HÉLÈNE RIOUX AJOUTE un quatrième volet à ses Fragments du monde. Un périple qu’elle
amorçait en 2007 avec Mercredi soir au
Bout du monde. C’était suivi d’Âmes
en peine au paradis perdu en 2009 et de Nuits
blanches et jours de gloire : solstice d’été en 2011. Le bout du monde existe ailleurs constitue,
je le sens, la fin de cette exploration romanesque. L’entreprise
s’étire sur une douzaine d’années et n’a cessé de prendre des virages étonnants
pour constituer une fresque à la Sandro Botticelli. L’écrivaine accompagne des
personnages dans leurs grands et petits espoirs, se déplace souvent aux quatre
coins de la planète pour rentrer à Montréal, dans ce quartier où le fameux
restaurant Au Bout du monde accueille
ses familiers. Une manière singulière de cerner l’humain dans ses rêves, ses déceptions,
ses amours et ses éternels recommencements.
Je me suis senti un peu perdu en abordant cette quatrième étape des fragments.
Parce que la mémoire est oublieuse et qu’il est difficile de se souvenir des
personnages et des pérégrinations de tous quand on passe des jours dans certaines
histoires et que les livres se succèdent à un rythme affolant. Je répète
souvent que c’est une folie douce que cette passion pour la lecture et les écrivains.
Et puis, comme si je secouais des papiers qui s’accumulent au fil des jours, je
me suis raccroché à certains héros, aux hauts et au bas de leur existence,
juste assez pour me sentir à l’aise dans ce nouvel épisode où tout chavire. Oui,
douze ans dans les aventures d’un lecteur et d’un écrivain, c’est presque le parcours d’une vie.
L’idéal serait de lire les quatre volumes d’un seul élan pour s’imprégner
des histoires et suivre les circonvolutions que prennent les univers d’Hélène
Rioux. Je devrais m’y remettre, quand la fréquence des nouveautés se calme un
peu et que le plaisir de la relecture devient pressant. C’est fascinant « un
fragment du monde », mais il faut pouvoir le raccrocher à l’ensemble et
connaître les liens qui se tissent entre tous. Tout comme j'aimerais réserver un été, parce que ça ne peut se faire que pendant les grandes chaleurs,
sous un soleil qui fait éclater les jours et tisonne le sable au bas de la
dune, devant le lac qui ne cesse de distiller les bleus du ciel et de l’eau. Je
pense à la série de dix volumes qui s’amorce avec Soifs de Marie-Claire Blais. Une aventure littéraire qui dépasse
l’entendement, nous entraîne aux quatre coins du monde pour en montrer les
beautés et la désespérance.
Ce n’est pas un hasard si je mentionne le nom de Marie-Claire Blais
parce qu’il y a une parenté évidente entre le travail d’Hélène Rioux et celui
de cette écrivaine. Même si l’approche d’Hélène Rioux se veut plus modeste dans
les directions qu’elle prend que l’auteure de Mai au bal des prédateurs, les deux réussissent à tisser la vie
dans toutes ses dimensions et ses soubresauts, à se mouler à des hommes et des
femmes qui témoignent du mal de vivre dans une société qui rompt avec ses
ancrages. Voir le monde par le petit bout de la lorgnette, surprendre des
résistants qui s’étourdissent dans « le vaste monde » comme le répétait le
personnage de Germaine Guèvremont dans Le
Survenant.
AVENTURE
Les deux écrivaines s’attardent à des microcosmes qui deviennent un
tremplin pour certains personnages qui tentent d’échapper à la fatalité. Un
monde qui ne cesse de prendre de l’expansion, à l’image de notre univers qui se
déploie dans toutes ses surfaces à plus ou moins 72 kilomètres à la seconde. Ça
dépasse un peu les capacités de l’esprit que de s’attarder devant de si folles probabilités.
Les personnages de Blais et Rioux ne se déplacent pas sur la planète avec une
telle célérité, mais c’est la prémisse de leur parcours que de pouvoir bouger et
respirer. La vie est mouvance et le rêve de stabilité et d’inertie n’est qu’un
désir de mort.
Ailleurs. Le mot magique, chargé de tous les fantasmes. Un
meilleur monde existe. Ailleurs. Là où l’herbe est plus verte et plus tendre,
le ciel plus bleu, là où l’or scintille dans le lit des rivières. Ailleurs,
toujours plus loin, au-delà des frontières futiles. Qu’on pense à Ulysse, au
Sinbad des Mille et une nuits, à
Marco Polo, à Cook, Magellan, qu’on se rappelle Christophe Colomb quand, le
matin du 3 août 1492 de notre ère, il a largué les amarres à Palos de la
Frontera, c’est ce mot-là et aucun autre qui les a poussés sur les mers
inconnues, la Ténébreuse ou l’Océane, sur des routes plus qu’improbables. (p.9)
Le noeud de sa fresque implose avec la transformation du restaurant Au Bout du monde en bar branché qui veut
séduire une autre clientèle, avec l’éparpillement de plusieurs personnages qui
s’abandonnent au désespoir. La mort, la fin de tout sans pouvoir de recommencement.
