jeudi 26 mai 2016

Hervé Bouchard nous entraîne dans un tsunami

J’AI HÉSITÉ AVANT de me décider à écrire sur Le faux pas de l’actrice dans sa traîne, la dernière parution de l'écrivain Hervé Bouchard. Tout au long de ce « dithyrambe beublique » comme l’écrit Victor-Lévy Beaulieu, j’ai eu l’impression de m’avancer dans une jungle où je risquais de me perdre de corps et d’esprit. L’adaptation pour la scène de Parents et amis sont invités à y assister est faite pour être dit et entendu. J’ai même eu le bonheur d’en voir une adaptation sur scène faite par Guylaine Rivard et le Théâtre Cri. Une expérience étonnante avec la mère figée dans sa robe en bois, la verbosité hallucinante et hantée de cet auteur. La manière de dire les choses par Bouchard étourdit par l’ampleur du propos et curieusement, par sa simplicité.

Hervé Bouchard est toujours demeuré très près du théâtre dans ses romans. Comme s’il se faufilait entre la fiction que l’on connaît et cette représentation qui repose sur un chassé-croisé de répliques. J’aime assez lire un texte destiné à la scène parce que ça me permet de créer un décor, d’imaginer un monde et de faire vivre des personnages. Comme si je pouvais enfin devenir un agissant dans une intrigue ou un drame.
J’ai eu aussi, l’occasion de voir l’auteur habiter Numéro six dans son corps et sa langue. Parce qu’un texte d’Hervé Bouchard ne se laisse pas incarner comme ça. Le comédien risque souvent d’être emporté par le tsunami.

Cette suite scandée, à la manière d’un rap sauvage, envoûte rapidement. Pas de dialogues, malgré la forme théâtrale, mais un croisement de monologues. Une écriture de paroxysme, des trouvailles et des émotions qui vous laissent le motton dans la gorge,

J’écrivais ce commentaire à la parution de Parents et amis sont invités à y assister en 2007. Rien n’a changé et tout nous pousse encore une fois dans ce feu d’artifice d’éblouissement et de fureur. Voilà le monde d’Hervé Bouchard.
Qui va oser diriger la circulation de cette foule ? L’aventure pourrait s’avérer fort hasardeuse par sa complexité, le nombre effarant d’intervenants qui marquent le rythme, relance sans cesse la vague déferlante du verbe de l’actrice. Véritable nid de fourmis, je me suis souvent demandé où l’auteur allait, particulièrement dans Chant premier des indications.
Et j’ai pensé à Valère Novarina, cet homme de théâtre franco-suisse qui a beaucoup marqué l’auteur de Mailloux, citoyen de Jonquière.

Je quitte ma langue, je passe aux actes, je chante tout, j’émets sans cesse des figures humaines, je dessine le temps, je chante en silence, je danse sans bouger, je ne sais pas où je vais, mais j’y vais très méthodiquement, très calmement…

Cet extrait de Pendant la matière peut s’appliquer à l’entreprise du Saguenéen.
Hervé Bouchard raconte souvent une histoire simple, un peu toujours la même. Une famille d’Arvida vit dans une maison trop petite où chacun devient une menace pour le corps et l’esprit. Le père est mort et les enfants sont abandonnés à eux-mêmes devant une mère avalée par la douleur et qui ne sait que la chanter dans une sorte de Stabat Mater.
L’écrivain travaille à la manière des artistes contemporains qui prennent un sujet et l’examinent sous tous les angles. L’œuvre d’art devient alors un discours et la réalisation concrète perd de son importance.

THÉÂTRE

Pour que la magie opère, il faut bien des intervenants au théâtre. Le directeur, les administrateurs, la direction artistique, l’appariteur, la maquilleuse, l’accessoiriste, le concepteur des costumes et des décors, le vendeur de billets, le concierge, le spectateur et l’auteur, tous ceux qui participent à cette fête de la parole et de la représentation. Tous préparent ce moment où une comédienne devient une autre dans ses déguisements et ses maquillages et existe devant des centaines de regards. Le comédien dans son corps et sa voix devient un autre. On y croit ou pas. Tout le défi est là.

