une actrice qui joue et ne joue pas, étant une vraie actrice dans la vie et pas. Autrement dit, arriver à créer la vérité dans la plus terrible illusion du langage qui n’est toujours qu’une représentation du réel.

Les acteurs appartiennent à deux camps.
Dans l’un camp se trouvent ceux qui souhaitent la mort de l’actrice.
Dans l’autre l’actrice dans son camp seule. (p.11)

AVENTURE

Je pourrais m’attarder aux références ou aux allusions à Beckett par exemple, le couple étrange d’En attendant Godot que l’on retrouve ici dans l’actrice et son neveu, « les deux en espèce de couple de comédie ». Il y a aussi toute la symbolique de la robe en bois. Armure, protection, tour dressée pour repousser les attaques ennemies. Et cette manière de casser la phrase comme dans les grandes stances de Dante ou d’Homère qui nous emportent sur la mer du dire-dire pour emprunter une expression à Daniel Danis. Je parle donc j’existe peut répéter Hervé Bouchard. Que la parole soit et donne naissance à l’univers. Le verbe s’est fait chair, écrit-on encore dans la Bible.

Je ne suis même pas avec moi.
J’ai trop de peurs à nommer
J’ai trop de peurs à nommer, ça ne s’arrêtera pas.
Et chaque fois que je dis quelque chose, je parle.
Et je parle, et chaque fois je dis quelque chose et ça me fait une peur de plus et je vois et ça me fait peur.
C’est comme un don qu’on me fait.
Dans le noir où il y a tout à craindre. (p.105)

Un texte qui risque d’égarer bien des lecteurs qui ne sont pas familiers avec l’univers de cet écrivain qui échappe aux normes et qui, je l’avoue, m’a un peu étourdi. L’impression de me retrouver au cœur d’un accélérateur de particules.
L’écrivain joue le tout pour le tout dans Le faux pas de l’actrice dans sa traîne. Une éruption volcanique où les mots deviennent la fin et le commencement d’un univers toujours en expansion. Une entreprise fascinante qui s’adresse à des téméraires qui n’hésitent pas à vivre une expérience langagière. N’est-ce pas le but du théâtre ? Je rêve pourtant de me retrouver dans une salle et de me laisser emporter par cette dérive, la magie d’un texte qui vogue comme l’arche de Noé sur une mer démontée.

LE FAUX PAS DE L'ACTRICE DANS SA TRAÎNE d’Hervé Bouchard est paru au Quartanier, 208 pages, 18,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : J’ÉCRIS SUR VOS CENDRES de MARITÉ VILLENEUVE publié chez FIDES.

dimanche 22 mai 2016

Une histoire de famille fascinante et traumatisante

LA FAMILLE COMBAL peut ressembler à bien des familles qui se débrouillent et tentent de survivre en allant là où il y a de quoi gagner des sous. Beaucoup de migrations, mais il y a plus. Les parents ont marqué leurs enfants. La mort n’a pas fait de quartier non plus. Jo, le fils aîné, s’est tué dans un accident d’auto. Le grand frère, celui qui avait la vie pour soi a disparu de façon brutale. Plus tard, le cancer que Thérèse combat depuis des années, impose le mot fin. La combattante, la courageuse n’en a plus que pour quelques jours. Quand la mort frappe à la porte, tous se taisent et ressassent des moments qu’ils ont tenté souvent d’oublier. Une manière de faire le point, de cerner, peut-être un vécu qu’il n’est jamais facile de secouer. L’enfance est toujours scrutée à travers des verres déformants.

Chaque couple est un monde et les enfants, à l’âge adulte, partagent des souvenirs, des regards qui se croisent et se contredisent souvent. Chacun possède son  histoire, sa version de ce temps que l’on a tendance à idéaliser. On dit aussi que tout se joue dans ces années où l’enfant découvre le monde. La personnalité vient de l’héritage parental, bien sûr, mais surtout de ce temps passé avec ses frères et ses sœurs. Sina Queyras fait le tour d’une famille singulière dans Autobiographie de l’enfance, une polyphonie qui donne la parole à tous pour en montrer les multiples facettes. La vérité est mouvante et pas facile de se faire une idée juste.
Les Combal n’ont rien de banal. Adel, la mère, a fait de sa vie une aventure traumatisante pour tous. Le père n’a rien de rassurant non plus avec son comportement d’homme qui ne peut que faire bouger les choses et réagir violemment parfois.
Je n’ai cessé de parler de ma famille dans mes récits et mes romans. C’est le coeur de mon écriture, sauf peut-être dans les derniers ouvrages. Je ne suis pas le seul à avoir emprunté cette route. Que serait Michel Tremblay sans sa famille, sa mère particulièrement, cette rue du Plateau Mont-Royal qu’il hante depuis des années. Victor-Lévy Beaulieu a beaucoup fréquenté sa famille et les Trois-Pistoles. La vente de la ferme et le déménagement à Montréal restent la grande cassure de sa vie. Chez lui, il y a l’Ancien Testament, la vie à la ferme, et le Nouveau Testament, la vie à Montréal-Nord. Lise Tremblay et Robert Lalonde ont senti le besoin de revenir sur des empreintes qui ne s’effacent jamais. On pourrait multiplier les exemples. Les écrivains tentent peut-être de corriger aussi d’une certaine façon cette époque qui les hante. Michel Marc Bouchard dit dans Les manuscrits du déluge : « Ça sert à quoi de réécrire sa vie si on peut pas en corriger des bouts. »

