L’UNIVERS EST FAIT de l’immensément grand et de l’infiniment
petit. Il en est de même de la littérature. Un monde se dissimule dans le plus
petit des poèmes, le haïku. Trois vers
jetés là, innocemment, et qui semblent aussi inoffensifs qu’une tête de
pissenlits. Ils bousculent le temps et l’espace, font souvent sourire et donnent
des yeux différents. Et il y a ces fresques qui entraînent dans toutes les
directions, les galaxies de la phrase qui nous aspirent. Je pense au James Joyce de Victor-Lévy Beaulieu et à
son 666 Friedrich Nietzsche. On
pourrait signaler Don Quichotte de
Cervantès et L’odyssée d’Homère qui
me fascine encore et toujours. Des livres comme des trous noirs qui ne cessent
de prendre de l’expansion dans un univers étourdissant. Deux manières de voir,
deux parcours qui ne cessent de m’étonner et de me fasciner.
On se souvient du Facteur
émotif de Denis Thériault paru en 2005. Bilodo s’ennuie un peu dans son
quotidien et souffre d’une solitude certaine. Pour mettre un peu de piquant
dans son existence, il se livre à une indiscrétion
terrible, un geste que tout facteur bien né ne peut se permettre. Les assises
de Postes Canada en seraient ébranlées. Heureusement, nous sommes dans une fiction.
Notre solitaire intercepte des lettres, les
ouvre et en lit le contenu. Souvent, il les copie et referme le tout
avant de livrer les missives à leur destinataire. C’est comme ça qu’il découvre
une forme de petit poème qui changera sa vie. Heureusement, il n’est pas
facteur à Baie-Comeau parce qu’il aurait eu bien des surprises avec L’école nationale du haïku. Une certaine
Ségolène correspond avec Grandpré et c’est le coup de foudre. Le voilà
éperdument amoureux. La belle vit en Guadeloupe et se permet des petits poèmes un peu osés avec son correspondant montréalais.
LE RETOUR
Denis Thériault récidive avec La
fiancée du facteur. Tout est en place. Le décor et la plupart des personnages.
Nous connaissons les habitudes de Bilodo. Tous les midis, il se pointe au
restaurant Le Madelinot et se livre
avec passion à la calligraphie, ne regarde personne, ignore les moqueries de
ses collègues. Un solitaire précis et prévisible comme les aiguilles d’une
horloge.
Et il y a Tania, une serveuse d’origine bavaroise qui assume le
service avec une efficacité redoutable. La jeune femme fait les yeux doux à
Bilodo qui ne la voit pas, surtout depuis la mort de Grandpré. Il est aspiré
par la belle Guadeloupéenne et ses haïkus, s’est même installé dans
l’appartement du mort et dans ses choses.
Les haïkus de Ségolène étaient parfumés à l’essence d’agrume.
Joliment calligraphiés, ils alternaient avec ceux de Bilodo, et chacun agissait
à la façon d’un capteur de rêves, piégeant dans la toile ténue de ses dix-sept
syllabes une vision fugace, un bout de songe, une brillante parcelle
d’éternité. C’était comme un bouquet d’images colorées au regard desquelles
l’univers quotidien de Bilodo, ce petit monde prosaïque dont Tania faisait
partie, avait dû lui paraître bien fade. (p.52)
Il continue la correspondance et la situation se complique quand
Ségolène annonce sa visite à Montréal. Les imposteurs ne peuvent continuer
indéfiniment à voler l’identité d’un autre. Arrive un moment où la vérité
éclate et le faussaire est démasqué.
À bien y penser, La fiancée
du facteur pourrait être le roman de la duperie. Bilodo se glisse dans la
peau de Grandpré et Tania ne recule devant rien pour le séduire, inventant une
fable, se donnant un rôle qu’elle imagine.
C’est peut-être ce qui arrive quand on veut faire coïncider le
minuscule et l’immensité de l’univers. L’un est l’autre, mais l’un ne peut
prendre la place de l’autre, tout comme les humains ne peuvent se glisser dans la
peau d’un voisin sans provoquer des catastrophes. Il n’y a que dans les
comédies où ce genre de situation provoque les rires.
UN HAÏKU
Tout repose sur un haïku dans La
fiancée du facteur, ce petit poème qui semble si innocent à première
lecture. Méfiez-vous du haïku ! Il s’infiltre dans votre esprit et peut vous hanter.
Tourbillonnant comme l’eau
contre le rocher
le temps fait des boucles
Voilà la trame du roman. Le choc du liquide et du solide, du
mouvant et de l’inerte. Et les boucles du temps qui vont comme un point à
la limite du cercle. Les romans de Thériault sont réfléchis et vous emportent
dans une spirale malgré une écriture qui donne souvent l’impression que
l’écrivain sourit en polissant ses phrases. Il ne faut jamais se fier aux
apparences. Le drame couve et la tragédie finit toujours par s’imposer.
