Notre époque
est caractérisée par la frénésie, les voyages et les rencontres éphémères. Sommes-nous
juste capables de tout gâcher avec notre précipitation, notre besoin insatiable
de nouveautés et de sensations fortes ? Les jeux sexuels deviennent plus des assauts
où les corps se heurtent entre deux poursuites. Emmanuelle est à bout de
souffle depuis sa naissance. Ses rencontres avec les hommes sont éphémères,
frustrantes et toujours à recommencer. En a-t-il toujours été ainsi ? Y a-t-il
eu des époques où l’on prenait le temps de s’apprivoiser, de se désirer, de se
choisir avant de s’engager pour une vie ? Cette question sous-tend l’ouvrage de
Mélissa Verreault, L’angoisse du poisson
rouge. Est-il encore possible de trouver un point d’équilibre dans cette bousculade qui nous ramène toujours
vers soi ?
Le
projet le plus ambitieux de cette écrivaine. Un texte qui va dans plusieurs
directions et des boucles qui déroutent. Parce qu’il faut de la patience, une sorte
d’entêtement pour traverser les aventures croisées de Manue et Fabio, Sergio et
Louisa.
L’année
1946 d’abord. Sergio est au sanatorium. Il a attrapé une tuberculose pendant la
campagne de Russie. Louisa attend celui qui a vécu la terrible guerre à l’âge
où l’on rêve l’avenir. Des lettres pour se confier, raconter la dureté du
quotidien, l’amour peut-être que l’on effleure. Juste ce qu’il faut, jamais de
débordements.
Et
voilà Nicole qui accouche dans un autocar. Mélissa Verreault nous a habitués
aux situations souvent étranges. La jeune femme accouche de jumelles sans son
Yvon, parti en voyage. Emmanuelle survivra et Gabrielle mourra quelques jours
après, à l’hôpital. Nicole n’en parlera à personne. Il y a des zones d’ombre
comme ça dans tous les individus, des bouts de passé qui peuvent expliquer
certains comportements, des humeurs ou des angoisses.
Et
nous voilà sur les trottoirs de Montréal. Emmanuelle est devenue une femme qui bouscule
la vie. Graphiste, elle va d’aventure en aventure, n’en fait qu’à sa tête. Une
rencontre avec un cycliste, une fellation et Hector, le poisson rouge, disparaît.
Ça
n’avait beau être qu’un poisson rouge, Hector était le seul être vivant à qui
elle faisait confiance. C’était grave, elle le savait. N’avoir pour seul ami
sincère qu’un animal nageant en rond dans un bocal à longueur de journée, ce
n’était probablement pas ce qu’on pouvait appeler une vie sociale saine. Qu’y
pouvait-elle ? Ce n’était pas sa faute si elle avait été si souvent blessée par
les autres, qu’elle avait préféré cesser d’entretenir tout type de relation
interpersonnelle engageante avec qui que ce soit. (p.49)
Où
est passé Hector ? Un poisson rouge peut-il faire une fugue, partir sans
laisser de traces ? Manue s’affole, pose des affiches et croise Fabio, un bel
Italien. Un voyage à Québec, une réconciliation peut-être avec sa mère. Fabio
est sympathique, un peu perdu dans ce Montréal où il pensait refaire sa vie.
Bascule
Et
nous voici au cœur de la Deuxième Guerre mondiale, quelque part en Russie. Les
Italiens se sont enfoncés très loin dans le pays des Soviets et la situation est
catastrophique. Tous sont faits prisonniers et doivent marcher dans la neige et
le froid, le ventre vide. Une situation atroce, inhumaine, épouvantable. Qu’est-ce
que cette histoire vient faire ici ?
L’impression
de me retrouver dans les romans de Curzio Malaparte qui racontent les horreurs
de la guerre avec une précision qui fait frémir. Une scène reste dans ma
mémoire même si ça fait quarante ans que j’ai lu Kaputt. Des soldats traversent un lac avec des chevaux, tard dans
la saison. Le froid tombe brusquement et la glace emprisonne les bêtes.
Le lac était comme une
immense plaque de marbre blanc sur laquelle étaient posées des centaines et des
centaines de têtes de chevaux. Les têtes semblaient coupées net au couperet.
Seules, elles émergeaient de la croûte de glace. Toutes les têtes étaient
tournées vers le rivage. Dans les yeux dilatés, on voyait encore briller la
terreur comme une flamme blanche. [1]
Sergio
vit un véritable calvaire. Voilà le lien ! C’est le Sergio de l’échange
épistolaire. Il va survivre, il y a de l’espoir.
Ils
marchent, se battent comme des bêtes pour un morceau de pain, en arrivent à
dévorer leurs camarades. L’arrivée au camp de travail n’améliorera guère les
conditions de ces humains traités comme des animaux.
Liens
Sergio
vient de mourir à 93 ans. Fabio est son petit-fils et doit retourner en Italie,
retrouver sa grand-mère Louisa, le monde qu’il a quitté. Il aimait ce
grand-père silencieux, cet homme attentif aux autres qui se passionnait pour
les pigeons.
Avant
qu’il ne trépasse, ma mère reprochait à Sergio d’être plus aimable envers les
étrangers qu’envers les membres de sa propre famille. Il lui semblait qu’il
passait davantage de temps à aider des inconnus ou de simples partenaires de
bridge qu’à s’occuper de sa femme et de ses enfants. Elle le traitait
d’indifférent. Je crois plutôt qu’il était plus facile pour lui de donner à des
gens auprès de qui il n’était pas impliqué émotionnellement. (p.358)
Retour
sur l’enfance de ce migrant, ses espoirs et ses déceptions. Il rentre au Québec
avec une boîte de lettres, un long récit de son grand-père. Fabio retrouve
Manue et des jours meilleurs se préparent, un film peut-être pour raconter
l’histoire de Sergio, une belle histoire d’amour vécue dans la discrétion et le
respect.
Bien
des lecteurs auront décroché avant de se rendre jusqu’au bout de cette saga.
C’est sympathique pourtant, même si on se perd souvent dans les détails. L’écriture
de Mélissa Verreault va d’un récit hachuré, frénétique à une histoire lente et
répétitive. Le roman devient celui de Fabio. Que de fausses pistes !
Ce
qui importe, peut-être, c’est d’échapper à la frénésie, de pratiquer l’art de l’attente
pour en arriver à l’amour, le véritable, celui qui dure une vie. C’est ce qu’ont
vécu Louisa et Sergio, c’est ce qu’apprendront Manue et Fabio. L’amour naît
rarement dans l’agitation et la bousculade. Il faut du temps, de l’espace, des
silences et de longs apprivoisements.
L’angoisse
du poisson rouge de Mélissa
Verreault est paru aux Éditions de La Peuplade.
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