L’enfance est une histoire et en nous la rappelant, nous la reconstruisons sans cesse. Attachés à son cœur, nous sommes prisonniers là ; les jours tournent en spirale sans jamais s’arrêter. C’est là où l’histoire commence, alors. (p.15)

Là où l’histoire commence et là aussi où elle peut s’arrêter.

COUPLE

Un homme et une femme mal assortis, un couple qui tente de se débrouiller dans l’Ouest canadien, surtout en Colombie-Britannique, véritable jardin des merveilles. Les parents idéaux, dévoués envers leurs enfants et qui font tout pour en faire des êtres équilibrés sont plutôt rares. Étrange aussi de savoir que les découvreurs, les créateurs originaux sont souvent issus de familles dysfonctionnelles. Les parents sont des hommes et des femmes, avec leurs qualités et leurs terribles défauts. Pas moyen d’y échapper. Ce qui n’empêche pas les enfants, surtout quand ils deviennent écrivains, de vouloir colmater des fissures et de chercher à savoir ce qui a fait dérailler leur enfance.

Ce ne sont pas eux qui l’ont gâchée. Leur père n’est jamais blâmé, jamais inclus dans la liste des problèmes, c’est la mère, son refus de s’ancrer, d’accrocher les cordons de son tablier à un arbre et de s’installer, comme si leur vie familiale allait se stabiliser si seulement elle cédait. Leur père est à la base du progrès, il nivelle les forêts, pave le chemin des clubs de striptease, des mines à ciel ouvert et des centres commerciaux. Malin, fondamentalement intègre dans sa foi, leur père se consacre à la réussite du progrès, à sa plus pure réalisation. Et leur mère ? Elle se consacre à l’amour. Un amour dur, casse-cou, exubérant, mais quand même l’amour. (p.48)

Adel n’a jamais été satisfaite de sa vie, a toujours recherché un scénario où elle était la vedette et attirait tous les regards. Le quotidien, les tâches ménagères, ne peuvent que décevoir une femme qui rêve de se retrouver dans un monde de fiction. Elle perturbe les enfants par ses comportements et ses coups de tête, faisant la vie difficile à son mari qui ne peut jamais être à la hauteur.
Comment avoir une vie normale avec des parents passionnés qui ne peuvent que se heurter et se blesser ? Tous vivront une instabilité émotive, réagissant à leur façon. Que de départs et d’arrivées, de voyages pour aller voir si le monde est possible ailleurs, de déceptions en attendant la prochaine escapade.
Les enfants ont été bousculés par cette mère imprévisible, colérique, toujours prête à changer de peau. Comment ne pas penser à ma mère... Elle s’est faufilée au cœur de mes romans La mort d’Alexandre et Les oiseaux de glace, était tout le contraire d’Adel, n’avait rien d’une vedette, mais savait provoquer des orages avec ses colères et ses sautes d’humeur.

ÉTAPES

Nous découvrons les versions des enfants et du père chez Queyras. Des histoires qui se recoupent et s’interpellent pour former le tableau. Les filles semblent avoir trouvé un meilleur équilibre, fuyant ou se collant à la mère. Les garçons ont été particulièrement traumatisés. Pas étonnant avec une Adel en constant désir de mutation, misant tout sur sa beauté et sa sensualité.

Annie ne se rappelle pas avoir jamais vu sa mère autrement qu’en robe et talons hauts, même quand elle était dans son jardin, digne, le tuyau d’arrosage dans une main, une cigarette dans l’autre, les seins pointés dans son soutien-gorge cœur croisé, un genou légèrement fléchi, et un sourire qui provoquait des accidents. Toujours en train de flirter, toujours à faire des clins d’œil et à encourager. (p.225)

Une femme capricieuse, toujours en représentation, que rien ne pouvait satisfaire. Un peu l’image de ma mère qui n’a jamais pu échapper aux tourbillons qu’elle ne cessait de provoquer. Comment oublier ses colères et ses querelles épiques avec les voisins ?
La vie est souvent cruelle et dure. On l’affronte en faisant face ou en prenant la fuite. Adel ne peut trouver de point d’ancrage, se calmer et vivre ce qui est.  Elle cherche les situations souvent difficiles dans l’espoir de s’arracher à son quotidien, ne sait comment résister à ses pulsions. Le tragique dans tout ça, c’est que l’amour et la passion se transforment souvent en colère et en haine.