Bilodo a un grave accident et perd la mémoire. Tania voit là l’occasion
de séduire le facteur. Elle triche, prétend être sa fiancée. Beau couple ! Une
fausse fiancée et un Bilodo qui s’est glissé dans la peau de Grandpré pour s’approprier
un amour qui ne le concerne pas. Tout est faux ! Factice ! Invention.
Ce que Tania vérifia systématiquement. Elles étaient toutes
adressées au défunt. Pendant un moment nébuleux, elle n’y comprit rien. C’était
donc à Grandpré que Ségolène écrivait ? Ou croyait écrire ? Puis un déclic se
produisit : Grandpré devait avoir été le destinataire originel des haïkus.
Ignorant qu’il était mort depuis plus d’un an, l’Antillaise avait continué de
lui écrire sans se douter que c’était en fait Bilodo qui la lisait, et lui répondait.
C’était la seule explication qui pût rendre pleinement compte des faits :
Bilodo s’était substitué à Grandpré. (p.64)
Tania s’enfonce dans ses mensonges. Le jeu est périlleux et ses
manoeuvres la poussent dans des directions inattendues. Surtout que le facteur
peut retrouver la mémoire. Tout s’écroulera alors. Tout comme Bilodo était dans
un véritable cul-de-sac. Pouvait-il séduire la belle Ségolène qui ignorait même
son existence ? Un voyage en Guadeloupe, après le retour de la mémoire,
tournera à la catastrophe et à une sorte de résurrection. Mais le temps fait des boucles…
FATALISME
Il y a une forme de fatalisme chez Thériault. Les personnages se
débattent, tentent des coups d’éclat, mais sont emportés par l’eau qui
tourbillonne. Je me suis laissé aspirer par cette histoire qui repose sur une
prose toute simple. J’aime les clins d’œil. Le facteur, l’homme qui distribue le
courrier, les écrits et la calligraphie, la place qu’occupe le haïku, ce poème gros
comme une tête d’épingle. J’ai déjà eu un facteur qui ne ratait jamais un
spectacle à Saguenay. C’était l’homme le plus étonnant qui soit. Une salle de
spectacle porte son nom désormais. Comme quoi, cet homme de lettres, était un véritable personnage
de Thériault. Un esthète, un érudit qui livrait mon courrier.
J’ai aimé ce roman tout en finesse, cette histoire impossible, ce
monde de substitutions qui finit par briser les personnages. Je me suis attardé
aux nombreux haïkus qui parsèment le récit, résonnent comme des gongs qui
rythment la marche du destin.
Bien sûr, plus personne ne croit à la fatalité et que son destin
est écrit dans un grand livre ou dans un haïku. Dieu a chassé Adam et Ève du
paradis, ne l’oublions pas, quand ils ont trouvé la connaissance et la sagesse.
L’Être suprême, le Maître du destin n’aime pas les petits malins qui prennent
la place des autres.
C’était une chose de réinventer le passé, c’en était une autre de
créer de l’amour à partir de rien. Par où commencer ? Comment toucher le cœur
temporairement infirme de Bilodo ? (p.103)
Une réflexion sur la vie, le mensonge, la destinée et l’écrivain
qui doit rappeler ses personnages à l’ordre, aussi séduisants soient-ils.
On n’évite pas
la roue du destin
qui tourne éternellement (p.168)
Une écriture enrobée dans une sorte de sourire, une phrase qui vous
fait oublier les impasses et la tragédie. Thériault a une manière de nous chuchoter
à l’oreille pour mieux nous pousser dans les tourbillons de ses phrases, les
spirales qui ne cessent de se multiplier. Il y a un peu la manière de Jacques
Poulin dans l’écriture de cet écrivain qui nous entraîne dans des drames avec un
beau détachement et une certaine légèreté. Peu importe que l’on soit dans le
minimalisme ou le gigantisme, la vie est une tragédie. Denis Thériault nous le rappelle
encore une fois. Je ne sais pas si Bilodo va reprendre du service, mais je me
suis attaché à ce personnage énigmatique qui paie chèrement ses mensonges. Un
bijou de finesse et de subtilité.
LA FIANCÉE DU
FACTEUR
de DENIS THÉRIAULT est paru chez XYZ ÉDITEUR, 170 pages, 19,95 $.
PROCHAINE
CHRONIQUE : LA
CHAMBRE NEPTUNE
de BERTRAND LAVERDURE publié chez LA PEUPLADE.
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