Tout éclate dans les dernières pages du quatrième jalon. Le noyau qui
permettait aux électrons de rester dans leur orbite explose et les individus
sont projetés dans une dérive où ils perdent tout contrôle. La cohésion du
monde d’Hélène Rioux se défait, les événements se précipitent et plus rien ne
peut être pareil.
EFFRITEMENT
Marjolaine, l’âme du restaurant Au
Bout du monde a été congédiée pour faire place à la modernité. L’établissement
ferme pour rénovation, chasser les habitués et séduire une nouvelle clientèle
branchée. Les personnages perdent ce qui faisait d’eux une forme de famille. Le
lieu de leurs rencontres disparaît. La tragédie que la cohésion du groupe
éloignait s’impose. Folie, désespoir, démence, tout est possible alors. Au Bout
du monde est devenu ce navire luxueux qui va d’une ville à l’autre en
faisant des escales dans les ports, des endroits touristiques où personne ne
s’attarde. Les passagers sont partout et nulle part à la fois. L’ailleurs a
cette propriété de fuir avec l’horizon qu’il est impossible de toucher.
En Europe, la crise sévit toujours, poursuit la lectrice des
nouvelles. L’agence de notation vient de baisser d’un demi-point la cote de
l’Italie, la Grèce et l’Espagne sont au bord du gouffre. L’ouragan Margot a
fait cinquante-trois victimes sur la côte est américaine. On a décrété l’alerte
rouge en Floride, des milliers de personnes sont évacuées. Plus près d’ici, un
drame conjugal, boulevard Pie-IX, le quinzième meurtre commis cette année à
Montréal. La victime, dont l’identité n’a pas encore été révélée, est une jeune
femme au début de la vingtaine, poignardée, selon toute apparence, par son conjoint
qui a pris la fuite. Une voisine a alerté les forces de l’ordre. (p.50)
Les tragédies lointaines se rapprochent et touchent les personnages.
Être un instant du monde, c’est faire corps avec ce grand tout, ces drames qui finissent
toujours par vous secouer. La vie est faite ainsi, qu’on le veuille ou non. Les fragments deviennent des
particules qui détruisent tout dans la fureur et la démence.
EXPLOIT
Ce qui m’a fasciné dans mes lectures d’Hélène Rioux, c’est cette
capacité que possède l’écrivaine à décrire les petites choses de la vie. Cette
habileté extraordinaire de raconter la préparation d’un repas, la cuisson d’un pâté
chinois ou encore la dinde que l’on sert lors des rassemblements où l’on
cultive l’amitié, le plaisir de jouer aux cartes et d’être là pour échapper à
tout ce qui peut blesser ou vous briser. Hélène Rioux possède ce don rare de faire
aimer la vie toute simple, les rencontres et les gestes les plus anodins. C’est
toujours d’une justesse et d’une précision remarquables.
Les malédictions du monde viennent frapper la petite société qui
gravitait autour du restaurant où Marjolaine a régné pendant des années, y
laissant une partie de son âme peut-être. Des moments taillés dans le quotidien ou encore dans la
vie de ceux qui ont flirté avec la gloire et la célébrité comme le compositeur Ernesto
Léri avec sa chanson Broken Wings, un
film qui hante encore les gens.
Hélène Rioux est une écrivaine trop discrète, qui alterne entre la
rédaction de ses oeuvres et son travail de traductrice. Une tisserande qui
manie le verbe avec une précision rare qu’il faudrait mettre sous les feux de
l’actualité. Une romancière remarquable qui en s’attardant à ses personnages
parvient à méditer sur la vie, la mort, les gestes les plus simples, à nous
pousser dans les hantises de la pensée et l’angoisse d’exister. Cette fiction,
c’est votre univers, le mien et aussi ce souffle qui emporte dans un lointain qui
se cache peut-être de l’autre côté de la rue, ou encore dans un village abandonné
au milieu du désert de Gobi.
RIOUX HÉLÈNE ; LE BOUT DU MONDE EXISTE AILLEURS, Fragments du
monde IV), ÉDITIONS LEMÉAC, 240 pages, 25,95 $.
http://www.lemeac.com/catalogue/1789-le-bout-du-monde-existe-ailleurs.html?page=1
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