La femme qu’il vénérait, celle qui le tenait en laisse, celle qu’il avait toujours besoin de toucher, de voir, dont il voulait toujours sentir la peau, lui soulève maintenant le cœur. Descendu à ce niveau, il a pensé à l’empoisonner, mais elle était déjà un poison et sa propre haine l’avait empoisonné. Il avait honte de lui. (p.154)

Le roman cogne dur. Adel est une tornade qui a poussé ses enfants dans l’instabilité, la peur et la crainte. Véritable personnage de Tennessee Williams ou de John Steinbeck, elle fascine, agace dans sa sensualité racoleuse, son instabilité émotive et son désir de changement. Une passionnée qui a transformé l’existence de ses proches en enfer.
Autobiographie de l’enfance m’a souvent ramené à ma famille. Adel éveillant en moi des souvenirs, des situations difficiles que j’ai apprivoisées avec le temps. Il le faut. À quoi sert l’écriture sinon ?

Nous plantons nos enfances comme des drapeaux. Nous insistons sur elles. Nous disons : cette géographie, cette matérialité, ces mines antipersonnel d’émotion, c’est ce que je suis. Nous insistons sur elles parce que, sans elles, nous ne sommes rien. (p.312)

Un travail impeccable d’Hélène Rioux pour la traduction et le puzzle finit par donner un tableau fascinant. Sina Queyras nous force à nous demander pourquoi nous sommes ce que nous sommes et pourquoi nous avons pris telle direction. Les familles restent un monde que nous ne pourrons jamais éviter et un sujet inépuisable pour les écrivains et les créateurs. La vie peut être longue et heureuse, l’enfance courte et traumatisante.

Autobiographie de l’enfance de Sina Queyras est paru chez Hamac, 320 pages, 24,95 $. (Traduction d’Hélène Rioux)

PROCHAINE CHRONIQUE : Le faux pas de l’actrice dans sa traîne de HERVÉ BOUCHARD publié chez LE QUARTANIER.

lundi 16 mai 2016

Bertrand Laverdure nous offre un livre puissant


BERTRAND LAVERDURE fait preuve d’une empathie étonnante dans La chambre Neptune. L’écrivain nous laisse souvent sans mot, dans une hésitation, un silence entre deux battements de coeur où nous ressentons le poids incroyable de la vie, de sa terrible fragilité. J’ai souvent retardé ma lecture pour juste être là, me laisser envahir par une phrase qui vous submerge, vous fait prendre conscience de la chance incroyable d’être un vivant, quelque part sur la Terre, dans un lieu où il est possible de respirer et de rêver. Être tout dans un instant, un mot, devant un chat qui vous examine en ronronnant comme si vous étiez la merveille du monde. Respirer en étant tout là. De corps et d’âme. Quel roman attachant ! Percutant. Une réflexion sur la vie, le corps présent dans un espace parce qu’il y a la mort, celle que l’on ne veut surtout pas nommer. Comment dire ? Comme si l’existence d’un homme et d’une femme était la rencontre de ces forces contraires.

Le sujet ne fait pas souvent les manchettes. La mort, cette mort occultée, cachée, dissimulée n’attire guère les regards. Les médias s’en occupent quand il y a drame, tragédie, violence et horreur. Les vieux à la télévision se déguisent en adolescents qui s’inventent un paradis de plaisirs, avancent dans la retraite avec l’éternité devant eux. Ils ne connaissent pas la marchette, les tremblements et la douleur, l’arthrite ou les problèmes respiratoires. Jamais on ne va les voir dans une salle d’attente à l’hôpital où tous les ratés corporels attendent d’être soulagés.
Et il y a les enfants frappés par le cancer, juste au moment où ils atteignent la première marche de l’adolescence. Des fondations font des campagnes de financement pour permettre un dernier rêve, un voyage, demande aux gens de se raser le crâne, mais on ignore à peu près tout de ces jeunes qui dansent devant la mort. Une vie écourtée dans un monde où des centenaires pratiquent le jogging, pilotent des avions et semblent se griser à la fontaine de Jouvence. Ça fait mal juste de penser que des jeunes souffrent d’un cancer ou d’une leucémie.
Ce mal a fait de grands trous dans ma famille. Véritable épidémie, fléau, je ne sais comment qualifier ce rongeur qui frappe au corps. Plusieurs de mes frères et ma sœur ont vu leur vie écourter ainsi. Et les moments que j’ai passés avec eux quand ils savaient que l’avenir était un mur sans portes ni fenêtres. Ils disaient des choses que nous ne disions pas habituellement. Ils étaient vrais, totalement là, dans leur émotion, dans leur peur aussi. Beaux et tellement fragiles. Ma sœur particulièrement. L’impression après une journée avec eux d’échapper à une malédiction. Et une certaine culpabilité. Pourquoi avais-je le droit de sortir et d’avoir un avenir sans eux ? Et ces traitements qui les retournaient. Comme si on utilisait un lance-flamme pour tuer une fourmi. Comment oublier les confidences de ma sœur Gisèle et de mon frère Paul ? Ils voulaient la vie, s’y agrippaient, mais leur corps ne suivait plus.
ENFANTS

Une maison pour les jeunes atteints d’un cancer, pour adoucir les derniers jours. La mort peut-elle être facile ? Un personnel attentif, consciencieux, empathique accompagne ces naufragés qui vont vers le moment inéluctable avec un courage admirable.
Ce lieu permet à l’écrivain de questionner la vie, la santé physique et mentale, la médecine et peut-être tout simplement le miracle d’être un vivant.