Forcer l’acteur à se cacher en parlant, jusqu’à l’invisibilité.
L’acteur est invisible, je peux être assuré qu’il me voit, moi, qui suis là venu le voir et l’entendre.
Quand cela est, on peut commencer.
On peut conter l’histoire.
Le texte que les acteurs travaillent et apprennent par cœur et répètent avant le début des représentations raconte l’histoire de ceux qui viendront l’entendre. (p.25)

Le faux pas de l’actrice dans sa traîne permet à tout ce monde, avec l’auteur qui multiplie les recommandations scéniques, d’intervenir. Ce qui fait que nous avons plus d’une centaine de voix qui tournent autour de la veuve prisonnière de sa robe en bois.
On va jusqu’à s’attarder aux instruments de contention au cours des siècles. Cages, robes, engins où les bien-pensants tentaient par toutes les façons de nier le corps des femmes et de les punir dans leur existence. J’ai pensé à La Corriveau exposée aux yeux des passants pour l’édification des foules dans une cage qui ressemble à un attelage destiné à maîtriser une bête sauvage.
L’entreprise s’avère singulièrement complexe avec ces lanceurs de questions qui tournent autour de l’actrice et son neveu, relancent le témoignage à la manière d’un choeur.
Tout cela après les recommandations sur le jeu, la manière de dire un texte par une actrice qui joue et ne joue pas, étant une vraie actrice dans la vie et pas. Autrement dit, arriver à créer la vérité dans la plus terrible illusion du langage qui n’est toujours qu’une représentation du réel.

Les acteurs appartiennent à deux camps.
Dans l’un camp se trouvent ceux qui souhaitent la mort de l’actrice.
Dans l’autre l’actrice dans son camp seule. (p.11)

AVENTURE

Je pourrais m’attarder aux références ou aux allusions à Beckett par exemple, le couple étrange d’En attendant Godot que l’on retrouve ici dans l’actrice et son neveu, « les deux en espèce de couple de comédie ». Il y a aussi toute la symbolique de la robe en bois. Armure, protection, tour dressée pour repousser les attaques ennemies. Et cette manière de casser la phrase comme dans les grandes stances de Dante ou d’Homère qui nous emportent sur la mer du dire-dire pour emprunter une expression à Daniel Danis. Je parle donc j’existe peut répéter Hervé Bouchard. Que la parole soit et donne naissance à l’univers. Le verbe s’est fait chair, écrit-on encore dans la Bible.

Je ne suis même pas avec moi.
J’ai trop de peurs à nommer
J’ai trop de peurs à nommer, ça ne s’arrêtera pas.
Et chaque fois que je dis quelque chose, je parle.
Et je parle, et chaque fois je dis quelque chose et ça me fait une peur de plus et je vois et ça me fait peur.
C’est comme un don qu’on me fait.
Dans le noir où il y a tout à craindre. (p.105)

Un texte qui risque d’égarer bien des lecteurs qui ne sont pas familiers avec l’univers de cet écrivain qui échappe aux normes et qui, je l’avoue, m’a un peu étourdi. L’impression de me retrouver au cœur d’un accélérateur de particules.
L’écrivain joue le tout pour le tout dans Le faux pas de l’actrice dans sa traîne. Une éruption volcanique où les mots deviennent la fin et le commencement d’un univers toujours en expansion. Une entreprise fascinante qui s’adresse à des téméraires qui n’hésitent pas à vivre une expérience langagière. N’est-ce pas le but du théâtre ? Je rêve pourtant de me retrouver dans une salle et de me laisser emporter par cette dérive, la magie d’un texte qui vogue comme l’arche de Noé sur une mer démontée.

LE FAUX PAS DE L'ACTRICE DANS SA TRAÎNE d’Hervé Bouchard est paru au Quartanier, 208 pages, 18,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : J’ÉCRIS SUR VOS CENDRES de MARITÉ VILLENEUVE publié chez FIDES.

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