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vendredi 27 décembre 2019

UNE FRESQUE À LIRE ABSOLUMENT

HÉLÈNE RIOUX AJOUTE un quatrième volet à ses Fragments du monde. Un périple qu’elle amorçait en 2007 avec Mercredi soir au Bout du monde. C’était suivi d’Âmes en peine au paradis perdu en 2009 et de Nuits blanches et jours de gloire : solstice d’été en 2011. Le bout du monde existe ailleurs constitue, je le sens, la fin de cette exploration romanesque. L’entreprise s’étire sur une douzaine d’années et n’a cessé de prendre des virages étonnants pour constituer une fresque à la Sandro Botticelli. L’écrivaine accompagne des personnages dans leurs grands et petits espoirs, se déplace souvent aux quatre coins de la planète pour rentrer à Montréal, dans ce quartier où le fameux restaurant Au Bout du monde accueille ses familiers. Une manière singulière de cerner l’humain dans ses rêves, ses déceptions, ses amours et ses éternels recommencements. 

Je me suis senti un peu perdu en abordant cette quatrième étape des fragments. Parce que la mémoire est oublieuse et qu’il est difficile de se souvenir des personnages et des pérégrinations de tous quand on passe des jours dans certaines histoires et que les livres se succèdent à un rythme affolant. Je répète souvent que c’est une folie douce que cette passion pour la lecture et les écrivains. Et puis, comme si je secouais des papiers qui s’accumulent au fil des jours, je me suis raccroché à certains héros, aux hauts et au bas de leur existence, juste assez pour me sentir à l’aise dans ce nouvel épisode où tout chavire. Oui, douze ans dans les aventures d’un lecteur et d’un écrivain, c’est presque le parcours d’une vie.
L’idéal serait de lire les quatre volumes d’un seul élan pour s’imprégner des histoires et suivre les circonvolutions que prennent les univers d’Hélène Rioux. Je devrais m’y remettre, quand la fréquence des nouveautés se calme un peu et que le plaisir de la relecture devient pressant. C’est fascinant « un fragment du monde », mais il faut pouvoir le raccrocher à l’ensemble et connaître les liens qui se tissent entre tous. Tout comme j'aimerais réserver un été, parce que ça ne peut se faire que pendant les grandes chaleurs, sous un soleil qui fait éclater les jours et tisonne le sable au bas de la dune, devant le lac qui ne cesse de distiller les bleus du ciel et de l’eau. Je pense à la série de dix volumes qui s’amorce avec Soifs de Marie-Claire Blais. Une aventure littéraire qui dépasse l’entendement, nous entraîne aux quatre coins du monde pour en montrer les beautés et la désespérance.
Ce n’est pas un hasard si je mentionne le nom de Marie-Claire Blais parce qu’il y a une parenté évidente entre le travail d’Hélène Rioux et celui de cette écrivaine. Même si l’approche d’Hélène Rioux se veut plus modeste dans les directions qu’elle prend que l’auteure de Mai au bal des prédateurs, les deux réussissent à tisser la vie dans toutes ses dimensions et ses soubresauts, à se mouler à des hommes et des femmes qui témoignent du mal de vivre dans une société qui rompt avec ses ancrages. Voir le monde par le petit bout de la lorgnette, surprendre des résistants qui s’étourdissent dans « le vaste monde » comme le répétait le personnage de Germaine Guèvremont dans Le Survenant.

AVENTURE

Les deux écrivaines s’attardent à des microcosmes qui deviennent un tremplin pour certains personnages qui tentent d’échapper à la fatalité. Un monde qui ne cesse de prendre de l’expansion, à l’image de notre univers qui se déploie dans toutes ses surfaces à plus ou moins 72 kilomètres à la seconde. Ça dépasse un peu les capacités de l’esprit que de s’attarder devant de si folles probabilités. Les personnages de Blais et Rioux ne se déplacent pas sur la planète avec une telle célérité, mais c’est la prémisse de leur parcours que de pouvoir bouger et respirer. La vie est mouvance et le rêve de stabilité et d’inertie n’est qu’un désir de mort.