La chambre Neptune - son nom évoque les profondeurs mythologiques des océans - est destinée aux enfants qui vont bientôt cesser de souffrir. Chaleureux, muni d’un lit d’appoint pour la famille, cet espace fait office de dernière chrysalide. Délicatesse, supervision, retraite dans un environnement qui nous parle de vacances, cette ultime translation annonce une fin vécue dans des conditions optimales. Évelyne s’apprête à accompagner sa nièce. L’agonie va commencer. (p.53)

Neptune dans la mythologie romaine est le dieu des eaux vives et des sources. Autrement dit de l’existence. L’eau, on le sait, permet la vie sur notre planète et ailleurs, quelque part dans le cosmos. Le médecin responsable répond au nom étrange de Tirésias. On dit beaucoup de choses de Tirésias. Il aurait été un devin aveugle qui a gardé son esprit au-delà de la mort. Il aurait aussi été transformé en homme et en femme selon les années. Le médecin du roman est à la fois mâle et femelle, se fait passeur pour ces jeunes en sachant qu’il ne détient pas les secrets de l’immortalité. Il mute dans son corps, s’enfonce dans le doute devant Sandrine qui, malgré sa courte vie, possède une sagesse et un courage étonnants. Il est ébranlé dans son être. Un enfant se meurt. La vie a-t-elle un sens ? Est-ce l’euphorie du météorite qui s’enflamme avant de disparaître ? Une cellule dans la galaxie du vivant, un moment de lumière avant le noir sidéral ? Que dire de la vie et de la mort ? Ce sujet me touche particulièrement parce qu’il se glisse au cœur de mon prochain roman Presquil.

REGARD

La mort d’un enfant est difficile à concevoir. Tout comme celle d’un homme, père de Sandrine, époux attentif dans la quarantaine qui meurt d’un anévrisme. La mère Ninelle Côté, une magnifique musicienne, bascule dans la folie parce que la vie devient impossible. Oui, on peut mourir mentalement. La mort n’est pas que celle du corps…
Sandrine devrait s’occuper à des jeux et rêver au monde adulte. Si jeune et avoir toute une vie derrière soi. Tirésias est poussé dans ses doutes et ses croyances. « Les promesses n’ont plus de poids pour les gens qui meurent. » La jeune fille le met devant sa fragilité et sa vanité peut-être, à réfléchir s’il se joue du monde.

Sandrine, il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas d’âme. Nous cachons tous mille plantes, cent mille tiges qui naissent, se fanent et meurent. Les abeilles militantes du moi se perdent souvent dans la cohue de notre jardin. Certaines oublient de polliniser leur choix. Notre coin de terre retourne à l’humus avec une détermination qui nous échappe toujours. Tu es mille milliards de cellules qui cherchent la lumière, une colonie d’êtres organiques qui s’essoufflent, vivent, s’étiolent dans les champs et se recroquevillent déjà sous la pression de l’usure. Le soleil est cette éruption qui nous destine à la fin. (p.56)

Curieusement, il semble que les enfants sont conscients de la mort et qu’ils peuvent connaître l’angoisse. J’ai connu les peurs et les tremblements à l’âge de douze ans jusqu’à ne plus vouloir dormir. Je m’attarde à ce moment « fou de conscience » dans L’enfant qui ne voulait plus dormir. Je vivais dans une peur viscérale, celle que peut ressentir une personne d’un grand âge. La mort fait peur, la mort fascine. Pas pour rien que nous avons inventé des mythes, des légendes, des croyances où la vie mute et continue. Nous n’acceptons pas la disparition du moi. Les religions devraient nous rassurer, mais n’y arrivent guère.

NÉGATION

La société actuelle escamote les rituels de deuil et nous nous retrouvons rarement en présence des mourants. Tout est propre, efficace, conçu pour les agissants, ceux qui partent sur des voiliers et rient comme des adolescents à quatre-vingts ans. Une vie d’étourdissements pour ne jamais penser au grand rendez-vous qui vous aspire le corps et l’esprit.
Tirésias, le médecin, tente de soulager Sandrine, de rendre ses jours moins difficiles. Soins, médicaments pour chasser la douleur, offrir peut-être une douce euphorie avec les drogues. Il est étouffé dans son être, jeté hors de ses connaissances. La vie a-t-elle un sens, une raison ? Les préoccupations intellectuelles et physiques servent à quoi quand tout bascule ? Tirésias, comme l’être de la mythologie, décroche et retrouve l’élément premier, l’eau, garde sa conscience dans les profondeurs du Saint-Laurent. Parce que la vie s’appuie sur la mort pour se maintenir dans la grande mouvance. Il faut mourir individuellement pour survivre collectivement. Comme nous restons en vie par le remplacement constant de nos cellules. Nous sommes nos pères et mères et nos enfants.

Nous sommes si peu, si confinés, si attardés par la vivisection de nos particularismes qu’on en évacue trop souvent notre beauté commune. Ce qui nous unit à la nature en général. Ce qui fait de nous un élément de la nature. Nous sommes Gaïa. Le continu est en nous, insistant, persistant, sans victoires ni défaites, toujours en action dans l’illusion temporelle, la fougue imaginée, redistribuant nos poussières sur la surface du monde. (p.192)

Une écriture magnifique, des images qui tintent comme une cloche dans le matin. Difficile de se séparer de La chambre Neptune. On y revient, on aime s’y attarder dans la gravité et le silence. Un livre de méditation sur la grande aventure du présent et l’être, le temps et les limites de la médecine, l’héroïsme de certaines personnes qui accompagnent des jeunes qui s’en vont avant d’explorer les frontières du monde adulte. Un livre rare.

La chambre Neptune de Bertrand Laverdure est paru à La Peuplade, 234 pages, 22,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : Autobiographie de l’enfance de SINA QUEYRAS publié chez HAMAC.

lundi 9 mai 2016

Denis Thériault n’arrive pas à déjouer la marche du destin

L’UNIVERS EST FAIT de l’immensément grand et de l’infiniment petit. Il en est de même de la littérature. Un monde se dissimule dans le plus petit des poèmes, le haïku. Trois vers jetés là, innocemment, et qui semblent aussi inoffensifs qu’une tête de pissenlits. Ils bousculent le temps et l’espace, font souvent sourire et donnent des yeux différents. Et il y a ces fresques qui entraînent dans toutes les directions, les galaxies de la phrase qui nous aspirent. Je pense au James Joyce de Victor-Lévy Beaulieu et à son 666 Friedrich Nietzsche. On pourrait signaler Don Quichotte de Cervantès et L’odyssée d’Homère qui me fascine encore et toujours. Des livres comme des trous noirs qui ne cessent de prendre de l’expansion dans un univers étourdissant. Deux manières de voir, deux parcours qui ne cessent de m’étonner et de me fasciner.

On se souvient du Facteur émotif de Denis Thériault paru en 2005. Bilodo s’ennuie un peu dans son quotidien et souffre d’une solitude certaine. Pour mettre un peu de piquant dans son existence, il se livre à une indiscrétion terrible, un geste que tout facteur bien né ne peut se permettre. Les assises de Postes Canada en seraient ébranlées. Heureusement, nous sommes dans une fiction. Notre solitaire intercepte des lettres, les  ouvre et en lit le contenu. Souvent, il les copie et referme le tout avant de livrer les missives à leur destinataire. C’est comme ça qu’il découvre une forme de petit poème qui changera sa vie. Heureusement, il n’est pas facteur à Baie-Comeau parce qu’il aurait eu bien des surprises avec L’école nationale du haïku. Une certaine Ségolène correspond avec Grandpré et c’est le coup de foudre. Le voilà éperdument amoureux. La belle vit en Guadeloupe et se permet des petits poèmes un peu osés avec son correspondant montréalais.

LE RETOUR

Denis Thériault récidive avec La fiancée du facteur. Tout est en place. Le décor et la plupart des personnages. Nous connaissons les habitudes de Bilodo. Tous les midis, il se pointe au restaurant Le Madelinot et se livre avec passion à la calligraphie, ne regarde personne, ignore les moqueries de ses collègues. Un solitaire précis et prévisible comme les aiguilles d’une horloge.
Et il y a Tania, une serveuse d’origine bavaroise qui assume le service avec une efficacité redoutable. La jeune femme fait les yeux doux à Bilodo qui ne la voit pas, surtout depuis la mort de Grandpré. Il est aspiré par la belle Guadeloupéenne et ses haïkus, s’est même installé dans l’appartement du mort et dans ses choses.

Les haïkus de Ségolène étaient parfumés à l’essence d’agrume. Joliment calligraphiés, ils alternaient avec ceux de Bilodo, et chacun agissait à la façon d’un capteur de rêves, piégeant dans la toile ténue de ses dix-sept syllabes une vision fugace, un bout de songe, une brillante parcelle d’éternité. C’était comme un bouquet d’images colorées au regard desquelles l’univers quotidien de Bilodo, ce petit monde prosaïque dont Tania faisait partie, avait dû lui paraître bien fade. (p.52)

Il continue la correspondance et la situation se complique quand Ségolène annonce sa visite à Montréal. Les imposteurs ne peuvent continuer indéfiniment à voler l’identité d’un autre. Arrive un moment où la vérité éclate et le faussaire est démasqué.
À bien y penser, La fiancée du facteur pourrait être le roman de la duperie. Bilodo se glisse dans la peau de Grandpré et Tania ne recule devant rien pour le séduire, inventant une fable, se donnant un rôle qu’elle imagine.
C’est peut-être ce qui arrive quand on veut faire coïncider le minuscule et l’immensité de l’univers. L’un est l’autre, mais l’un ne peut prendre la place de l’autre, tout comme les humains ne peuvent se glisser dans la peau d’un voisin sans provoquer des catastrophes. Il n’y a que dans les comédies où ce genre de situation provoque les rires.