Ailleurs. Le mot magique, chargé de tous les fantasmes. Un meilleur monde existe. Ailleurs. Là où l’herbe est plus verte et plus tendre, le ciel plus bleu, là où l’or scintille dans le lit des rivières. Ailleurs, toujours plus loin, au-delà des frontières futiles. Qu’on pense à Ulysse, au Sinbad des Mille et une nuits, à Marco Polo, à Cook, Magellan, qu’on se rappelle Christophe Colomb quand, le matin du 3 août 1492 de notre ère, il a largué les amarres à Palos de la Frontera, c’est ce mot-là et aucun autre qui les a poussés sur les mers inconnues, la Ténébreuse ou l’Océane, sur des routes plus qu’improbables. (p.9)

Le noeud de sa fresque implose avec la transformation du restaurant Au Bout du monde en bar branché qui veut séduire une autre clientèle, avec l’éparpillement de plusieurs personnages qui s’abandonnent au désespoir. La mort, la fin de tout sans pouvoir de recommencement.
Tout éclate dans les dernières pages du quatrième jalon. Le noyau qui permettait aux électrons de rester dans leur orbite explose et les individus sont projetés dans une dérive où ils perdent tout contrôle. La cohésion du monde d’Hélène Rioux se défait, les événements se précipitent et plus rien ne peut être pareil.

EFFRITEMENT

Marjolaine, l’âme du restaurant Au Bout du monde a été congédiée pour faire place à la modernité. L’établissement ferme pour rénovation, chasser les habitués et séduire une nouvelle clientèle branchée. Les personnages perdent ce qui faisait d’eux une forme de famille. Le lieu de leurs rencontres disparaît. La tragédie que la cohésion du groupe éloignait s’impose. Folie, désespoir, démence, tout est possible alors. Au Bout du monde est devenu ce navire luxueux qui va d’une ville à l’autre en faisant des escales dans les ports, des endroits touristiques où personne ne s’attarde. Les passagers sont partout et nulle part à la fois. L’ailleurs a cette propriété de fuir avec l’horizon qu’il est impossible de toucher.
 
En Europe, la crise sévit toujours, poursuit la lectrice des nouvelles. L’agence de notation vient de baisser d’un demi-point la cote de l’Italie, la Grèce et l’Espagne sont au bord du gouffre. L’ouragan Margot a fait cinquante-trois victimes sur la côte est américaine. On a décrété l’alerte rouge en Floride, des milliers de personnes sont évacuées. Plus près d’ici, un drame conjugal, boulevard Pie-IX, le quinzième meurtre commis cette année à Montréal. La victime, dont l’identité n’a pas encore été révélée, est une jeune femme au début de la vingtaine, poignardée, selon toute apparence, par son conjoint qui a pris la fuite. Une voisine a alerté les forces de l’ordre. (p.50)

Les tragédies lointaines se rapprochent et touchent les personnages. Être un instant du monde, c’est faire corps avec ce grand tout, ces drames qui finissent toujours par vous secouer. La vie est faite ainsi, qu’on le veuille ou non. Les fragments deviennent des particules qui détruisent tout dans la fureur et la démence.

EXPLOIT

Ce qui m’a fasciné dans mes lectures d’Hélène Rioux, c’est cette capacité que possède l’écrivaine à décrire les petites choses de la vie. Cette habileté extraordinaire de raconter la préparation d’un repas, la cuisson d’un pâté chinois ou encore la dinde que l’on sert lors des rassemblements où l’on cultive l’amitié, le plaisir de jouer aux cartes et d’être là pour échapper à tout ce qui peut blesser ou vous briser. Hélène Rioux possède ce don rare de faire aimer la vie toute simple, les rencontres et les gestes les plus anodins. C’est toujours d’une justesse et d’une précision remarquables.
Les malédictions du monde viennent frapper la petite société qui gravitait autour du restaurant où Marjolaine a régné pendant des années, y laissant une partie de son âme peut-être. Des moments taillés dans le quotidien ou encore dans la vie de ceux qui ont flirté avec la gloire et la célébrité comme le compositeur Ernesto Léri avec sa chanson Broken Wings, un film qui hante encore les gens.
Hélène Rioux est une écrivaine trop discrète, qui alterne entre la rédaction de ses oeuvres et son travail de traductrice. Une tisserande qui manie le verbe avec une précision rare qu’il faudrait mettre sous les feux de l’actualité. Une romancière remarquable qui en s’attardant à ses personnages parvient à méditer sur la vie, la mort, les gestes les plus simples, à nous pousser dans les hantises de la pensée et l’angoisse d’exister. Cette fiction, c’est votre univers, le mien et aussi ce souffle qui emporte dans un lointain qui se cache peut-être de l’autre côté de la rue, ou encore dans un village abandonné au milieu du désert de Gobi.


RIOUX HÉLÈNE ; LE BOUT DU MONDE EXISTE AILLEURS, Fragments du monde IV), ÉDITIONS LEMÉAC, 240 pages, 25,95 $.
http://www.lemeac.com/catalogue/1789-le-bout-du-monde-existe-ailleurs.html?page=1

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