UN HAÏKU

Tout repose sur un haïku dans La fiancée du facteur, ce petit poème qui semble si innocent à première lecture. Méfiez-vous du haïku ! Il s’infiltre dans votre esprit et peut vous hanter.

Tourbillonnant comme l’eau
contre le rocher
le temps fait des boucles

Voilà la trame du roman. Le choc du liquide et du solide, du mouvant et de l’inerte. Et les boucles du temps qui vont comme un point à la limite du cercle. Les romans de Thériault sont réfléchis et vous emportent dans une spirale malgré une écriture qui donne souvent l’impression que l’écrivain sourit en polissant ses phrases. Il ne faut jamais se fier aux apparences. Le drame couve et la tragédie finit toujours par s’imposer.
Bilodo a un grave accident et perd la mémoire. Tania voit là l’occasion de séduire le facteur. Elle triche, prétend être sa fiancée. Beau couple ! Une fausse fiancée et un Bilodo qui s’est glissé dans la peau de Grandpré pour s’approprier un amour qui ne le concerne pas. Tout est faux ! Factice ! Invention.

Ce que Tania vérifia systématiquement. Elles étaient toutes adressées au défunt. Pendant un moment nébuleux, elle n’y comprit rien. C’était donc à Grandpré que Ségolène écrivait ? Ou croyait écrire ? Puis un déclic se produisit : Grandpré devait avoir été le destinataire originel des haïkus. Ignorant qu’il était mort depuis plus d’un an, l’Antillaise avait continué de lui écrire sans se douter que c’était en fait Bilodo qui la lisait, et lui répondait. C’était la seule explication qui pût rendre pleinement compte des faits : Bilodo s’était substitué à Grandpré. (p.64)

Tania s’enfonce dans ses mensonges. Le jeu est périlleux et ses manoeuvres la poussent dans des directions inattendues. Surtout que le facteur peut retrouver la mémoire. Tout s’écroulera alors. Tout comme Bilodo était dans un véritable cul-de-sac. Pouvait-il séduire la belle Ségolène qui ignorait même son existence ? Un voyage en Guadeloupe, après le retour de la mémoire, tournera à la catastrophe et à une sorte de résurrection. Mais le temps fait des boucles

FATALISME

Il y a une forme de fatalisme chez Thériault. Les personnages se débattent, tentent des coups d’éclat, mais sont emportés par l’eau qui tourbillonne. Je me suis laissé aspirer par cette histoire qui repose sur une prose toute simple. J’aime les clins d’œil. Le facteur, l’homme qui distribue le courrier, les écrits et la calligraphie, la place qu’occupe le haïku, ce poème gros comme une tête d’épingle. J’ai déjà eu un facteur qui ne ratait jamais un spectacle à Saguenay. C’était l’homme le plus étonnant qui soit. Une salle de spectacle porte son nom désormais. Comme quoi, cet homme de lettres, était un véritable personnage de Thériault. Un esthète, un érudit qui livrait mon courrier.
J’ai aimé ce roman tout en finesse, cette histoire impossible, ce monde de substitutions qui finit par briser les personnages. Je me suis attardé aux nombreux haïkus qui parsèment le récit, résonnent comme des gongs qui rythment la marche du destin.
Bien sûr, plus personne ne croit à la fatalité et que son destin est écrit dans un grand livre ou dans un haïku. Dieu a chassé Adam et Ève du paradis, ne l’oublions pas, quand ils ont trouvé la connaissance et la sagesse. L’Être suprême, le Maître du destin n’aime pas les petits malins qui prennent la place des autres.

C’était une chose de réinventer le passé, c’en était une autre de créer de l’amour à partir de rien. Par où commencer ? Comment toucher le cœur temporairement infirme de Bilodo ? (p.103)

Une réflexion sur la vie, le mensonge, la destinée et l’écrivain qui doit rappeler ses personnages à l’ordre, aussi séduisants soient-ils.

On n’évite pas
la roue du destin
qui tourne éternellement (p.168)

Une écriture enrobée dans une sorte de sourire, une phrase qui vous fait oublier les impasses et la tragédie. Thériault a une manière de nous chuchoter à l’oreille pour mieux nous pousser dans les tourbillons de ses phrases, les spirales qui ne cessent de se multiplier. Il y a un peu la manière de Jacques Poulin dans l’écriture de cet écrivain qui nous entraîne dans des drames avec un beau détachement et une certaine légèreté. Peu importe que l’on soit dans le minimalisme ou le gigantisme, la vie est une tragédie. Denis Thériault nous le rappelle encore une fois. Je ne sais pas si Bilodo va reprendre du service, mais je me suis attaché à ce personnage énigmatique qui paie chèrement ses mensonges. Un bijou de finesse et de subtilité.

LA FIANCÉE DU FACTEUR de DENIS THÉRIAULT est paru chez XYZ ÉDITEUR, 170 pages, 19,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : LA CHAMBRE NEPTUNE de BERTRAND LAVERDURE publié chez LA PEUPLADE.

mercredi 4 mai 2016

Martine Desjardins invente une nouvelle religion

LE QUÉBEC A TOUJOURS eu un lien particulier avec l’argent. Le clergé ne cessait de répéter, avant la Révolution tranquille, que nous n’étions pas nés pour les affaires, mais pour s’occuper des âmes et de notre retraite au paradis. Nés pour une bouchée de pain. Claude-Henri Grignon inventait en 1933, un personnage qui devait marquer notre imaginaire. Un homme et son péché aura connu un succès inégalé. Séries télévisées et radiophoniques sans parler des films. Une nouvelle mouture de cette histoire a fasciné les téléspectateurs pendant toute la dernière saison à Radio-Canada. Je me souviens de ces soirées devant la radio à écouter religieusement Séraphin comme nous disions. Ma mère apostrophait l’avare et lui promettait la raclée de sa vie si jamais elle finissait par le rencontrer. Nous applaudissions frénétiquement quand Alexis décidait de lui régler son compte avec ses poings. Nous étions fascinés par cette histoire et tout le Québec l’était. Martine Desjardins, avec son art si particulier, s’aventure du côté de l’argent, l’obsession de posséder et d’accumuler des sous. Une sorte de maladie compulsive secoue la famille Delorme, dans La chambre verte, qui vit son obsession envers et contre tous.

Si je fais allusion à Un homme et son péché, c’est qu’il y a des similitudes avec La chambre verte. Martine Desjardins reprend, je dirais, la trame de Grignon pour en faire une religion où l’on se prosterne devant l’argent. Séraphin Poudrier, malgré les frissons qu’il éprouvait en caressant son or, était un homme « généreux » comparativement au couple Estelle et Louis-Dollard.
Prosper, l’ancêtre, vend sa terre à un prix fort avantageux à des spéculateurs et fonde la dynastie des adulateurs du dollar. Son prénom est symbolique tout comme le prénom de son fils. Louis-Dollard ne trahira pas ses origines et baptisera son héritier Vincent, un prénom constitué du chiffre vingt et cent.
La trame de La chambre verte est assez semblable à celle de Claude-Henri Grignon. Accumulation des richesses et punition à la toute fin dans les flammes de l’enfer ou de la purification. Tout dépend du regard. Est-ce que Martine Desjardins s’est plu à suivre le fil de cette histoire, elle seule peut le dire, mais il y a des similitudes et des points de convergence. Elle en est bien capable, parce que cette écrivaine, quand elle aborde un sujet, en fait le tour avec une minutie et une attention tout à fait particulière. Dans Le cercle de Clara le froid et la glace deviennent le véritable sujet du roman. Tout comme le sel constitue la trame de L’évocation. Une exploration qui donne des œuvres originales portées par une écriture parfaitement maîtrisée.

Sous mon toit, personne ne prononce le mot « Trésor » sans avoir l’impression de violer un tabou. Ce secret est si bien gardé que j’oublie moi-même parfois que j’en suis la dépositaire attitrée. Le Trésor est tapi depuis toujours au plus profond de moi, dans un trou où jamais ne l’atteint la lumière qui révélerait sa véritable nature, et j’en suis venue à penser, au fil des ans, que quand il émet dans le noir ses sourds reflets, c’est mon propre cœur qui palpite. Un cœur d’or, il va sans dire, comme l’est le silence. Un cœur fermé, engourdi dans l’oubli, usé par des années de négligence, qui doit sans cesse contenir ses débordements. Car je suis riche des désillusions et des désappointements que j’ai encaissés, j’ai de la rancune à revendre contre ces Delorme qui me laissent vêtue de haillons alors qu’une infime parcelle de ce Trésor suffirait à me renipper… (p.36)

Un peu étonnant tout de même. La narratrice est la maison conçue par Louis-Dollard qui rêvait de vivre dans une succursale bancaire. Pas banal et ingénieux. Une bâtisse sait tout ce que les résidents veulent cacher aux autres. Les obsessions et les manies du trio Morula, Gastrula et Blastula, les sœurs de Louis-Dollard, qui travaillent comme domestiques. « Les brebis sacrifiées » sont menées par Estelle avec une dureté et une fermeté que Séraphin Poudrier aurait pu lui envier.

Elles ont toutes trois la quarantaine avancée, et le temps a agi sur elles comme sur les feuilles mortes, desséchant le peu de fraîcheur qui restait  de leurs vertes années. Leurs lèvres sont si gercées qu’elles se crevasseraient à la seule esquisse d’un sourire - ce qui ne risque pas de se produire. Voilà plus de vingt-cinq ans qu’elles sont traitées ici comme des parentes pauvres, travaillant sous la férule de leur belle-sœur, respectant à la lettre ses innombrables règlements. (p.54)

Cette maison se permet même d’intervenir à quelques reprises pour se venger des sévices que les avares lui infligent en négligeant de faire les réparations nécessaires.

OBSESSION

Tout comme chez Grignon, Louis-Dollard et son épouse Estelle, vivent pour et par l’argent, (elle ira jusqu’à sucer des pièces de cinq sous comme des bonbons) économisent sur tout pour faire gonfler les billets verts dans une chambre forte qui se transforme peu à peu en chapelle ardente. Un lieu où l’on se prosterne devant le Dieu de l’argent et le visage de la reine qui illustre les billets. Les époux thésaurisent en louant des appartements, faisant tout pour épier les locataires et les surveiller. Estelle n’hésitera pas à falsifier le testament de Prosper pour dépouiller un frère et laisser sa femme et son fils dans l’indigence. Tout comme dans le roman de Grignon, l’avaricieuse connaîtra une fin tragique.
Estelle n’est pas Donalda Laloge pourtant, la femme sacrifiée. Elle vénère l’argent et a su reconnaître son semblable dans Louis-Dollard qu’elle a épousé par intérêt. Si chez Grignon, Donalda se sacrifie pour sauver son père, Estelle pense plutôt à la bonne affaire et compte en tirer profit. Elle fera un héritier pour protéger leur fortune des mains étrangères. Quand on vit dans une maison qui évoque une banque, il faut faire en sorte que le capital reste dans la famille et continue à prospérer.

Le soir même, Estelle entreprenait Louis-Dollard au sujet du devoir conjugal et s’y soumettait  dans la fébrile espérance d’avoir un enfant - un fils, de préférence. L’affaire fut vite consommée : afin d’obtenir un rendement optimal avec un investissement d’énergie minimal, Estelle tenait le compte des mouvements pendant que Louis-Dollard s’exécutait, comme un revolver, en six petits coups. Cette méthode de copulation devait être d’une redoutable efficacité, car les jeunes mariés purent bientôt annoncer à Prosper que sa lignée était assurée. (p.78)

Tout est chiffre, calcul, accumulation et dépenses réduites au minimum. On ne parle pas de simplicité volontaire, mais d’obsession.
Martine Desjardins pousse très loin la caricature avec ses personnages. Les trois sœurs, (elles n’ont rien à voir avec Anton Theckhov), les esclaves du couple Delorme sont loin d’attirer la compassion. Elles sont des obsédées et d’une férocité à faire frémir.

FASCINANT

Louis-Dollard ira jusqu’à inventer un culte et à adorer le veau d’Or comme dans la Bible. Desjardins paraphrase même le Notre Père, cette prière dictée par Jésus, pour rendre grâce à l’argent.

« Nous sommes réunis cette nuit dans la chambre verte pour accueillir Vincent au sein de notre ordre. C’est une gloire pour la famille Delorme qu’une nouvelle vocation, mais c’est un grand devoir pour le novice qui s’y engage. Vincent, tu dois jurer de servir désormais la Pièce Mère, de défendre l’intégrité du Trésor familial et de contribuer à sa croissance tout au long de ta vie. En vertu de la dignité de ton sacrifice, tu acceptes de te soumettre corps et âme à l’autorité suprême du capital et tu renonces aux bénéfices de ses intérêts. Afin d’honorer tes vœux et de ne pas faillir à tes engagements, tu résisteras jour après jour à la tentation de dépenser, en n’ayant jamais en poche plus que tu n’en as besoin. » (p.163)

Je me suis demandé si nous n’étions pas tous des Estelle et des Louis-Dollard. Tous un peu obsédés par la réussite et les biens qui permettent de se frayer une place dans la société. Les gouvernements ne parlent que de gestion, de restrictions, de gouvernance et d’administration. Le docteur Barette étant peut-être une sorte de père Ovide au service de Séraphin Couillard.
Nous sommes plus que des capitalistes, mais des matérialistes qui vont jusqu’à mettre la planète en danger pour assouvir cette passion. Et l’évasion fiscale est sans doute la forme d’avarice poussée à son degré le plus haut.
Heureusement, Vincent et Penny font contrepoids à cette obsession en se purifiant par l’amour et les flammes, devenant le couple qui renaît sur les cendres des billets verts. Surtout, il y a l’humour corrosif de Martine Desjardins pour nous faire avaler cette fable étrange. L’écriture permet au lecteur de plonger dans le pire des drames sans se sentir écrasé par les manies et les obsessions des personnages. L’écrivaine se tient sur la corde raide et nous retient jusqu’à la fin. Une forme d’exploit.

LA CHAMBRE VERTE de MARTINE DESJARDINS est paru chez Alto, 194 pages, 23,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : La fiancée du facteur de DENIS THÉRIAULT publié chez XYZ ÉDITEUR.